LE CAP ÉTERNITÉ |
Chant VI |
Aurore |
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Règne en paix sur le fleuve, ô solitude immense ! |
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Ô vent, ne gronde pas ! ô montagnes, dormez ! |
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À l’heure où tout se tait sous les cieux blasphémés, |
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La voix de l’Infini parle à la conscience. |
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Entre ces deux géants dont le roc éternel, |
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Surgi du gouffre noir monte au gouffre du rêve, |
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La pensée ennoblie et plus grande s’élève |
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De l’abîme de l’âme à l’abîme du ciel. |
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Quel monde vois-je ici ! d’où vient la masse d’encre |
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Qui baigne sur ces bords le granit et le fer ? |
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Sur quelle nuit, sur quel néant, sur quel enfer |
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Frémit cette onde où l’homme en vain jetterait l’ancre ? |
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Du haut des sommets gris, l’ombre comme un linceul |
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Tombe sur la tristesse et sur la solitude ; |
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Mon cri trouble un instant la morne quiétude : |
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Dans l’ombre qui descend l’écho me répond seul. |
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Rien de ce qui bourdonne et rien de ce qui chante |
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Ou hurle, ne répond : ni le loup ni l’oiseau ; |
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Rien de ce qui gémit, pas même le roseau, |
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Ne répond en ces lieux que le mystère hante. |
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Ô Baie Éternité, j’aime tes sombres flots ! |
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Ton insondable lit s’enfonce entre des rives |
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Dont les rochers dressés en cimes convulsives, |
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Gardent tragiquement l’empreinte du chaos. |
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Désormais, l’art m’attache au bord du fleuve abîme ; |
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Je le voudrais chanter dans mes vers, mais en vain |
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Je tente d’exprimer ce qu’il a de divin |
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Et d’infernalement effrayant et sublime. |
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Les accents que mon âme évoque avec effroi, |
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Expirent sur ma lèvre en proie à l’épouvante… |
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Ton esprit n’est pas loin de ce spectacle, ô Dante ! |
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Ô Dante Alighieri !! mon maître, inspire-moi ! |
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Poète des mots brefs et des grandes pensées, |
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Toi qui sais pénétrer les humaines douleurs |
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Et dans le Paradis cueillir les saintes fleurs, |
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Qu’au souffle de tes chants mes strophes soient bercées ! |
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Apprends-moi comme il faut monter, le front serein, |
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Vers les sommets sacrés qui conduisent aux astres, |
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Et, le cœur abîmé dans la nuit des désastres, |
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Faire sur le granit sonner le vers d’airain ! |
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Mais déjà l’aube terne aux teintes indécises |
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Révélait des détails au flanc du grand rocher ; |
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Je voyais peu à peu les formes s’ébaucher, |
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Et les contours saillir en lignes plus précises. |
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Bientôt le coloris de l’espace éthéré |
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Passa du gris à l’ambre et de l’ambre au bleu pâle ; |
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Les flots prirent les tons chatoyants de l’opale ; |
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L’Orient s’allumait à son foyer sacré. |
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Le gris matutinal en bas régnait encore, |
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Quand l’éblouissement glorieux de l’aurore |
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Embrasa le sommet du Cap Éternité |
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Qui tendait au salut du jour sa majesté. |
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Pendant que l’Infini se fleurissait de roses, |
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Les fulgurants rayons pour le sommet ont lui… |
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Et j’ai pensé, scrutant le sens profond des choses : |
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— « Le ciel aime les fronts qui s’approchent de lui ; |
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Pour les mieux embellir sa splendeur les embrase, |
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Chair ou granit, d’un feu triomphal et pareil : |
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Il donne aux uns l’éclat d’un astre à son réveil, |
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Aux autres la lumière auguste de l’extase ! » |
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