Métrique en Ligne
GAU_4/GAU144
Théophile GAUTIER
POÉSIES
édition Maurice Dreyfous
1833
A MON AMI EUGÈNE DE N***
Les parfums les plus doux et les plus belles fleurs
Perdoient en un instant leurs charmantes odeurs ;
Tous ces mets savoureux dont je chargeois ma table
Ne m'ont jamais offert qu'un plaisir peu durable,
Oublié le jour même et suivi de regrets.
Mais de ces jours heureux, Xanthus, et de ces veilles
Où de savans discours ont charmé mes oreilles
Il m'en reste des fruits qui ne mourront jamais.
Callimaque, traduction de La Porte Duteil.
Vous voyez bien que j'ai mille choses à dire.
Hernani.
Ne t'en va pas, Eugène, il n'est pas tard ; la lune 12
A l'angle du carreau sur l'atmosphère brune 12
N'a pas encor paru : nous causerons un peu, 12
Car causer est bien doux le soir, auprès du feu, 12
5 Lorsque tout est tranquille et qu'on entend à peine 12
Entre les arbres nus glisser la froide haleine 12
De la brise nocturne, et la chauve-souris 12
En tournoyant dans l'air pousser de faibles cris. 12
Reste ; nous causerons de quelque jeune fille, 12
10 Dont la lèvre sourit, dont la prunelle brille, 12
Et que nous avons vue, en promenant un jour, 12
Passer devant nos yeux comme un ange d'amour ; 12
De nos auteurs chéris, Victor et Sainte-Beuve, 12
Aigles audacieux, qui d'une route neuve 12
15 Et d'obstacles semée ont tenté les hasards, 12
Malgré les coups de bec de mille geais criards ; 12
Et d'Alfred de Vigny, qui d'une main savante 12
Dessina de Cinq-Mars la figure vivante ; 12
Et d'Alfred de Musset et d'Antoni Deschamps, 12
20 Et d'eux tous dont la voix chante de nouveaux chants ; 12
Des vieux qu'un siècle ingrat en s'avançant oublie, 12
Guillaume de Lorris, dont l'œuvre inaccomplie, 12
Poétique héritage, aux mains de Clopinel 12
Après sa mort passa, monument éternel 12
25 De la langue au berceau, Pierre Vidal, trouvère 12
Dont le luth tour à tour gracieux et sévère, 12
Sous les plafonds ornés de nobles panonceaux, 12
Dans leurs fêtes charmait les comtes provençaux ; 12
Peyrols l'aventurier, qui rime en Palestine 12
30 Quelque amoureux tenson qu'à sa belle il destine, 12
Le bon Alain Chartier, Rutebeuf le conteur, 12
Sire Gasse-Brulez, Habert le traducteur, 12
Maître Clément Marot, madame Marguerite, 12
De ses jolis dizains la muse favorite ; 12
35 Villon, et Rabelais, cet Homère moqueur, 12
Dont le sarcasme, aigu comme un poignard, au cœur 12
De chaque vice plonge, et des foudres du pape 12
N'ayant cure, l'atteint sous la pourpre ou la chape : 12
Car nous aimons tous deux les tours hardis et forts, 12
40 Mais naïfs cependant et placés sans efforts, 12
L'originalité, la puissance comique 12
Qu'on trouve en ces bouquins à couverture antique, 12
Dont la marge a jauni sous les doigts studieux 12
De vingt commentateurs, nos patients aïeux. 12
45 Quand nous aurons assez causé littérature, 12
Nous changerons de texte et parlerons peinture ; 12
Je te dirai comment Rioult, mon maître, fait 12
Un tableau qui, je crois, sera d'un grand effet : 12
C'est un ogre lascif qui dans ses bras infâmes 12
50 A son repaire affreux porte sept jeunes femmes ; 12
Renaud de Montauban, illustre paladin, 12
Le suit l'épée au poing : lui, d'un air de dédain, 12
Le regarde d'en haut ; son œil sanglant et louche, 12
Son crâne chauve et plat, son nez rouge, sa bouche 12
55 Qui ricane et s'entr'ouvre ainsi qu'un gouffre noir, 12
Le rendent de tout point très-singulier à voir. 12
Surprises dans le bain les sept femmes sont nues, 12
Leurs contours veloutés, leurs formes ingénues 12
Et leur coloris frais comme un rêve au printemps, 12
60 Leurs cheveux en désordre et sur leurs cous flottants, 12
La terreur qui se peint dans leurs yeux pleins de larmes, 12
Me paraissent vraiment admirables ; les armes 12
Du paladin Renaud, faites d'acier bruni 12
Étoilé de clous d'or, sont du plus beau fini : 12
65 Un panache s'agite au cimier de son casque, 12
D'un dessin à la fois élégant et fantasque ; 12
Sa visière est levée, et sur son corselet 12
Un rayon de soleil jette un brillant reflet. 12
Mais à ce tableau plein d'inventions heureuses 12
70 Je préfère pourtant ses petites baigneuses, 12
Vrai chef-d'œuvre de grâce et de naïveté, 12
Où la jeunesse brille avec son velouté. 12
Après viendront en foule anciens peintres de Rome : 12
Pérugin, Raphaël, homme au-dessus de l'homme ; 12
75 De Florence, de Parme et de Venise aussi, 12
Véronèse, Titien, Léonard de Vinci, 12
Michel-Ange, Annibal Carrache, le Corrége 12
Et d'autres plus nombreux que les flocons de neige 12
Qui s'entassent l'hiver au front des Apennins ; 12
80 D'autres auprès de qui nous sommes tous des nains 12
Et dont la gloire immense, en vieillissant doublée, 12
Fait tomber les crayons de notre main troublée. 12
Puis je te décrirai ce tableau de Rembrandt 12
Qui me fait tant plaisir, et mon chat Childebrand 12
85 Sur mes genoux posé selon son habitude, 12
Levant vers moi la tête avec inquiétude, 12
Suivra les mouvements de mon doigt, qui dans l'air 12
Esquisse mon récit pour le rendre plus clair ; 12
Et nous aurons encor mille choses à dire 12
90 Lorsque tout sera dit : projets riants, délire 12
De jeunesse, que sais-je ? un souvenir d'hier, 12
Le présent, l'avenir, mes chants, dont je suis fier 12
Comme des plus beaux chants ; et ces vagues ébauches 12
De poëmes à faire, incomplètes et gauches, 12
95 Où les regards amis un instant arrêtés 12
Cherchent à pressentir de futures beautés, 12
Et ces légers dessins où je tâche de rendre 12
Ce que je ne saurais faire assez bien comprendre 12
Par mes vers ; mais alors, Eugène, il sera tard, 12
100 Et je ne pourrai plus reculer ton départ. 12
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