Métrique en Ligne
GAU_2/GAU49
Théophile GAUTIER
La comédie de la mort
1838
LA COMÉDIE DE LA MORT
LA VIE DANS LA MORT
I
C'était le jour des morts : Une froide bruine 12
Au bord du ciel rayé, comme une trame fine, 12
Tendait ses filets gris ; 6
Un vent de nord sifflait ; quelques feuilles rouillées 12
5 Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées 12
Des ormes rabougris ; 6
Et chacun s'en allait dans le grand cimetière, 12
Morne, s'agenouiller sur le coin de la pierre 12
Qui recouvre les siens, 6
10 Prier Dieu pour leur âme, et, par des fleurs nouvelles, 12
Remplacer en pleurant les pâles immortelles 12
Et les bouquets anciens. 6
Moi, qui ne connais pas cette douleur amère, 12
D'avoir couché là-bas ou mon père ou ma mère 12
15 Sous les gazons flétris, 6
Je marchais au hasard, examinant les marbres, 12
Ou, par une échappée, entre les branches d'arbres, 12
Les dômes de Paris ; 6
Et, comme je voyais bien des croix sans couronne, 12
20 Bien des fosses dont l'herbe était haute, où personne 12
Pour prier ne venait, 6
Une pitié me prit, une pitié profonde 12
De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde 12
Nul ne se souvenait. 6
25 Pas un seul brin de mousse à tous ces mausolées, 12
Cependant, et des noms de veuves désolées, 12
D'époux désespérés, 6
Sans qu'un gramen voilât leurs majuscules noires 12
Étalaient hardiment leurs mensonges notoires 12
30 A tous les yeux livrés. 6
Ce spectacle me fit sourdre au cœur une idée 12
Dont j'ai, depuis ce temps, toujours l'âme obsédée. 12
Si c'était vrai, les morts 6
Tordraient leurs bras noueux de rage dans leur bière 12
35 Et feraient pour lever leurs couvercles de pierre 12
D'incroyables efforts ! 6
Peut-être le tombeau n'est-il pas un asile 12
Où, sur son chevet dur, on puisse enfin tranquille 12
Dormir l'éternité, 6
40 Dans un oubli profond de toute chose humaine, 12
Sans aucun sentiment de plaisir ou de peine 12
D'être ou d'avoir été. 6
Peut-être n'a-t-on pas sommeil ! Et quand la pluie 12
Filtre jusques à vous, l'on a froid, l'on s'ennuie 12
45 Dans sa fosse tout seul. 6
Oh ! que l'on doit rêver tristement dans ce gîte 12
Où pas un mouvement, pas une onde n'agite 12
Les plis droits du linceul ! 6
Peut-être aux passions qui nous brûlaient, émue, 12
50 La cendre de nos cœurs vibre encore et remue 12
Par-delà le tombeau, 6
Et qu'un ressouvenir de ce monde dans l'autre, 12
D'une vie autrefois enlacée à la nôtre, 12
Traîne quelque lambeau. 6
55 Ces morts abandonnés sans doute avaient des femmes, 12
Quelque chose de cher et d'intime ; des âmes 12
Pour y verser la leur ; 6
S'ils étaient éveillés au fond de cette tombe, 12
Où jamais une larme avec des fleurs ne tombe, 12
60 Quelle affreuse douleur ! 6
Sentir qu'on a passé sans laisser plus de marque 12
Qu'au dos de l'océan le sillon d'une barque ; 12
Que l'on est mort pour tous ; 6
Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient, 12
65 Et qu'un saule pleureur aux longs bras qui se plient 12
Seul se plaigne sur vous. 6
Au moins, si l'on pouvait, quand la lune blafarde, 12
Ouvrant ses yeux sereins aux cils d'argent regarde 12
Et jette un reflet bleu 6
70 Autour du cimetière, entre les tombes blanches, 12
Avec le feu follet dans l'herbe et sous les branches, 12
Se promener un peu ! 6
S'en revenir chez soi, dans la maison, théâtre 12
De sa première vie, et frileux, près de l'âtre, 12
75 S'asseoir dans son fauteuil, 6
Feuilleter ses bouquins et fouiller son pupitre 12
Jusqu'au moment où l'aube illuminant la vitre, 12
Vous renvoie au cercueil. 6
Mais non ; il faut rester sur son lit mortuaire, 12
80 N'ayant pour se couvrir que le lin du suaire, 12
N'entendant aucun bruit, 6
Sinon le bruit du ver qui se traîne et chemine 12
Du côté de sa proie, ouvrant sa sourde mine, 12
Ne voyant que la nuit. 6
85 Puis, s'ils étaient jaloux, les morts, tout ce que Dante 12
A placé de tourments dans sa spirale ardente 12
Près des leurs seraient doux. 6
Amants, vous qui savez ce qu'est la jalousie, 12
Ce qu'on souffre de maux à cette frénésie, 12
90 Un cadavre jaloux ! 6
Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse, 12
Quand celle qu'on aimait de tout son amour, fausse 12
Aux beaux serments jurés, 6
En se raillant de vous, dans d'autres bras répète 12
95 Ce qu'elle vous disait, rouge et penchant la tête 12
Avec des mots sacrés. 6
Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre, 12
Pendant qu'elle est au bal, se tapir dans sa chambre, 12
Et lorsque, de retour, 6
100 Rieuse, elle défait au miroir sa toilette, 12
Dans le cristal profond réfléchir son squelette 12
Et sa poitrine à jour, 6
Riant affreusement, d'un rire sans gencive, 12
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive, 12
105 Et, tenaillant sa main, 6
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse, 12
Faire râler ces mots d'une voix caverneuse 12
Qui n'a plus rien d'humain : 6
«Femme, vous m'avez fait des promesses sans nombre. 12
110 Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre, 12
Moi je me ressouviens. 6
Vous avez dit à l'heure où la mort me vint prendre, 12
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d'attendre, 12
Pour vous chercher je viens !» 6
115 Dans un repli de moi, cette pensée étrange 12
Est là comme un cancer qui m'use et qui me mange ; 12
Mon œil en devient creux ; 6
Sur mon front nuager de nouveaux plis se fouillent, 12
De cheveux et de chair mes tempes se dépouillent, 12
120 Car ce serait affreux ! 6
La mort ne serait plus le remède suprême ; 12
L'homme, contre le sort, dans la tombe elle-même 12
N'aurait pas de recours, 6
Et l'on ne pourrait plus se consoler de vivre, 12
125 Par l'espoir tant fêté du calme qui doit suivre 12
L'orage de nos jours. 6
II
Dans le fond de mon âme, agitant ma pensée, 12
Je restais là rêveur et la tête baissée 12
Debout contre un tombeau. 6
130 C'était un marbre neuf, et sur la blanche épaule 12
D'un génie éploré, les longs cheveux d'un saule 12
Tombaient comme un manteau. 6
La bise feuille à feuille emportait la couronne 12
Dont les débris jonchaient le fût de la colonne ; 12
135 On aurait dit les pleurs 6
Que sur la jeune fille, au printemps moissonnée, 12
Pauvre fleur du matin, avant midi fanée, 12
Versaient les autres fleurs. 6
La lune entre les ifs faisait luire sa corne ; 12
140 De grands nuages noirs couraient sur le ciel morne 12
Et passaient par devant ; 6
Les feux follets valsaient autour du cimetière, 12
Et le saule pleureur secouait sa crinière 12
Éparpillée au vent. 6
145 On entendait des bruits venus de l'autre monde, 12
Des soupirs de terreur et d'angoisse profonde, 12
Des voix qui demandaient 6
Quand donc à leurs tombeaux l'on mettrait des fleurs neuves, 12
Comment allait la terre, et pourquoi donc leurs veuves 12
150 Aussi longtemps tardaient ? 6
Tout à coup… j'ose à peine en croire mon oreille, 12
Sous le marbre entr'ouvert, ô terreur ! ô merveille ! 12
J'entendis qu'on parlait. 6
C'était un dialogue, et, du fond de la fosse, 12
155 A la première voix, une voix aigre et fausse 12
Par instant se mêlait. 6
Le froid me prit. Mes dents d'épouvante claquèrent ; 12
Mes genoux chancelants sous moi s'entrechoquèrent. 12
Je compris que le ver 6
160 Consommait son hymen avec la trépassée, 12
Éveillée en sursaut dans sa couche glacée, 12
Par cette nuit d'hiver. 6
LA TRÉPASSÉE.
