Métrique en Ligne
GAU_1/GAU4
Théophile GAUTIER
ÉMAUX ET CAMÉES
1872
ÉTUDE DE MAINS
I
imperia
Chez un sculpteur, moulée en plâtre, 8
J'ai vu l'autre jour une main 8
D'Aspasie ou de Cléopâtre, 8
Pur fragment d'un chef-d'œuvre humain ; 8
5 Sous le baiser neigeux saisie 8
Comme un lis par l'aube argenté, 8
Comme une blanche poésie 8
S'épanouissait sa beauté, 8
Dans l'éclat de sa pâleur mate 8
10 Elle étalait sur le velours 8
Son élégance délicate 8
Et ses doigts fins aux anneaux lourds. 8
Une cambrure florentine, 8
Avec un bel air de fierté, 8
15 Faisait, en ligne serpentine, 8
Onduler son pouce écarté. 8
A-t-elle joué dans les boucles 8
Des cheveux lustrés de don Juan, 8
Ou sur son caftan d'escarboucles 8
20 Peigné la barbe du sultan, 8
Et tenu, courtisane ou reine, 8
Entre ses doigts si bien sculptés, 8
Le sceptre de la souveraine 8
Ou le sceptre des voluptés ? 8
25 Elle a dû, nerveuse et mignonne, 8
Souvent s'appuyer sur le col 8
Et sur la croupe de lionne 8
De sa chimère prise au vol. 8
Impériales fantaisies, 8
30 Amour des somptuosités ; 8
Voluptueuses frénésies, 8
Rêves d'impossibilités, 8
Romans extravagants, poèmes 8
De haschisch et de vin du Rhin, 8
35 Courses folles dans les bohèmes 8
Sur le dos des coursiers sans frein ; 8
On voit tout cela dans les lignes 8
De cette paume, livre blanc 8
Où Vénus a tracé des signes 8
40 Que l'amour ne lit qu'en tremblant. 8
II
Lacenaire
Pour contraste, la main coupée 8
De Lacenaire l'assassin, 8
Dans des baumes puissants trempée 8
Posait auprès, sur un coussin 8
45 Curiosité dépravée ! 8
J'ai touché, malgré mes dégoûts, 8
Du supplice encor mal lavée, 8
Cette chair froide au duvet roux. 8
Momifiée et toute jaune 8
50 Comme la main d'un pharaon, 8
Elle allonge ses doigts de faune 8
Crispés par la tentation. 8
Un prurit d'or et de chair vive 8
Semble titiller de ses doigts 8
55 L'immobilité convulsive, 8
Et les tordre comme autrefois. 8
Tous les vices avec leurs griffes 8
Ont, dans les plis de cette peau, 8
Tracé d'affreux hiéroglyphes, 8
60 Lus couramment par le bourreau. 8
On y voit les œuvres mauvaises 8
Écrites en fauves sillons, 8
Et les brûlures des fournaises 8
Où bouillent les corruptions ; 8
65 Les débauches dans les Caprées 8
Des tripots et des lupanars, 8
De vin et de sang diaprées, 8
Comme l'ennui des vieux Césars ! 8
En même temps molle et féroce, 8
70 Sa forme a pour l'observateur 8
Je ne sais quelle grâce atroce, 8
La grâce du gladiateur ! 8
Criminelle aristocratie, 8
Par la varlope ou le marteau 8
75 Sa pulpe n'est pas endurcie, 8
Car son outil fut un couteau. 8
Saints calus du travail honnête, 8
On y cherche en vain votre sceau. 8
Vrai meurtrier et faux poète, 8
80 Il fut le Manfred du ruisseau ! 8
logo du CRISCO logo de l'université