LE CAP ÉTERNITÉ |
Chant XII |
La Fourmi |
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Quand je me relevai sur le Cap légendaire, |
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Il projetait une ombre immense au roc voisin ; |
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Plus le disque écroulé penchait vers son déclin, |
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Plus l’ombre s’allongeait tout au loin sur la terre. |
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Couvrant gorges et monts, ce voile violet |
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En deux plans bien tranchés partageait l’étendue : |
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Déjà l’aile du Soir à droite frissonnait ; |
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Jusqu’aux derniers confins où pénétrait la vue, |
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À gauche, tout vibrait dans le ruissellement |
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De l’or et du rubis répandus comme une onde : |
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Le Cap et le Soleil se disputaient le monde, |
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Et Dieu les regardait du haut du firmament. |
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Rien ne venait troubler le vespéral silence ; |
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Nul bruit n’inquiétait l’enchantement des yeux ; |
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Ni le bruissement des pins harmonieux, |
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Ni les soupirs des flots perdus dans la distance. |
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J’ai penché vers le sol mon front humilié |
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Devant la vision splendide, et j’ai crié : |
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— Ô Nature, ô rayons, ô sidéral prodige ! |
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Que devient ma fierté d’être un homme, et que suis-je ? |
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Ô combat solennel d’un astre et d’un sommet, |
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Je rentre dans ma cendre où mon orgueil s’effondre !… |
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Mais comme si la Terre eût voulu me répondre, |
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Une fourmi survint qui traînait un bluet. |
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J’ai compris. Elle ancrait au fruit ses mandibules, |
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Tirait de ci, poussait de là, cambrait son corps ; |
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Le mouvement triplait ses pattes minuscules. |
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Bientôt, sur l’âpre sol, l’insecte à bout d’efforts, |
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Pour traîner son bluet déployant du génie, |
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Inclinait un brin d’herbe en travers d’un gravier, |
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Et le fardeau roulant cédait à ce levier… |
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Les choses s’endormaient dans leur paix infinie. |
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Pendant que le soleil mourait splendidement |
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J’ai drapé mon néant dans mon âme immortelle, |
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Et j’ai dit au soleil : — Éblouissement d’or, |
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Autant que ta splendeur une pensée est belle ! |
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Par delà ton éclat plane son fier essor ; |
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Et ton scintillement, dans la nuit froide et noire, |
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Pénètre moins loin qu’elle au fond de l’avenir, |
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Car tes feux pâliront avant le souvenir |
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Que mon âme éblouie emporte de ta gloire ! |
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Et j’ai dit au Rocher : — Devant toi j’ai frémi ; |
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Mais le regard divin contemple en paix ta pierre, |
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Et ton dôme effrayant, vu de l’ultime sphère, |
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Ne paraît pas plus haut que cette humble fourmi ! |
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J’avais vu le fronton se parer de l’aurore |
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Avant qu’elle eût brillé sur les monts d’alentour ; |
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Aux rayons du couchant, je revoyais encore, |
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Sur le même granit se prolonger le jour. |
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Moment prodigieux ! les heures trop rapides, |
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Dans leur fuite éternelle ont paru ralentir ; |
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Et le soleil mourant, avant de s’engloutir, |
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Par delà le grand mur lointain des Laurentides, |
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Déposa sur la cime un baiser lumineux ; |
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La pierre rutilait, couverte de topaze, |
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Et les vieux pins royaux se dressaient en extase |
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Dans l’éblouissement de ces divins adieux ! |
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