Est-ce une illusion ? Cette nuit tant rêvée, 12
La nuit du mariage elle est donc arrivée ? 12
165 C'est le lit nuptial. 6
Voici l'heure où l'époux, jeune et parfumé, cueille 12
La beauté de l'épouse, et sur son front effeuille 12
L'oranger virginal. 6
LE VER.
Cette nuit sera longue, ô blanche trépassée, 12
170 Avec moi, pour toujours, la mort t'a fiancée ; 12
Ton lit c'est le tombeau. 6
Voici l'heure où le chien contre la lune aboie, 12
Où le pâle vampire erre et cherche sa proie, 12
Où descend le corbeau. 6
LA TRÉPASSÉE.
175 Mon bien-aimé, viens donc ! l'heure est déjà passée 12
Oh ! tiens-moi sur ton cœur, entre tes bras pressée. 12
J'ai bien peur, j'ai bien froid. 6
Réchauffe à tes baisers ma bouche qui se glace. 12
Oh ! viens, je tâcherai de te faire une place 12
180 Car le lit est étroit ! 6
LE VER.
Cinq pieds de long sur deux de large. La mesure 12
Est prise exactement ; cette couche est trop dure, 12
L'époux ne viendra pas. 6
Il n'entend pas tes cris. Il rit dans quelque fête. 12
185 Allons, sur ton chevet repose en paix ta tête 12
Et recroise tes bras. 6
LA TRÉPASSÉE.
Quel est donc ce baiser humide et sans haleine, 12
Cette bouche sans lèvre est-ce une bouche humaine, 12
Est-ce un baiser vivant ? 6
190 O prodige ! A ma droite, à ma gauche, personne. 12
Mes os craquent d'horreur, toute ma chair frissonne 12
Comme un tremble au grand vent. 6
LE VER.
Ce baiser c'est le mien : je suis le ver de terre ; 12
Je viens pour accomplir le solennel mystère. 12
195 J'entre en possession ; 6
Me voilà ton époux, je te serai fidèle. 12
Le hibou tout joyeux fouettant l'air de son aile 12
Chante notre union. 6
LA TRÉPASSÉE.
Oh ! si quelqu'un passait auprès du cimetière ! 12
200 J'ai beau heurter du front les planches de ma bière, 12
Le couvercle est trop lourd ! 6
Le fossoyeur dort mieux que les morts qu'il enterre. 12
Quel silence profond ! la route est solitaire ; 12
L'écho lui-même est sourd. 6
LE VER.
205 A moi tes bras d'ivoire, à moi ta gorge blanche, 12
A moi tes flancs polis avec ta belle hanche 12
A l'ondoyant contour ; 6
A moi tes petits pieds, ta main douce et ta bouche, 12
Et ce premier baiser que ta pudeur farouche 12
210 Refusait à l'amour. 6
LA TRÉPASSÉE.
C'en est fait ! c'en est fait ! Il est là ! sa morsure 12
M'ouvre au flanc une lame et profonde blessure ; 12
Il me ronge le cœur. 6
Quelle torture ! O Dieu, quelle angoisse cruelle ! 12
215 Mais que faites-vous donc lorsque je vous appelle, 12
O ma mère, ô ma sœur ? 6
LE VER.
Dans leur âme déjà ta mémoire est fanée, 12
Et pourtant sur ta fosse, ô pauvre abandonnée, 12
L'oranger est tout frais. 6
220 La tenture funèbre à peine repliée, 12
Comme un songe d'hier elles t'ont oubliée, 12
Oubliée à jamais. 6
LA TRÉPASSÉE.
L'herbe pousse plus vite au cœur que sur la fosse ; 12
Une pierre, une croix, le terrain qui se hausse, 12
225 Disent qu'un mort est là. 6
Mais quelle croix fait voir une tombe dans l'âme ! 12
Oubli ! seconde mort, néant que je réclame, 12
Arrivez, me voilà ! 6
LE VER.
Console-toi.-La mort donne la vie.-Éclose 12
230 A l'ombre d'une croix l'églantine est plus rose 12
Et le gazon plus vert. 6
La racine des fleurs plongera sous tes côtes ; 12
A la place où tu dors les herbes seront hautes ; 12
Aux mains de Dieu tout sert ! 6
235 Un mort qu'ils réveillaient les pria de se taire ; 12
Un pâle éclair parti non du ciel mais de terre 12
Me fit dans leurs tombeaux 6
Voir tous les trépassés cadavres ou squelettes, 12
Avec leurs os jaunis ou leurs chairs violettes, 12
240 S'en allant par lambeaux ; 6
Les jeunes et les vieux, peuple du cimetière, 12
Pauvres morts oubliés n'entendant sur leur pierre 12
Gémir que l'ouragan, 6
Et dévorés d'ennui dans leur froide demeure, 12
245 De leurs yeux sans regard cherchant à savoir l'heure 12
A l'éternel cadran. 6
Puis tout devint obscur, et je repris ma route, 12
Pâle d'avoir tant vu, plein d'horreur et de doute, 12
L'esprit et le corps las ; 6
250 Et me suivant partout, mille cloches fêlées, 12
Comme des voix de mort me jetaient par volées 12
Les râlements du glas. 6
III
Et je rentrai chez moi.-De lugubres pensées 12
Tournaient devant mes yeux sur leurs ailes glacées 12
255 Et me rasaient le front. 6
Comme on voit sur le soir autour des cathédrales, 12
Des essaims de corbeaux dérouler leurs spirales 12
Et voltiger en rond. 6
Dans ma chambre, où tremblait une jaune lumière, 12
260 Tout prenait une forme horrible et singulière, 12
Un aspect effrayant. 6
Mon lit était la bière et ma lampe le cierge, 12
Mon manteau déployé le drap noir qu'on asperge 12
Sous la porte en priant. 6
265 Dans son cadre terni, le pâle Christ d'ivoire 12
Cloué les bras en croix sur son étoffe noire, 12
Redoublait de pâleur ; 6
Et comme au Golgotha, dans sa dure agonie, 12
Les muscles en relief de sa face jaunie 12
270 Se tordaient de douleur. 6
Les tableaux ravivant leurs nuances éteintes 12
Aux reflets du foyer prenaient d'étranges teintes, 12
Et, d'un air curieux, 6
Comme des spectateurs aux loges d'un théâtre, 12
275 Vieux portraits enfumés, pastels aux tons de plâtre, 12
Ouvraient tout grands leurs yeux. 6
Une tête de mort sur nature moulée 12
Se détachait en blanc, grimaçante et pelée, 12
Sous un rayon blafard. 6
280 Je la vis s'avancer au bord de la console ; 12
Ses mâchoires semblaient rechercher leur parole 12
Et ses yeux leur regard. 6
De ses orbites noirs où manquaient les prunelles, 12
Jaillirent tout à coup de fauves étincelles 12
285 Comme d'un œil vivant. 6
Une haleine passa par ses dents déchaussées… 12
Les rideaux à plis droits tombaient sur les croisées ; 12
Ce n'était pas le vent. 6
Faible comme ces voix que l'on entend en rêve, 12
290 Triste comme un soupir des vagues sur la grève 12
J'entendis une voix. 6
Or, comme ce jour-là j'avais vu tant de choses, 12
Tant d'effets merveilleux dont j'ignorais les causes, 12
J'eus moins peur cette fois. 6
RAPHAEL.
