Métrique en Ligne
GAU_5/GAU183
Théophile GAUTIER
POÉSIES DIVERSES, 1833-1838
Tome premier
édition Maurice Dreyfous
1833-1838
LA DIVA
On donnait à Favart Mosé. Tamburini 12
Le basso cantante, le ténor Rubini, 12
Devaient jouer tous deux dans la pièce ; et la salle, 12
Quand on l'eut élargie et faite colossale, 12
5 Grande comme Saint-Charle ou comme la Scala, 12
N'aurait pu contenir son public ce soir-là. 12
Moi, plus heureux que tous, j'avais tout à connaître, 12
Et la voix des chanteurs et l'ouvrage du maître. 12
Aimant peu l'opéra, c'est hasard si j'y vais, 12
10 Et je n'avais pas vu le Moïse français ; 12
Car notre idiome, à nous, rauque et sans prosodie, 12
Fausse toute musique ; et la note hardie, 12
Contre quelque mot dur se heurtant dans son vol, 12
Brise ses ailes d'or et tombe sur le sol. 12
15 J'étais là, les deux bras en croix sur la poitrine, 12
Pour contenir mon cœur plein d'extase divine ; 12
Mes artères chantant avec un sourd frisson, 12
Mon oreille tendue et buvant chaque son ; 12
Attentif comme au bruit de la grêle fanfare 12
20 Un cheval ombrageux qui palpite et s'effare. 12
Toutes les voix criaient, toutes les mains frappaient, 12
A force d'applaudir les gants blancs se rompaient ; 12
Et la toile tomba. C'était le premier acte. 12
Alors je regardai ; plus nette et plus exacte, 12
25 A travers le lorgnon dans mes yeux moins distraits, 12
Chaque tête à son tour passait avec ses traits. 12
Certes, sous l'éventail et la grille dorée, 12
Roulant dans leurs doigts blancs la cassolette ambrée, 12
Au reflet des joyaux, au feu des diamants, 12
30 Avec leurs colliers d'or et tous leurs ornements, 12
J'en vis plus d'une belle et méritant éloge ; 12
Du moins je le croyais, quand au fond d'une loge 12
J'aperçus une femme. Il me sembla d'abord, 12
La loge lui formant un cadre de son bord, 12
35 Que c'était un tableau de Titien ou Giorgione, 12
Moins la fumée antique et moins le vernis jaune, 12
Car elle se tenait dans l'immobilité, 12
Regardant devant elle avec simplicité, 12
La bouche épanouie en un demi-sourire, 12
40 Et comme un livre ouvert son front se laissant lire. 12
Sa coiffure était basse, et ses cheveux moirés 12
Descendaient vers sa tempe en deux flots séparés. 12
Ni plumes, ni rubans, ni gaze, ni dentelle ; 12
Pour parure et bijoux, sa grâce naturelle ; 12
45 Pas d'œillade hautaine ou de grand air vainqueur, 12
Rien que le repos d'âme et la bonté de cœur. 12
Au bout de quelque temps, la belle créature, 12
Se lassant d'être ainsi, prit une autre posture, 12
Le col un peu penché, le menton sur la main, 12
50 De façon à montrer son beau profil romain, 12
Son épaule et son dos aux tons chauds et vivaces, 12
Où l'ombre avec le clair flottaient par larges masses. 12
Tout perdait son éclat, tout tombait à côté 12
De cette virginale et sereine beauté ; 12
55 Mon âme tout entière à cet aspect magique 12
Ne se souvenait plus d'écouter la musique, 12
Tant cette morbidezze et ce laisser-aller 12
Était chose charmante et douce à contempler, 12
Tant l'œil se reposait avec mélancolie 12
60 Sur ce pâle jasmin transplanté d'Italie. 12
Moins épris des beaux sons qu'épris des beaux contours, 12
Même au parlar spiegar, je regardais toujours ; 12
J'admirais à part moi la gracieuse ligne 12
Du col se repliant comme le col d'un cygne, 12
65 L'ovale de la tête et la forme du front, 12
La main pure et correcte, avec le beau bras rond ; 12
Et je compris pourquoi, s'exilant de la France, 12
Ingres fit si longtemps ses amours de Florence. 12
Jusqu'à ce jour j'avais en vain cherché le beau ; 12
70 Ces formes sans puissance et cette fade peau 12
Sous laquelle le sang ne court que par la fièvre 12
Et que jamais soleil ne mordit de sa lèvre, 12
Ce dessin lâche et mou, ce coloris blafard, 12
M'avaient fait blasphémer la sainteté de l'art. 12
75 J'avais dit : L'art est faux, les rois de la peinture 12
D'un habit idéal revêtent la nature. 12
Ces tons harmonieux, ces beaux linéaments, 12
N'ont jamais existé qu'aux cerveaux des amants ; 12
J'avais dit, n'ayant vu que la laideur française : 12
80 Raphaël a menti comme Paul Véronèse ! 12
Vous n'avez pas menti, non, maîtres ; voilà bien 12
Le marbre grec doré par l'ambre italien, 12
L'œil de flamme, le feint passionnément pâle, 12
Blond comme le soleil sous son voile de hâle, 12
85 Dans la mate blancheur les noirs sourcils marqués, 12
Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués, 12
Les ailes de cheveux s'abattant sur les tempes, 12
Et tous les nobles traits de vos saintes estampes. 12
Non, vous n'avez pas fait un rêve de beauté, 12
90 C'est la vie elle-même et la réalité. 12
Votre Madone est là ; dans sa loge elle pose, 12
Près d'elle vainement l'on bourdonne et l'on cause ; 12
Elle reste immobile et sous le même jour, 12
Gardant comme un trésor l'harmonieux contour. 12
95 Artistes souverains, en copistes fidèles, 12
Vous avez reproduit vos superbes modèles ! 12
Pourquoi, découragé par vos divins tableaux, 12
Ai-je, enfant paresseux, jeté là mes pinceaux, 12
Et pris pour vous fixer le crayon du poëte, 12
100 Beaux rêves, obsesseurs de mon âme inquiète, 12
Doux fantômes bercés dans les bras du désir, 12
Formes que la parole en vain cherche à saisir ? 12
Pourquoi, lassé trop tôt dans une heure de doute, 12
Peinture bien-aimée, ai-je quitté ta route ? 12
105 Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté, 12
Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté, 12
Et l'épithète creuse et la rime incolore ? 12
Ah ! combien je regrette et comme je déplore 12
De ne plus être peintre, en te voyant ainsi 12
110 A Mosé, dans ta loge, ô Julia Grisi ! 12
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