Métrique en Ligne
GAU_1/GAU5
Théophile GAUTIER
ÉMAUX ET CAMÉES
1872
VARIATIONS
SUR LE CARNAVAL DE VENISE
I
Dans la rue
Il est un vieil air populaire 8
Par tous les violons raclé, 8
Aux abois des chiens en colère 8
Par tous les orgues nasillé. 8
5 Les tabatières à musique 8
L'ont sur leur répertoire inscrit ; 8
Pour les serins il est classique, 8
Et ma grand'mère, enfant, l'apprit. 8
Sur cet air, pistons, clarinettes, 8
10 Dans les bals aux poudreux berceaux, 8
Font sauter commis et grisettes, 8
Et de leurs nids fuir les oiseaux. 8
La guinguette, sous sa tonnelle 8
De houblon et de chèvrefeuil, 8
15 Fête, en braillant la ritournelle, 8
Le gai dimanche et l'argenteuil. 8
L'aveugle au basson qui pleurniche 8
L'écorche en se trompant de doigts, 8
La sébile aux dents, son caniche 8
20 Près de lui le grogne à mi-voix. 8
Et les petites guitaristes, 8
Maigres sous leurs minces tartans, 8
Le glapissent de leurs voix tristes 8
Aux tables des cafés chantants. 8
25 Paganini, le fantastique, 8
Un soir, comme avec un crochet, 8
A ramassé le thème antique 8
Du bout de son divin archet, 8
Et, brodant la gaze fanée 8
30 Que l'oripeau rougit encor, 8
Fait sur la phrase dédaignée 8
Courir ses arabesques d'or. 8
II
Sur les lagunes
Tra la, tra la, la, la, la laire ! 8
Qui ne connaît pas ce motif ? 8
35 A nos mamans il a su plaire, 8
Tendre et gai, moqueur et plaintif : 8
L'air du Carnaval de Venise, 8
Sur les canaux jadis chanté 8
Et qu'un soupir de folle brise 8
40 Dans le ballet a transporté ! 8
Il me semble, quand on le joue, 8
Voir glisser dans son bleu sillon 8
Une gondole avec sa proue 8
Faite en manche de violon. 8
45 Sur une gamme chromatique, 8
Le sein de perles ruisselant, 8
La Vénus de l'Adriatique 8
Sort de l'eau son corps rose et blanc. 8
Les dômes, sur l'azur des ondes 8
50 Suivant la phrase au pur contour, 8
S'enflent comme des gorges rondes 8
Que soulève un soupir d'amour. 8
L'esquif aborde et me dépose, 8
Jetant son amarre au pilier, 8
55 Devant une façade rose, 8
Sur le marbre d'un escalier. 8
Avec ses palais, ses gondoles, 8
Ses mascarades sur la mer, 8
Ses doux chagrins, ses gaîtés folles, 8
60 Tout Venise vit dans cet air. 8
Une frêle corde qui vibre 8
Refait sur un pizzicato, 8
Comme autrefois joyeuse et libre, 8
La ville de Canaletto ! 8
III
Carnaval
65 Venise pour le bal s'habille. 8
De paillettes tout étoilé, 8
Scintille, fourmille et babille 8
Le carnaval bariolé. 8
Arlequin, nègre par son masque, 8
70 Serpent par ses mille couleurs, 8
Rosse d'une note fantasque 8
Cassandre son souffre-douleurs. 8
Battant de l'aile avec sa manche 8
Comme un pingouin sur un écueil, 8
75 Le blanc Pierrot, par une blanche, 8
Passe la tête et cligne l'œil. 8
Le Docteur bolonais rabâche 8
Avec la basse aux sons traînés ; 8
Polichinelle, qui se fâche, 8
80 Se trouve une croche pour nez. 8
Heurtant Trivelin qui se mouche 8
Avec un trille extravagant, 8
A Colombine Scaramouche 8
Rend son éventail ou son gant. 8
85 Sur une cadence se glisse 8
Un domino ne laissant voir 8
Qu'un malin regard en coulisse 8
Aux paupières de satin noir. 8
Ah ! fine barbe de dentelle, 8
90 Que fait voler un souffle pur, 8
Cet arpège m'a dit : C'est elle ! 8
Malgré tes réseaux, j'en suis sûr. 8
Et j'ai reconnu, rose et fraîche, 8
Sous l'affreux profil de carton, 8
95 Sa lèvre au fin duvet de pèche, 8
Et la mouche de son menton. 8
IV
Clair de lune sentimental
A travers la folle risée 8
Que Saint-Marc renvoie au Lido, 8
Une gamme monte en fusée, 8
100 Comme au clair de lune un jet d'eau… 8
A l'air qui jase d'un ton bouffe 8
Et secoue au vent ses grelots, 8
Un regret, ramier qu'on étouffe, 8
Par instant mêle ses sanglots. 8
105 Au loin, dans la brume sonore, 8
Comme un rêve presque effacé, 8
J'ai revu, pâle et triste encore, 8
Mon vieil amour de l'an passé. 8
Mon âme en pleurs s'est souvenue 8
110 De l'avril, où, guettant au bois 8
La violette à sa venue, 8
Sous l'herbe nous mêlions nos doigts… 8
Cette note de chanterelle, 8
Vibrant comme l'harmonica, 8
115 C'est la voix enfantine et grêle, 8
Flèche d'argent qui me piqua. 8
Le son en est si faux, si tendre, 8
Si moqueur, si doux, si cruel, 8
Si froid, si brûlant, qu'à l'entendre 8
120 On ressent un plaisir mortel, 8
Et que mon cœur, comme la voûte 8
Dont l'eau pleure dans un bassin, 8
Laisse tomber goutte par goutte 8
Ses larmes rouges dans mon sein. 8
125 Jovial et mélancolique, 8
Ah ! vieux thème du carnaval, 8
Où le rire aux larmes réplique, 8
Que ton charme m'a fait de mal ! 8
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