295 Je suis le Raphaël, le Sanzio, le grand maître ! 12
O frère, dis-le-moi, peux-tu me reconnaître 12
Dans ce crâne hideux ? 6
Car je n'ai rien parmi ces plâtres et ces masques, 12
Tous ces crânes luisants, polis comme des casques, 12
300 Qui me distingue d'eux. 6
Et pourtant c'est bien moi ! Moi, le divin jeune homme, 12
Le roi de la beauté, la lumière de Rome, 12
Le Raphaël d'Urbin ! 6
L'enfant aux cheveux bruns qu'on voit aux galeries, 12
305 Mollement accoudé, suivre ses rêveries, 12
La tête dans sa main. 6
O ma Fornarina ! ma blanche bien aimée, 12
Toi qui dans un baiser pris mon âme pâmée 12
Pour la remettre au ciel ; 6
310 Voilà donc ton amant, le beau peintre au nom d'ange, 12
Cette tête qui fait une grimace étrange : 12
Eh bien, c'est Raphaël ! 6
Si ton ombre endormie au fond de la chapelle 12
S'éveillait et venait à ma voix qui t'appelle, 12
315 Oh ! je te ferais peur ! 6
Que le marbre entr'ouvert sur ta tête retombe. 12
Ne viens pas ! ne viens pas et garde dans ta tombe 12
Le rêve de ton cœur. 6
Analyseurs damnés, abominable race, 12
320 Hyènes qui suivez le cortège à la trace 12
Pour déterrer le corps ; 6
Aurez-vous bientôt fait de déclouer les bières, 12
Pour mesurer nos os et peser nos poussières ; 12
Laissez dormir les morts ! 6
325 Mes maîtres, savez-vous, qui donc a pu le dire ? 12
Ce qu'on sent quand la scie avec ses dents déchire 12
Nos lambeaux palpitants. 6
Savez-vous si la mort n'est pas une autre vie, 12
Et si quand leur dépouille à la tombe est ravie 12
330 Les aïeux sont contents ? 6
Ah ! vous venez fouiller de vos ongles profanes 12
Nos tombeaux violés, pour y prendre nos crânes, 12
Vous êtes bien hardis. 6
Ne craignez vous donc pas qu'un beau jour, pâle et blême, 12
335 Un trépassé se lève et vous dise : Anathème ! 12
Comme je vous le dis. 6
Vous imaginez donc, dans cette pourriture, 12
Surprendre les secrets de la mère nature 12
Et le travail de Dieu ? 6
340 Ce n'est pas par le corps qu'on peut comprendre l'âme. 12
Le corps n'est que l'autel, le génie est la flamme ; 12
Vous éteignez le feu ! 6
O mes Enfants-Jésus ! O mes brunes madones ! 12
O vous qui me devez vos plus fraîches couronnes, 12
345 Saintes du paradis ! 6
Les savants font rouler mon crâne sur la terre, 12
Et vous souffrez cela sans prendre le tonnerre, 12
Sans frapper ces maudits ! 6
Il est donc vrai ! Le ciel a perdu sa puissance. 12
350 Le Christ est mort, le siècle a pour Dieu, la science, 12
Pour foi, la liberté. 6
Adieu les doux parfums de la rose mystique ; 12
Adieu l'amour ; adieu la poésie antique ; 12
Adieu sainte beauté ! 6
355 Vos peintres auront beau, pour voir comme elle est faite, 12
Tourner entre leurs mains et retourner ma tête, 12
Mon secret est à moi. 6
Ils copieront mes tons, ils copieront mes poses, 12
Mais il leur manquera ce que j'avais, deux choses, 12
360 L'amour avec la foi ! 6
Dites qui d'entre vous, fils de ce siècle infâme, 12
Peut rendre saintement la beauté de la femme ; 12
Aucun, hélas ! aucun. 6
Pour vos petits boudoirs, il faut des priapées ; 12
365 Qui vous jette un regard, ô mes vierges drapées, 12
O mes saintes ! Pas un. 6
L'aiguille a fait son tour. Votre tâche est finie, 12
Comme un pâle vieillard le siècle à l'agonie 12
Se lamente et se tord. 6
370 L'ange du jugement embouche la trompette 12
Et la voix va crier : Que justice soit faite, 12
Le genre humain est mort ! 6
Je n'entendis plus rien. L'aube aux lèvres d'opale, 12
Tout endormie encor, sur le vitrage pâle 12
375 Jetait un froid rayon, 6
Et je vis s'envoler, comme on voit quelque orfraye, 12
Que sous l'arceau gothique une lueur effraye, 12
L'étrange vision ! 6
LA MORT DANS LA VIE
IV
La mort est multiforme, elle change de masque 12
380 Et d'habit plus souvent qu'une actrice fantasque ; 12
Elle sait se farder, 6
Et ce n'est pas toujours cette maigre carcasse, 12
Qui vous montre les dents et vous fait la grimace 12
Horrible à regarder. 6
385 Ses sujets ne sont pas tous dans le cimetière, 12
Ils ne dorment pas tous sur des chevets de pierre 12
A l'ombre des arceaux ; 6
Tous ne sont pas vêtus de la pâle livrée, 12
Et la porte sur tous n'est pas encor murée 12
390 Dans la nuit des caveaux. 6
Il est des trépassés de diverse nature, 12
Aux uns la puanteur avec la pourriture, 12
Le palpable néant, 6
L'horreur et le dégoût, l'ombre profonde et noire, 12
395 Et le cercueil avide entr'ouvrant sa mâchoire 12
Comme un monstre béant. 6
Aux autres, que l'on voit sans qu'on s'en épouvante 12
Passer et repasser dans la cité vivante 12
Sous leur linceul de chair, 6
400 L'invisible néant, la mort intérieure 12
Que personne ne sait, que personne ne pleure, 12
Même votre plus cher. 6
Car, lorsque l'on s'en va dans les villes funèbres 12
Visiter les tombeaux inconnus ou célèbres, 12
405 De marbre ou de gazon ; 6
Qu'on ait ou qu'on n'ait pas quelque paupière amie 12
Sous l'ombrage des ifs à jamais endormie, 12
Qu'on soit en pleurs ou non, 6
On dit : Ceux-là sont morts. La mousse étend son voile 12
410 Sur leurs noms effacés ; le ver file sa toile 12
Dans le trou de leurs yeux ; 6
Leurs cheveux ont percé les planches de la bière, 12
A côté de leurs os, leur chair tombe en poussière 12
Sur les os des aïeux. 6
415 Leurs héritiers, le soir, n'ont plus peur qu'ils reviennent ; 12
C'est à peine à présent si leurs chiens s'en souviennent. 12
Enfumés et poudreux, 6
Leurs portraits adorés traînent dans les boutiques, 12
Leurs jaloux d'autrefois font leurs panégyriques ; 12
420 Tout est fini pour eux. 6
L'ange de la douleur, sur leur tombe en prière, 12
Est seul à les pleurer de ses larmes de pierre. 12
Comme le ver leur corps, 6
L'oubli ronge leur nom avec sa lune sourde ; 12
425 Ils ont pour draps de lit six pieds de terre lourde. 12
Ils sont morts ! et bien morts ! 6
Et peut-être une larme à votre âme échappée 12
Sur leur cendre, de pluie et de neige trempée, 12
Filtre insensiblement. 6
430 Qui les va réjouir dans leur triste demeure ; 12
Et leur cœur desséché, comprenant qu'on les pleure, 12
Retrouve un battement. 6
Mais personne ne dit, voyant un mort de l'âme : 12
Paix et repos sur toi ! L'on refuse à la lame 12
435 Ce qu'on donne au fourreau ; 6
L'on pleure le cadavre et l'on panse la plaie, 12
L'âme se brise et meurt sans que nul s'en effraie 12
Et lui dresse un tombeau. 6
Et cependant il est d'horribles agonies 12
440 Qu'on ne saura jamais ; des douleurs infinies 12
