Métrique en Ligne
GAU_7/GAU286
Théophile GAUTIER
ESPAÑA
édition Maurice Dreyfous
1845
ESPAÑA
LES AFFRES DE LA MORT
(SUR LES MURS D'UNE CHARTREUSE)
O toi qui passes par ce cloître, 8
Songe à la mort ! — Tu n'es pas sûr 8
De voir s'allonger et décroître, 8
Une autre fois, ton ombre au mur. 8
5 Frère, peut-être cette dalle 8
Qu'aujourd'hui, sans songer aux morts, 8
Tu soufflettes de ta sandale, 8
Demain pèsera sur ton corps ! 8
La vie est un plancher qui couvre 8
10 L'abîme de l'éternité : 8
Une trappe soudain s'entr'ouvre 8
Sous le pécheur épouvanté ; 8
Le pied lui manque, il tombe, il glisse : 8
Que va-t-il trouver ? le ciel bleu 8
15 Ou l'enfer rouge ? le supplice 8
Ou la palme ? Satan ou Dieu ?… 8
Souvent sur cette idée affreuse 8
Fixe ton esprit éperdu : 8
Le teint jaune et la peau terreuse, 8
20 Vois-toi sur un lit étendu. 8
Vois-toi brûlé, transi de fièvre, 8
Tordu comme un bois vert au feu, 8
Le fiel crevé, l'âme à la lèvre, 8
Sanglotant le suprême adieu, 8
25 Entre deux draps, dont l'un doit être 8
Le linceul où l'on te coudra ; 8
Triste habit que nul ne veut mettre, 8
Et que pourtant chacun mettra. 8
Représente-toi bien l'angoisse 8
30 De ta chair flairant le tombeau, 8
Tes pieds crispés, ta main qui froisse 8
Tes couvertures en lambeau. 8
En pensée, écoute le râle, 8
Bramant comme un cerf aux abois, 8
35 Pousser sa note sépulcrale 8
Par ton gosier rauque et sans voix. 8
Le sang quitte tes jambes roides, 8
Les ombres gagnent ton cerveau, 8
Et sur ton front les perles froides 8
40 Coulent comme aux murs d'un caveau. 8
Les prêtres à soutane noire, 8
Toujours en deuil de nos péchés, 8
Apportent l'huile et le ciboire, 8
Autour de ton grabat penchés. 8
45 Tes enfants, ta femme et tes proches 8
Pleurent en se tordant les bras, 8
Et déjà le sonneur aux cloches 8
Se suspend pour sonner ton glas. 8
Le fossoyeur a pris sa bêche 8
50 Pour te creuser ton dernier lit, 8
Et d'une terre brune et fraîche 8
Bientôt ta fosse se remplit. 8
Ta chair délicate et superbe 8
Va servir de pâture aux vers, 8
55 Et tu feras pousser de l'herbe 8
Plus drue avec des brins plus verts. 8
Donc, pour n'être pas surpris, frère, 8
Aux transes du dernier moment, 8
Réfléchis ! — La mort est amère 8
60 A qui vécut trop doucement. 8
Sur ce, frère, que Dieu t'accorde 8
De trépasser en bon chrétien, 8
Et te fasse miséricorde ; 8
Ici-bas, nul ne peut plus rien ! 8
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