Métrique en Ligne
GAU_8/GAU354
Théophile GAUTIER
POÉSIES NOUVELLES, POÉSIES INÉDITES ET POÉSIES POSTHUMES
édition Maurice Dreyfous
1831-1872
CHEZ LES ÉTOILES
FRAGMENT
SCÈNE I
LA REINE DES ÉTOILES. — LES ÉTOILES
LA REINE.
Le matin s'est levé qui borne mon empire ; 12
Mes sœurs, c'est aujourd'hui que mon pouvoir expire, 12
Ma couronne s'éteint et mon front s'est voilé.... 12
Élisez une reine au royaume étoilé ! 12
LES ÉTOILES.
5 O toi qui vas quitter le trône de lumière 12
Où ton pied pose encor sur la marche première, 12
Avant de redescendre avec tes seuls rayons 12
Aux cieux inférieurs où nous nous asseyons, 12
Dis-nous, dis-nous le sort d'une amie éclipsée 12
10 Que nous avons pleurée en larmes de rosée, 12
Et dont nulle de nous lorsque la terre dort 12
N'a vu, depuis seize ans, s'entr'ouvrir les yeux d'or. 12
LA REINE.
Vous allez la revoir cette sœur regrettée ; 12
Du fond de l'infini par la route lactée 12
15 Elle arrive, et son front que l'exil a fait pur 12
Va d'un éclat plus vif scintiller dans l'azur ; 12
Son repentir me touche et ma rigueur se lasse ; 12
(A Vénus qui paraît.)
Pauvre étoile punie, enfin reprends ta place ! 12
Le pardon doit toujours suivre le châtiment. 12
20 Mêle à tes noirs cheveux les fleurs du diamant, 12
Comme autrefois là-haut je te permets de luire, 12
Vénus, et je te donne une sphère à conduire. 12
(Aux Étoiles.)
Maintenant regagnez vos constellations ; 12
Vous toutes, et pensez à nos élections. 12
(La Reine disparaît avec la plupart des étoiles.)
SCÈNE II
VÉNUS. — DEUX ÉTOILES
PREMIÈRE ÉTOILE.
25 Vous ne venez donc pas voter avec les autres, 12
Pourquoi cela ?
DEUXIÈME ÉTOILE.
Ma sœur, mes raisons sont les vôtres.
Qui vous retient ici ?
PREMIÈRE ÉTOILE.
Disons la vérité,
Ève elle-même avait la curiosité : 12
(A Vénus.)
Je voudrais bien savoir quelle faute si grave, 12
30 De déesse, vous fit tomber au rang d'esclave, 12
Et, cachée à nos yeux, hors de nos tourbillons, 12
Seize ans dans un nuage étouffer vos rayons ? 12
Oh ! nous avons souvent, pauvre sœur condamnée, 12
Pendant ce long exil plaint votre destinée. 12
VÉNUS
35 Ma peine bien que rude était juste pourtant ; 12
Mon crime !… Mais pourquoi dans ce cœur palpitant 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ma fleur d'or disparut des parterres d'azur, 12
Et ma faute inconnue eut un supplice obscur. 12
La Reine avait le droit de punir ma faiblesse ; 12
40 Mais dans ce cœur souffrant, que le souvenir blesse, 12
Fut-il bien généreux, ma sœur, de regarder 12
Pour y lire un secret triste et doux à garder ? 12
PREMIÈRE ÉTOILE.
Le peuple sidéral doit dans son assemblée 12
Désigner une reine à la cour étoilée ; 12
45 Vos malheurs ont sur vous fixé l'attention ; 12
L'enthousiasme naît de la compassion. 12
La grande et petite Ourse, Andromède, Céphée, 12
Vous soutiennent ; de vous Bérénice est coiffée, 12
Et la Mouche bourdonne en vous cherchant des voix 12
50 Sur lesquelles j'aurais peut-être quelques droits. 12
Pour trôner au palais dont le ciel fait les voûtes, 12
Il vous en faut cinq cents et vous les aurez toutes. 12
VÉNUS
Au rêve caressé du pouvoir souverain 12
On ne renonce pas, je le sais, sans chagrin. 12
PREMIÈRE ÉTOILE.
55 Vous l'avez deviné, je suis ambitieuse. 12
VÉNUS
Pourtant vous vous disiez seulement curieuse ; 12
Calmez-vous, votre nom du mien sera vainqueur ; 12
D'autres soucis plus chers occupent seuls mon cœur. 12
Vous voudriez monter, moi, je voudrais descendre ! 12
LES ÉTOILES.