Que l'on n'aperçoit pas. 6
Il est plus d'une croix au calvaire de l'âme 12
Sans l'auréole d'or, et sans la blanche femme 12
Échevelée au bas. 6
445 Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses ; 12
Des cadavres hideux dans des figures roses 12
Dorment ensevelis. 6
On retrouve toujours les larmes sous le rire, 12
Les morts sous les vivants, et l'homme est à vrai dire 12
450 Une Nécropolis. 6
Les tombeaux déterrés des vieilles cités mortes, 12
Les chambres et les puits de la Thèbe aux cent portes 12
Ne sont pas si peuplés, 6
On n'y rencontre pas de plus affreux squelettes, 12
455 Un plus vaste fouillis d'ossements et de têtes 12
Aux ruines mêlés. 6
L'on en voit qui n'ont pas d'épitaphe à leurs tombes, 12
Et de leurs trépassés font comme aux catacombes 12
Un grand entassement ; 6
460 Dont le cœur est un champ uni, sans croix ni pierres, 12
Et que l'aveugle Mort de diverses poussières 12
Remplit confusément. 6
D'autres, moins oublieux, ont des caves funèbres 12
Où sont rangés leurs morts, comme celles des Guèbres 12
465 Ou des Égyptiens ; 6
Tout autour de leur cœur sont debout les momies, 12
Et l'on y reconnaît les figures blêmies 12
De leurs amours anciens. 6
Dans un pur souvenir chastement embaumée 12
470 Ils gardent au fond d'eux l'âme qu'ils ont aimée ; 12
Triste et charmant trésor ! 6
La mort habite en eux au milieu de la vie ; 12
Ils s'en vont poursuivant la chère ombre ravie 12
Qui leur sourit encor. 6
475 Où ne trouve-t-on pas, en fouillant, un squelette ? 12
Quel foyer réunit la famille complète 12
En cercle chaque soir ? 6
Et quel seuil, si riant et si beau qu'il puisse être, 12
Pour ne pas revenir n'a vu sortir le maître 12
480 Avec un manteau noir ? 6
Cette petite fleur, qui, toute réjouie, 12
Fait baiser au soleil sa bouche épanouie, 12
Est fille de la mort. 6
En plongeant sous le sol, peut-être sa racine, 12
485 Dans quelque cendre chère a pris l'odeur divine 12
Qui vous charme si fort. 6
O fiancés d'hier, encore amants, l'alcôve 12
Où nichent vos amours, à quelque vieillard chauve 12
A servi comme à vous ; 6
490 Avant vos doux soupirs elle a redit son râle, 12
Et son souvenir mêle une odeur sépulcrale 12
A vos parfums d'époux ! 6
Où donc poser le pied qu'on ne foule une tombe ? 12
Ah ! lorsque l'on prendrait son aile à la colombe, 12
495 Ses pieds au daim léger ; 6
Qu'on irait demander au poisson sa nageoire, 12
On trouvera partout l'hôtesse blanche et noire 12
Prête à vous héberger. 6
Cessez donc, cessez donc, ô vous, les jeunes mères 12
500 Berçant vos fils aux bras des riantes chimères, 12
De leur rêver un sort ; 6
Filez-leur un suaire avec le lin des langes. 12
Vos fils, fussent-ils purs et beaux comme les anges, 12
Sont condamnés à mort ! 6
V
505 A travers les soupirs les plaintes et le râle 12
Poursuivons jusqu'au bout la funèbre spirale 12
De ses détours maudits. 6
Notre guide n'est pas Virgile le poëte, 12
La Béatrix vers nous ne penche pas la tête 12
510 Du fond du paradis. 6
Pour guide nous avons une vierge au teint pâle 12
Qui jamais ne reçut le baiser d'or du hâle 12
Des lèvres du soleil. 6
Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre, 12
515 Le bouton de sa gorge est blanc comme l'albâtre 12
Au lieu d'être vermeil. 6
Un souffle fait plier sa taille délicate, 12
Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l'agate, 12
Pendent languissamment ; 6
520 Sa main laisse échapper une fleur qui se fane, 12
Et, ployée à son dos, son aile diaphane 12
Reste sans mouvement. 6
Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre, 12
Sous leur sourcil d'ébène et leur longue paupière 12
525 Luisent ses deux grands yeux, 6
Comme l'eau du Léthé qui va muette et noire, 12
Ses cheveux débordés baignent sa chair d'ivoire 12
A flots silencieux. 6
Des feuilles de ciguë avec des violettes 12
530 Se mêlent sur son front aux blanches bandelettes, 12
Chaste et simple ornement ; 6
Quant au reste, elle est nue, et l'on rit et l'on tremble 12
En la voyant venir ; car elle a tout ensemble 12
L'air sinistre et charmant. 6
535 Quoiqu'elle ait mis le pied dans tous les lits du monde 12
Sous sa blanche couronne elle reste inféconde 12
Depuis l'éternité. 6
L'ardent baiser s'éteint sur la lèvre fatale 12
Et personne n'a pu cueillir la rose pâle 12
540 De sa virginité. 6
C'est par elle qu'on pleure et qu'on se désespère : 12
C'est elle qui ravit au giron de la mère 12
Son doux et cher souci ; 6
C'est elle qui s'en va se coucher, la jalouse, 12
545 Entre les deux amants, et qui veut qu'on l'épouse 12
A son tour elle aussi. 6
Elle est amère et douce, elle est méchante et bonne ; 12
Sur chaque front illustre elle met la couronne 12
Sans peur ni passion. 6
550 Amère aux gens heureux et douce aux misérables, 12
C'est la seule qui donne aux grands inconsolables 12
Leur consolation. 6
Elle prête des lits à ceux qui, sur le monde, 12
Comme le Juif errant, font nuit et jour leur ronde 12
555 Et n'ont jamais dormi. 6
A tous les parias elle ouvre son auberge, 12
Et reçoit aussi bien la Phryné que la vierge, 12
L'ennemi que l'ami. 6
Sur les pas de ce guide au visage impassible, 12
560 Nous marchons en suivant la spirale terrible 12
Vers le but inconnu, 6
Par un enfer vivant sans caverne ni gouffre, 12
Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre, 12
Sans Belzébuth cornu. 6
565 Voici contre un carreau comme un reflet de lampe 12
Avec l'ombre d'un homme. Allons, montons la rampe, 12
Approchons et voyons. 6
Ah ! c'est toi, docteur Faust ! Dans la même posture 12
Du sorcier de Rembrandt sur la noire peinture 12
570 Aux flamboyants rayons. 6
Quoi ! tu n'as pas brisé tes fioles d'alchimiste, 12
Et tu penches toujours ton grand front chauve et triste 12
Sur quelque manuscrit ! 6
Dans ton livre, aux lueurs de ce soleil mystique, 12
575 Quoi ! tu cherches encor le mot cabalistique 12
Qui fait venir l'Esprit. 6
Eh bien ! Scientia, ta maîtresse adorée 12
A tes chastes désirs s'est-elle enfin livrée ? 12
Ou, comme au premier jour, 6
580 N'en es-tu qu'à baiser sa robe ou sa pantoufle, 12
Ta poitrine asthmatique a-t-elle encor du souffle 12
Pour un soupir d'amour ? 6
Quel sable, quel corail a ramené ta sonde ? 12
As-tu touché le fond des sagesses du monde ? 12
585 En puisant à ton puits, 6
Nous as-tu dans ton seau fait monter toute nue 12
La blanche Vérité jusqu'ici méconnue ? 12
Arbre, où sont donc tes fruits ? 6
FAUST.
