Métrique en Ligne
GAU_4/GAU161
Théophile GAUTIER
POÉSIES
édition Maurice Dreyfous
1833
FRISSON
Chauffons-nous, chauffons-nous bien.
Béranger.
Je déteste le monde et je vis dans mon cœur.
Ulric Guttinguer.
Un brouillard épais noie 6
L'horizon où tournoie 6
Un nuage blafard, 6
Et le soleil s'efface, 6
5 Pâle comme la face 6
D'une vieille sans fard. 6
La haute cheminée, 6
Sombre et chaperonnée 6
D'un tourbillon fumeux, 6
10 Comme un mât de navire, 6
De sa pointe déchire 6
Le bord du ciel brumeux. 6
Sur un ton monotone 6
La bise hurle et tonne 6
15 Dans le corridor noir : 6
C'est l'hiver, c'est décembre, 6
Il faut garder la chambre 6
Du matin jusqu'au soir. 6
Les fleurs de la gelée 6
20 Sur la vitre étoilée 6
Courent en rameaux blancs, 6
Et mon chat qui grelotte 6
Se ramasse en pelote 6
Près des tisons croulants. 6
25 Moi, tout transi, je souffle, 6
A griller ma pantoufle, 6
A rougir mes chenets, 6
Mon feu qui se déploie 6
Et sur la plaque ondoie 6
30 En bleuâtres filets. 6
Adieu les promenades 6
Sous les fraîches arcades 6
Des verdoyants tilleuls, 6
A travers les prairies, 6
35 Les bruyères fleuries 6
Et les pâles glaïeuls ; 6
Parmi les plaines blondes 6
Où le vent roule en ondes 6
Le seigle déjà mûr, 6
40 Par les hautes futaies 6
Au long des jeunes haies 6
Et des ruisseaux d'azur ; 6
Adieu les églantines 6
Et, moissons enfantines, 6
45 Les bleuets dans les blés, 6
Les vertes sauterelles 6
Et les pissenlits frêles 6
Sans cesse échevelés ; 6
Adieu dans l'herbe haute 6
50 La grenouille qui saute, 6
Et sous le frais buisson 6
Le lézard qui regarde 6
La cigale criarde 6
Qui sonne sa chanson ; 6
55 Adieu les demoiselles 6
Aux diaphanes ailes, 6
Aux minces corsets d'or, 6
Le papillon qui brille 6
Et que la jeune fille 6
60 Poursuit comme un trésor ; 6
Le soir dans la nacelle 6
Qui penche et qui chancelle 6
Au moindre souffle d'air, 6
Les courses d'une lieue 6
65 Sur l'immensité bleue 6
Du lac profond et clair ; 6
Et puis les danses molles 6
Et les caresses folles 6
Sur les prés de velours. 6
70 Lorsque la blanche lune 6
Au sein de la nuit brune 6
Jette ses demi-jours. 6
De longtemps l'hirondelle 6
Ne viendra, de son aile 6
75 Effleurant mes carreaux, 6
Battre la capucine 6
Dont la pourpre dessine 6
Un cadre à mes barreaux. 6
— Pour horizon la rue 6
80 Où la foule se rue 6
Avec ses mille cris, 6
Pour soleil des lanternes, 6
Qui de leurs reflets ternes 6
Baignent les pavés gris ; 6
85 Pour musique la bise 6
Qui se plaint et se brise 6
Dans les arbres mouillés, 6
Les rauques girouettes 6
Qui font des pirouettes 6
90 Sur leurs axes rouillés. 6
Comment sortir ? les roues 6
S'enfoncent dans les boues 6
Presque jusqu'à l'essieu. 6
Du brouillard, de la pluie ! 6
95 L'âme souffre et s'ennuie : 6
Quoi donc faire, mon Dieu ? 6
Nous aimer, ma charmante ! 6
Jette là cette mante 6
Qui me cache ton cou, 6
100 Ta belle épaule blanche, 6
Ton corsage, ta hanche, 6
Ton sein dont je suis fou. 6
Sur mes genoux prends place, 6
Livre tes mains de glace 6
105 A mes baisers de feu, 6
Et laisse voir ta jambe 6
A la braise qui flambe, 6
Qui flambe rouge et bleu. 6
Vois donc le gaz qui danse 6
110 Et s'agite en cadence, 6
Aux fantasques chansons 6
Que fredonne la sève 6
Dans la bûche qui crève 6
Et retombe en tisons. 6
115 Mon bijou, mon idole, 6
Comme le temps s'envole 6
Lorsque l'on est ainsi ! 6
La voix haute et profonde 6
Qu'au loin jette le monde 6
120 Ne parvient pas ici. 6
Nos deux âmes jumelles, 6
Ensemble ouvrant les ailes, 6
Planent dans l'infini, 6
Comme deux alouettes 6
125 Ou comme deux fauvettes 6
Oublieuses du nid. 6
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