60 De cette façon-là nous pourrons nous entendre ; 12
Quoi ! vous refuseriez le nimbe à pointes d'or, 12
Les clefs de diamant de l'éternel trésor ? 12
VÉNUS
Je ne les recevrais que pour vous les remettre ; 12
Je vous laisse le ciel, mais il faut me promettre...... 12
LES ÉTOILES.
65 Vos désirs, quels qu'ils soient, par moi seront remplis 12
Si le manteau royal me drape de ses plis, 12
Je le jure !
VÉNUS
Écoutez : la Reine des étoiles
Reçoit de Dieu le don de percer tous les voiles ; 12
Elle sait le présent, elle voit l'avenir, 12
70 Et, de l'éternité forcé de revenir, 12
Le passé somnolent à sa voix ressuscite. 12
Je vous cède mes droits ; après la réussite, 12
Reine, faites-moi voir la terre en tout son jour. 12
LES ÉTOILES.
Quoi ? la terre ? Ce triste et maussade séjour, 12
75 Ce globule manqué, que pauvrement escorte 12
Une lune blafarde et depuis longtemps morte ! 12
VÉNUS
Oui, ce grain de poussière égaré dans les cieux, 12
Plus que mille soleils resplendit à mes yeux, 12
Car l'amour l'illumine et nul astre ne brille 12
80 Autant que la planète où rayonne ma fille ! 12
LES ÉTOILES.
Quel astre sans pudeur, quel soleil libertin, 12
Engendra ce produit, d'un rayon clandestin ? 12
Hercule, Antinoüs, vos deux voisins célestes, 12
Ont eu de tous les temps des manières fort lestes : 12
Je les soupçonnerais volontiers.
VÉNUS
85 Oh ! Non pas,
Pour trouver mon amour, il faut chercher plus bas ! 12
LES ÉTOILES.
L'homme, dans ses bonheurs comme dans ses désastres, 12
Est conduit par des fils qui l'attachent aux astres ; 12
Il épèle son sort dans ce grand livre bleu 12
90 Où nous traçons des mots en syllabes de feu ; 12
Vous savez cela.
VÉNUS
Moi, j'étais l'heureuse étoile
D'un jeune homme charmant, et, jamais sur la toile 12
Ou dans le marbre, Appelle ou Phidias n'ont fait 12
Un rêve de beauté plus pur et plus parfait. 12
95 Le jour à peine éteint, je partais. Ma lumière 12
Sur la terre endormie arrivait la première. 12
J'avais des précédents ; Phœbé jadis a mis 12
Des baisers argentés sur des yeux endormis ! 12
Cet exemple divin me rendit moins peureuse, 12
100 Et de mon protégé je devins amoureuse 12
Comme autrefois Phœbé le fut d'Endymion. 12
Sur son front, mon baiser tremblant dans un rayon, 12
Tombait au fond des bois par les trous des guipures 12
Que les feuillages font avec leurs découpures ; 12
105 Dans sa mansarde aussi, nid de fleurs sur les toits, 12
A travers les parfums je me glissais parfois. 12
Ces soirs-là, la moitié de la route était faite, 12
Car je venais du ciel et c'était un poëte ! 12
Le coude à la fenêtre, il rêvait, il pensait ; 12
110 Je lisais dans son cœur le vers qu'il commençait ! 12
Charmée, à chaque idée ou touchante ou sublime, 12
D'un reflet caressant j'illuminais la rime. 12
Dans ses chants il parlait d'un idéal amour, 12
D'une vision d'or, qu'obscurcissait le jour, 12
115 Et que, toutes les nuits, il sentait sur son âme 12
Passer comme un esprit de lumière et de flamme ! 12
Il m'avait devinée, ô bonheur sans pareil ! 12
Et moi, sans voir le jour luire au vitrail vermeil, 12
Sans entendre là-haut gazouiller l'alouette, 12
120 Je restai sur la terre aux bras de mon poëte. 12
Puisque j'avais l'amour que m'importait le ciel ! 12
Se défiant de moi, la Reine fit l'appel ; 12
Un météore avait, rasant de près la terre, 12
De ma faute surpris et trahi le mystère. 12
125 La Reine me punit, oh ! bien cruellement. 12
Consumé de regrets et d'ennuis, mon amant 12
Se meurt persuadé de n'avoir fait qu'un rêve, 12
Et lorsque, je reviens, avant qu'il ne s'achève, 12
Pour reprendre mon rang dans le céleste chœur, 12
130 Il tombe, hélas, frappé d'une étincelle au cœur ! 12
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