J'ai plongé dans la mer sous le dôme des ondes ; 12
590 Les grands poissons jetaient leurs ondes vagabondes 12
Jusques au fond des eaux ; 6
Léviathan fouettait l'abîme de sa queue, 12
Les Syrènes peignaient leur chevelure bleue 12
Sur les bancs de coraux. 6
595 La seiche horrible à voir, le polype difforme, 12
Tendaient leurs mille bras, le caïman énorme 12
Roulait ses gros yeux verts ; 6
Mais je suis remonté, car je manquais d'haleine ; 12
C'est un manteau bien lourd pour une épaule humaine 12
600 Que le manteau des mers ! 6
Je n'ai pu de mon puits tirer que de l'eau claire ; 12
Le Sphinx interrogé continue à se taire ; 12
Si chauve et si cassé, 6
Hélas ! j'en suis encore à peut-être, et que sais-je ? 12
605 Et les fleurs de mon front ont fait comme une neige 12
Aux lieux où j'ai passé. 6
Malheureux que je suis d'avoir sans défiance 12
Mordu les pommes d'or de l'arbre de science ! 12
La science est la mort. 6
610 Ni l'upa de Java, ni l'euphorbe d'Afrique, 12
Ni le mancenilier au sommeil magnétique. 12
N'ont un poison plus fort. 6
Je ne crois plus à rien. J'allais, de lassitude, 12
Quand vous êtes venus, renoncer à l'étude 12
615 Et briser mes fourneaux. 6
Je ne sens plus en moi palpiter une fibre, 12
Et comme un balancier seulement mon cœur vibre 12
A mouvements égaux. 6
Le néant ! Voilà donc ce que l'on trouve au terme ! 12
620 Comme une tombe, un mort, ma cellule renferme 12
Un cadavre vivant. 6
C'est pour arriver là que j'ai pris tant de peine, 12
Et que j'ai sans profit, comme on fait d'une graine, 12
Semé mon âme au vent. 6
625 Un seul baiser, ô douce et blanche Marguerite, 12
Pris sur ta bouche en fleur, si fraîche et si petite, 12
Vaut mieux que tout cela. 6
Ne cherchez pas un mot qui n'est pas dans le livre ; 12
Pour savoir comme on vit n'oubliez pas de vivre. 12
630 Aimez, car tout est là ! 6
VI
La spirale sans fin dans le vide s'enfonce ; 12
Tout autour, n'attendant qu'une fausse réponse 12
Pour vous pomper le sang, 6
Sur leurs grands piédestaux semés d'hiéroglyphes, 12
635 Des Sphinx aux seins pointus, aux doigts armés de griffes, 12
Roulent leur œil luisant. 6
En passant devant eux, à chaque pas l'on cogne 12
Des os demi rongés, des restes de charogne, 12
Des crânes sonnant creux. 6
640 On voit de chaque trou sortir des jambes raides, 12
Des apparitions monstrueusement laides 12
Fendent l'air ténébreux. 6
C'est ici que l'énigme est encor sans Oedipe, 12
Et qu'on attend toujours le rayon qui dissipe 12
645 L'antique obscurité. 6
C'est ici que la mort propose son problème, 12
Et que le voyageur, devant sa face blême 12
Recule épouvanté. 6
Ah que de nobles cœurs et que d'âmes choisies, 12
650 Vainement, à travers toutes les poésies, 12
Toutes les passions, 6
Ont poursuivi le mot de la page fatale 12
Dont les os gisent là sans pierre sépulcrale 12
Et sans inscriptions ! 6
655 Combien, don Juans obscurs, ont leurs listes remplies 12
Et qui cherchent encor ! Que de lèvres pâlies 12
Sous les plus doux baisers, 6
Et qui n'ont jamais pu se joindre à leur chimère ! 12
Que de désirs au ciel sont remontés de terre 12
660 Toujours inapaisés ! 6
Il est des écoliers qui voudraient tout connaître, 12
Et qui ne trouvent pas pour valet et pour maître 12
De Méphistophélès. 6
Dans les greniers, il est des Faust sans Marguerite 12
665 Dont l'enfer ne veut pas et que Dieu déshérite ; 12
Tous ceux-là, plaignez-les ! 6
Car ils souffrent un mal, hélas ! inguérissable ; 12
Ils mêlent une larme à chaque grain de sable 12
Que le temps laisse choir. 6
670 Leur cœur, comme un orfraie au fond d'une ruine, 12
Râle piteusement dans leur maigre poitrine 12
L'hymne du désespoir. 6
Leur vie est comme un bois à la fin de l'automne, 12
Chaque souffle qui passe arrache à leur couronne 12
675 Quelque reste de vert. 6
Et leurs rêves en pleurs s'en vont fendant les nues, 12
Silencieux, pareils à des files de grues 12
Quand approche l'hiver. 6
Leurs tourments ne sont point redits par le poète ; 12
680 Martyrs de la pensée, ils n'ont pas sur leur tête 12
L'auréole qui luit ; 6
Par les chemins du monde ils marchent sans cortège, 12
Et sur le sol glacé tombent comme la neige 12
Qui descend dans la nuit. 6
685 Comme je m'en allais, ruminant ma pensée, 12
Triste, sans dire mot, sous la voûte glacée, 12
Par le sentier étroit ; 6
S'arrêtant tout à coup, ma compagne blafarde 12
Me dit en étendant sa main frêle : Regarde 12
690 Du côté de mon doigt. 6
C'était un cavalier avec un grand panache, 12
De longs cheveux bouclés, une noire moustache 12
Et des éperons d'or ; 6
Il avait le manteau, la rapière et la fraise, 12
695 Ainsi qu'un raffiné du temps de Louis treize, 12
Et semblait jeune encor. 6
Mais en regardant bien, je vis que sa perruque 12
Sous ses faux cheveux bruns laissait près de sa nuque 12
Passer des cheveux blancs ; 6
700 Son front, pareil au front de la mer soucieuse, 12
Se ridait à longs plis ; sa joue était si creuse 12
Que l'on comptait ses dents. 6
Malgré le fard épais dont elle était plâtrée, 12
Comme un marbre couvert d'une gaze pourprée 12
705 Sa pâleur transperçait ; 6
A travers le carmin qui colorait sa lèvre, 12
Sous son rire d'emprunt on voyait que la fièvre 12
Chaque nuit le baisait. 6
Ses yeux sans mouvement semblaient des yeux de verre 12
710 Ils n'avaient rien des yeux d'un enfant de la terre, 12
Ni larmes ni regard. 6
Diamant enchâssé dans sa morne prunelle 12
Brillait d'un éclat fixe, une froide étincelle. 12
C'était bien un vieillard ! 6
715 Comme l'arche d'un pont son dos faisait la voûte, 12
Ses pieds endoloris, tout gonflés par la goutte. 12
Chancelaient sous son poids. 6
Ses mains pâles tremblaient ; ainsi tremblent les vagues, 12
Sous les baisers du Nord, et laissaient fuir leurs bagues 12
720 Trop larges pour ses doigts. 6
Tout ce luxe, ce fard sur cette face creuse, 12
Formait une alliance étrange et monstrueuse. 12
C'était plus triste à voir 6
Et plus laid, qu'un cercueil chez des filles de joie, 12
