Métrique en Ligne
GAU_4/GAU146
Théophile GAUTIER
POÉSIES
édition Maurice Dreyfous
1833
LE CHAMP DE BATAILLE
En icelle valée oyait on grans sons de tabours
trompes et naquerres.
Mandeville.
Or ilz sont mortz, Diex ayt leurs ames
Quant est des cors, ils sont pourryz.
Le grand Testament de Villon.
De dars i ot grant lanceis
Et de pierres grant jeteis
Et de lances grand bouteis
Et d'espées grant capleis.
Li romans du Brut.
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles, 12
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles. 12
Le fracas des canons qui vomissent l'éclair, 12
Le rappel des tambours, le sifflement des balles, 12
5 Le son aigu du fifre et des rauques cymbales 12
Enfin ne troublent plus ni les échos ni l'air ; 12
La brise secouant son aile parfumée 12
A dissipé les flots de l'épaisse fumée, 12
Crêpe noir étendu sur le front pur des cieux ; 12
10 Comme aux jours de la paix tout est silencieux. 12
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles, 12
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles. 12
La lourde artillerie et les fourgons pesants 12
Ne creusent plus la route en profondes ornières ; 12
15 On ne voit plus flotter les poudreuses bannières 12
Par-dessus les fusils au soleil reluisants ; 12
Sous les pieds des soldats courant à la maraude, 12
Sainfoins à rouges fleurs, prés couleur d'émeraude, 12
Blés jaunes à flots d'or au gré des vents roulés, 12
20 Comme sous un fléau ne meurent plus foulés. 12
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles, 12
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles 12
Cavaliers, fantassins, l'un sur l'autre entassés, 12
De leurs membres pétris dans le sang et la boue 12
25 Par le fer d'un cheval ou l'orbe d'une roue, 12
Jonchent le sol parmi les affûts fracassés, 12
Et vers le champ de mort en immenses volées 12
Du creux des rocs, du haut des flèches dentelées, 12
De l'est et de l'ouest, du nord et du midi 12
30 L'essaim des noirs corbeaux se dirige agrandi. 12
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles, 12
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles. 12
Dans les bois, les vieux loups par trois fois ont hurlé, 12
Levant leur tête grise à l'odeur de la proie. 12
35 L'œil fauve des vautours a flamboyé de joie 12
A l'ombre étincelant comme un phare étoilé, 12
Et, poussant vers le ciel des clameurs funéraires, 12
A leurs petits béants sur le bord de leurs aires 12
Longtemps ils ont porté quelque sanglant lambeau 12
40 De ces corps lacérés et restés sans tombeau. 12
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles, 12
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles. 12
Les os gisent rongés, blancs sous le gazon vert, 12
Et, spectacle hideux, souvent près d'un squelette 12
45 S'égrène le muguet, fleurit la violette, 12
La mousse parasite entoure un crâne ouvert. 12
Eh bien ! qu'il vienne ici celui pour qui le glaive 12
Est un hochet brillant et qui par lui s'élève, 12
Si d'horreur et d'effroi tout son cœur ne bondit, 12
50 Malheur à lui ! malheur ! car il n'est qu'un maudit ! 12
Aux branches des tilleuls, aux pignons des tourelles, 12
Sans crainte revenez vous poser, tourterelles. 12
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