725 Qu'un squelette paré d'une robe de soie, 12
Qu'une vieille au miroir. 6
Confiant à la nuit son amoureuse plainte, 12
Il attendait devant une fenêtre éteinte, 12
Sous un balcon désert. 6
730 Nul front blanc ne venait s'appuyer au vitrage, 12
Nul soleil de beauté ne montrait son visage 12
Au fond du ciel ouvert. 6
Dis, que fais-tu donc là, vieillard, dans les ténèbres, 12
Par une de ces nuits où les essaims funèbres 12
735 S'envolent des tombeaux ? 6
Que vas-tu donc chercher si loin, si tard, à l'heure 12
Où l'Ange de minuit au beffroi chante et pleure 12
Sans page et sans flambeaux ? 6
Tu n'as plus l'âge où tout vous rit et vous accueille, 12
740 Où la vierge répand à vos pieds, feuille à feuille, 12
La fleur de sa beauté. 6
Et ce n'est plus pour toi que s'ouvrent les fenêtres ; 12
Tu n'es bon qu'à dormir auprès de tes ancêtres 12
Sous un marbre sculpté. 6
745 Entends-tu le hibou qui jette ses cris aigres ? 12
Entends-tu dans les bois hurler les grands loups maigres ? 12
O vieillard sans raison ! 6
Rentre, c'est le moment où la lune réveille 12
Le vampire blafard sur sa couche vermeille ; 12
750 Rentre dans ta maison. 6
Le vent moqueur a pris ta chanson sur son aile, 12
Personne ne t'écoute, et ta cape ruisselle 12
Des pleurs de l'ouragan… 6
Il ne me répond rien ; dites quel est cet homme 12
755 O mort, et savez-vous le nom dont on le nomme ! 12
Cet homme, c'est don Juan. 6
VII
DON JUAN
Heureux adolescents, dont le cœur s'ouvre à peine 12
Comme une violette à la première haleine 12
Du printemps qui sourit, 6
760 Âmes couleurs de lait, frais buissons d'aubépine 12
Où, sous le pur rayon, dans la pluie argentine 12
Tout gazouille et fleurit. 6
O vous tous qui sortez des bras de votre mère 12
Sans connaître la vie et la science amère, 12
765 Et qui voulez savoir, 6
Poètes et rêveurs, plus d'une fois, sans doute, 12
Aux lisières des bois, en suivant votre route 12
Dans la rougeur du soir, 6
A l'heure enchanteresse, où sur le bout des branches 12
770 On voit se becqueter les tourterelles blanches 12
Et les bouvreuils au nid, 6
Quand la nature lasse en s'endormant soupire, 12
Et que la feuille au vent vibre comme une lyre 12
Après le chant fini ; 6
775 Quand le calme et l'oubli viennent à toutes choses 12
Et que le sylphe rentre au pavillon des roses 12
Sous les parfums plié ; 6
Émus de tout cela, pleins d'ardeurs inquiètes 12
Vous avez souhaité ma liste et mes conquêtes ; 12
780 Vous m'avez envié 6
Les festins, les baisers sur les épaules nues, 12
Toutes ces voluptés à votre âge inconnues, 12
Aimable et cher tourment ! 6
Zerbine, Elvire, Anna, mes Romaines jalouses, 12
785 Mes beaux lis d'Albion, mes brunes Andalouses, 12
Tout mon troupeau charmant. 6
Et vous vous êtes dit par la voix de vos âmes : 12
Comment faisais-tu donc pour avoir plus de femmes 12
Que n'en a le sultan ? 6
790 Comment faisais-tu donc, malgré verroux et grilles, 12
Pour te glisser au lit des belles jeunes filles, 12
Heureux, heureux don Juan ! 6
Conquérant oublieux, une seule de celles 12
Que tu n'inscrivais pas, une entre tes moins belles 12
795 Ta plus modeste fleur, 6
Oh ! combien et longtemps nous l'eussions adorée ! 12
Elle aurait embelli, dans une urne dorée, 12
L'autel de notre cœur. 6
Elle aurait parfumé, cette humble paquerette 12
800 Dont sous l'herbe ton pied a fait ployer la tête, 12
Notre pâle printemps ; 6
Nous l'aurions recueillie, et de nos pleurs trempée, 12
Cette étoile aux yeux bleus, dans le bal échappée 12
A tes doigts inconstants. 6
805 Adorables frissons de l'amoureuse fièvre, 12
Ramiers qui descendez du ciel sur une lèvre, 12
Baisers âcres et doux, 6
Chutes du dernier voile, et vous cascades blondes, 12
Cheveux d'or, inondant un dos brun de vos ondes 12
810 Quand vous connaîtrons-nous ? 6
Enfant, je les connais tous ces plaisirs qu'on rêve ; 12
Autour du tronc fatal l'antique serpent d'Ève 12
Ne s'est pas mieux tordu. 6
Aux yeux mortels, jamais dragon à tête d'homme 12
815 N'a d'un plus vif éclat fait reluire la pomme 12
De l'arbre défendu. 6
Souvent, comme des nids de fauvettes farouches, 12
Tout prêts à s'envoler, j'ai surpris sur des bouches 12
Des nids d'aveux tremblants, 6
820 J'ai serré dans mes bras de ravissants fantômes, 12
Bien des vierges en fleur m'ont versé les purs baumes 12
De leurs calices blancs. 6
Pour en avoir le mot, courtisanes rusées, 12
J'ai pressé, sous le fard, vos lèvres plus usées 12
825 Que le grès des chemins. 6
Égouts impurs, où vont tous les ruisseaux du monde, 12
J'ai plongé sous vos flots ; et toi, débauche immonde, 12
J'ai vu tes lendemains. 6
J'ai vu les plus purs fronts rouler après l'orgie 12
830 Parmi les flots de vin, sur la nappe rougie ; 12
J'ai vu les fins de bal 6
Et la sueur des bras, et la pâleur des têtes 12
Plus mornes que la mort sous leurs boucles défaites 12
Au soleil matinal. 6
835 Comme un mineur qui suit une veine inféconde, 12
J'ai fouillé nuit et jour l'existence profonde 12
Sans trouver le filon. 6
J'ai demandé la vie à l'amour qui la donne, 12
Mais vainement ; je n'ai jamais aimé personne 12
840 Ayant au monde un nom. 6
J'ai brûlé plus d'un cœur dont j'ai foulé la cendre, 12
Mais je restai toujours comme la Salamandre, 12
Froid au milieu du feu. 6
J'avais un idéal frais comme la rosée, 12
845 Une vision d'or, une opale irisée 12
Par le regard de Dieu ; 6
Femme, comme jamais sculpteur n'en a pétrie, 12
Type réunissant Cléopâtre et Marie, 12
Grâce, pudeur, beauté ; 6
850 Une rose mystique, où nul ver ne se cache, 12
Les ardeurs du volcan et la neige sans tache 12
De la virginité ! 6
Au carrefour douteux, Y grec de Pythagore, 12
J'ai pris la branche gauche et je chemine encore 12
855 Sans arriver jamais. 6
Trompeuse volupté, c'est toi que j'ai suivie, 12
Et peut-être, ô vertu ! l'énigme de la vie ; 12
C'est toi qui la savais. 6
Que n'ai-je, comme Faust, dans ma cellule sombre, 12
860 Contemplé sur le mur la tremblante pénombre 12
Du microcosme d'or ! 6
Que n'ai-je, feuilletant cabales et grimoires, 12
Auprès de mon fourneau, passé les heures noires 12
A chercher le trésor ! 6
865 J'avais la tête forte, et j'aurais lu ton livre 12
Et bu ton vin amer, Science, sans être ivre 12
Comme un jeune écolier. 6
J'aurais contraint Isis à relever son voile ; 12
Et du plus haut des cieux fait descendre l'étoile 12
870 Dans mon noir atelier. 6
N'écoutez pas l'amour car c'est un mauvais maître ; 12
Aimer, c'est ignorer, et vivre c'est connaître. 12
Apprenez, apprenez ; 6
Jetez et rejetez à toute heure la sonde ; 12
875 Et plongez plus avant sous cette mer profonde 12
Que n'ont fait vos aînés. 6
Laissez Léviathan souffler par ses narines, 12
Laissez le poids des mers au fond de vos poitrines 12
Presser votre poumon. 6
880 Fouillez les noirs écueils qu'on n'a pu reconnaître, 12
Et dans son coffre d'or vous trouverez peut-être 12
L'anneau de Salomon ! 6
VIII
Ainsi parla don Juan, et sous la froide voûte, 12
Las, mais voulant aller jusqu'au bout de la route, 12
885 Je repris mon chemin. 6
Enfin je débouchai dans une plaine morne 12
Qu'un ciel en feu fermait à l'horizon sans borne, 12
D'un cercle de carmin. 6
Le sol de cette plaine était d'un blanc d'ivoire, 12
890 Un fleuve la coupait comme un ruban de moire 12
Du rouge le plus vif. 6
Tout était ras ; ni bois, ni clocher, ni tourelle, 12
Et le vent ennuyé la balayait de l'aile 12
Avec un ton plaintif. 6
895 J'imaginai d'abord que cette étrange teinte, 12
Cette couleur de sang dont cette onde était peinte, 12
N'était qu'un vain reflet ; 6
Que la craie et le tuf formaient ce blanc d'ivoire, 12
Mais je vis que c'était (me penchant pour y boire) 12
900 Du vrai sang qui coulait. 6
Je vis que d'os blanchis la terre était couverte, 12
Froide neige de morts, où nulle plante verte, 12
Nulle fleur ne germait ; 6
Que ce sol n'était fait que de poussière d'homme, 12
905 Et qu'un peuple à remplir Thèbes, Palmyre et Rome 12
Était là qui dormait. 6
Une ombre, dos voûté, front penché, dans la brise 12
Passa. C'était bien LUI, la redingote grise 12
Et le petit chapeau. 6
910 Un aigle d'or planait sur sa tête sacrée, 12
Cherchant, pour s'y poser, inquiète effarée, 12
Un bâton de drapeau. 6
Les squelettes tâchaient de rajuster leurs têtes, 12
Le spectre du tambour agitait ses baguettes 12
915 A son pas souverain ; 6
Une immense clameur volait sur son passage, 12
Et cent mille canons lui chantaient dans l'orage 12
Leur fanfare d'airain. 6
Lui ne paraissait pas entendre ce tumulte, 12
920 Et, comme un Dieu de marbre, insensible à son culte, 12
Marchait silencieux ; 6
Quelquefois seulement, comme à la dérobée, 12
Pour retrouver au ciel son étoile tombée 12
Il relevait les yeux 6
925 Mais le ciel empourpré d'un reflet d'incendie, 12
N'avait pas une étoile, et la flamme agrandie 12
Montait, montait toujours. 6
Alors, plus pâle encor qu'aux jours de Sainte-Hélène, 12
Il refermait ses bras sur sa poitrine pleine 12
930 De gémissements sourds. 6
Quand il fut devant nous : Grand empereur, lui dis-je, 12
Ce mot mystérieux que mon destin m'oblige 12
A chercher ici-bas, 6
Ce mot perdu que Faust demandait à son livre, 12
935 Et don Juan à l'amour, pour mourir ou pour vivre, 12
Ne le sauriez-vous pas ? 6
O malheureux enfant ! dit l'ombre impériale, 12
Retourne-t'en là-haut, la bise est glaciale 12
Et je suis tout transi. 6
940 Tu ne trouverais pas, sur la route, d'auberge 12
Où réchauffer tes pieds, car la mort seule héberge 12
Ceux qui passent ici. 6
Regarde… C'en est fait. L'étoile est éclipsée, 12
Un sang noir pleut du flanc de mon aigle blessée 12
945 Au milieu de son vol. 6
Avec les blancs flocons de la neige éternelle, 12
Du haut du ciel obscur, les plumes de son aile 12
Descendent sur le sol. 6
Hélas ! je ne saurais contenter ton envie ; 12
950 J'ai vainement cherché le mot de cette vie, 12
Comme Faust et don Juan, 6
Je ne sais rien de plus, qu'au jour de ma naissance, 12
Et pourtant je faisais dans ma toute-puissance, 12
Le calme et l'ouragan. 6
955 Pourtant l'on me nommait par excellence, L'HOMME : 12
L'on portait devant moi l'aigle et les faisceaux, comme 12
Aux vieux Césars romains : 6
Pourtant j'avais dix rois pour me tenir ma robe, 12
J'étais un Charlemagne emprisonnant le globe 12
960 Dans une de mes mains. 6
Je n'ai rien vu de plus du haut de la colonne 12
Où ma gloire, arc-en-ciel tricolore, rayonne 12
Que vous autres d'en bas. 6
En vain de mon talon j'éperonnais le monde, 12
965 Toujours le bruit des camps et du canon qui gronde, 12
Des assauts, des combats. 6
Toujours des plats d'argent avec des clefs de villes, 12
Un concert de clairons et de hurrahs serviles, 12
Des lauriers, des discours ; 6
970 Un ciel noir, dont la pluie était de la mitraille, 12
Des morts à saluer sur tout champ de bataille. 12
Ainsi passaient mes jours. 6
Que ton doux nom de miel, Lætitia ma mère, 12
Mentait cruellement à ma fortune amère ! 12
975 Que j'étais malheureux ! 6
Je promenais partout ma peine vagabonde, 12
J'avais rêvé l'empire, et la boule du monde 12
Dans ma main sonnait creux. 6
Ah ! le sort des bergers, et le hêtre où Tytire 12
980 Dans la chaleur du jour à l'écart se retire 12
Et chante Amaryllis, 6
Le grelot qui résonne et le troupeau qui bêle, 12
Le lait pur ruisselant d'une blanche mamelle 12
Entre des doigts de lys ! 6
985 Le parfum du foin vert et l'odeur de l'étable, 12
Le pain bis des pasteurs, quelques noix sur la table, 12
Une écuelle de bois ; 6
Une flûte à sept trous jointe avec de la cire, 12
Et six chèvres, voilà tout ce que je désire, 12
990 Moi, le vainqueur des rois. 6
Une peau de mouton couvrira mes épaules, 12
Galathée en riant s'enfuira sous les saules 12
Et je l'y poursuivrai : 6
Mes vers seront plus doux que la douce ambroisie, 12
995 Et Daphnis deviendra pâle de jalousie 12
Aux airs que je jouerai. 6
Ah ! je veux m'en aller de mon île de Corse, 12
Par le bois dont la chèvre en passant mord l'écorce, 12
Par le ravin profond, 6
1000 Le long du sentier creux où chante la cigale, 12
Suivre nonchalamment en sa marche inégale 12
Mon troupeau vagabond. 6
Le Sphinx est sans pitié pour quiconque se trompe, 12
Imprudent, tu veux donc qu'il t'égorge et te pompe 12
1005 Le pur sang de ton cœur ; 6
Le seul qui devina cette énigme funeste 12
Tua Laïus son père et commit un inceste : 12
Triste prix du vainqueur ! 6
IX
Me voilà revenu de ce voyage sombre, 12
1010 Où l'on n'a pour flambeaux et pour astre dans l'ombre 12
Que les yeux du hibou ; 6
Comme après tout un jour de labourage, un buffle 12
S'en retourne à pas lents, morne et baissant le muffle, 12
Je vais ployant le cou. 6
1015 Me voilà revenu du pays des fantômes ; 12
Mais je conserve encor loin des muets royaumes, 12
Le teint pâle des morts. 6
Mon vêtement pareil au crêpe funéraire 12
Sur une urne jeté, de mon dos jusqu'à terre, 12
1020 Pend au long de mon corps. 6
Je sors d'entre les mains d'une mort plus avare 12
Que celle qui veillait au tombeau de Lazare ; 12
Elle garde son bien : 6
Elle lâche le corps mais elle retient l'âme ; 12
1025 Elle rend le flambeau, mais elle éteint la flamme, 12
Et Christ n'y pourrait rien. 6
Je ne suis plus, hélas ! que l'ombre de moi-même, 12
Que la tombe vivante où gît tout ce que j'aime, 12
Et je me survis seul, 6
1030 Je promène avec moi les dépouilles glacées 12
De mes illusions, charmantes trépassées 12
Dont je suis le linceul. 6
Je suis trop jeune encor, je veux aimer et vivre, 12
O mort… et je ne puis me résoudre à te suivre 12
1035 Dans le sombre chemin ; 6
Je n'ai pas eu le temps de bâtir la colonne 12
Où la gloire viendra suspendre ma couronne ; 12
O mort, reviens demain ! 6
Vierge aux beaux seins d'albâtre, épargne ton poëte, 12
1040 Souviens-toi que c'est moi qui le premier t'ai faite 12
Plus belle que le jour ; 6
J'ai changé ton teint vert en pâleur diaphane, 12
Sous de beaux cheveux noirs j'ai caché ton vieux crâne, 12
Et je t'ai fait la cour. 6
1045 Laisse-moi vivre encor, je dirai tes louanges, 12
Pour orner tes palais, je sculpterai des anges, 12
Je forgerai des croix ; 6
Je ferai dans l'église et dans le cimetière 12
Fondre le marbre en pleurs et se plaindre la pierre 12
1050 Comme au tombeau des rois ! 6
Je te consacrerai mes chansons les plus belles : 12
Pour toi j'aurai toujours des bouquets d'immortelles 12
Et des fleurs sans parfum. 6
J'ai planté mon jardin, ô mort, avec tes arbres ; 12
1055 L'if, le buis, le cyprès y croisent sur les marbres 12
Leurs rameaux d'un vert brun. 6
J'ai dit aux belles fleurs, doux honneur du parterre, 12
Au lis majestueux ouvrant son blanc cratère, 12
A la tulipe d'or, 6
1060 A la rose de mai que le rossignol aime, 12
J'ai dit au dahlia, j'ai dit au chrysanthème, 12
A bien d'autres encor. 6
Ne croissez pas ici ! cherchez une autre terre, 12
Frais amours du printemps ; pour ce jardin austère 12
1065 Votre éclat est trop vif : 6
Le houx vous blesserait de ses pointes aiguës, 12
Et vous boiriez dans l'air le poison des ciguës, 12
L'odeur âcre de l'if. 6
Ne m'abandonne pas, ô ma mère, ô nature, 12
1070 Tu dois une jeunesse à toute créature, 12
A toute âme un amour ; 6
Je suis jeune et je sens le froid de la vieillesse, 12
Je ne puis rien aimer. Je veux une jeunesse, 12
N'eût-elle qu'un seul jour. 6
1075 Ne me sois pas marâtre, ô nature chérie, 12
Redonne un peu de sève à la plante flétrie 12
Qui ne veut pas mourir ; 6
Les torrents de mes yeux ont noyé sous leur pluie 12
Son bouton tout rongé que nul soleil n'essuie, 12
1080 Et qui ne peut s'ouvrir. 6
Air vierge, air de cristal, eau principe du monde, 12
Terre qui nourris tout, et toi flamme féconde, 12
Rayon de l'œil de Dieu, 6
Ne laissez pas mourir, vous qui donnez la vie, 12
1085 La pauvre fleur qui penche et qui n'a d'autre envie 12
Que de fleurir un peu ! 6
Étoiles, qui d'en haut voyez valser les mondes, 12
Faites pleuvoir sur moi, de vos paupières blondes, 12
Vos pleurs de diamant ; 6
1090 Lune, lis de la nuit, fleur du divin parterre, 12
Verse-moi tes rayons, ô blanche solitaire, 12
Du fond du firmament ! 6
Œil ouvert sans repos au milieu de l'espace, 12
Perce, soleil puissant, ce nuage qui passe ! 12
1095 Que je te voie encor ; 6
Aigles, vous qui fouettez le ciel à grands coups d'ailes : 12
Griffons, au vol de feu, rapides hirondelles, 12
Prêtez-moi votre essor ! 6
Vents, qui prenez aux fleurs leurs âmes parfumées 12
1100 Et les aveux d'amour aux bouches bien aimées, 12
Air sauvage des monts, 6
Encor tout imprégné des senteurs du mélèze, 12
Brise de l'Océan où l'on respire à l'aise, 12
Emplissez mes poumons ! 6
1105 Avril, pour m'y coucher, m'a fait un tapis d'herbe ; 12
Le lilas sur mon front s'épanouit en gerbe, 12
Nous sommes au printemps. 6
Prenez-moi dans vos bras, doux rêves du poëte, 12
Entre vos seins polis, posez ma pauvre tête 12
1110 Et bercez-moi longtemps. 6
Loin de moi, cauchemars, spectres des nuits ! Les roses, 12
Les femmes, les chansons, toutes les belles choses 12
Et tous les beaux amours, 6
Voilà ce qu'il me faut. Salut, ô muse antique, 12
1115 Muse au frais laurier vert, à la blanche tunique 12
Plus jeune tous les jours ! 6
Brune aux yeux de lotus, blonde à paupière noire, 12
O Grecque de Milet, sur l'escabeau d'ivoire 12
Pose tes beaux pieds nus, 6
1120 Que d'un nectar vermeil la coupe se couronne ! 12
Je bois à ta beauté d'abord, blanche Théone, 12
Puis aux dieux inconnus. 6
Ta gorge est plus lascive et plus souple que l'onde ; 12
Le lait n'est pas si pur et la pomme est moins ronde. 12
1125 Allons, un beau baiser, 6
Hâtons-nous, hâtons-nous. Notre vie, ô Théone, 12
Est un cheval ailé que le temps éperonne ; 12
Hâtons-nous d'en user. 6
Chantons Io, Péan ! Mais quelle est cette femme 12
1130 Si pâle sous son voile ? Ah ! c'est toi, vieille infâme, 12
Je vois ton crâne ras ; 6
Je vois tes grands yeux creux, prostituée immonde, 12
Courtisane éternelle environnant le monde 12
Avec tes maigres bras ! 6
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