Métrique en Ligne
GAU_1/GAU37
Théophile GAUTIER
ÉMAUX ET CAMÉES
1872
LE CHATEAU DU SOUVENIR
La main au front, le pied dans l'âtre, 8
Je songe et cherche à revenir, 8
Par delà le passé grisâtre, 8
Au vieux château du Souvenir. 8
5 Une gaze de brume estompe 8
Arbres, maisons, plaines, coteaux, 8
Et l'œil au carrefour qui trompe 8
En vain consulte les poteaux. 8
J'avance parmi les décombres 8
10 De tout un monde enseveli, 8
Dans le mystère des pénombres, 8
A travers des limbes d'oubli. 8
Mais voici, blanche et diaphane, 8
La Mémoire, au bord du chemin, 8
15 Qui me remet, comme Ariane, 8
Son peloton de fil en main. 8
Désormais la route est certaine ; 8
Le soleil voilé reparaît, 8
Et du château la tour lointaine 8
20 Pointe au-dessus de la forêt. 8
Sous l'arcade où le jour s'émousse, 8
De feuilles en feuilles tombant, 8
Le sentier ancien dans la mousse 8
Trace encor son étroit ruban. 8
25 Mais la ronce en travers s'enlace : 8
La liane tend son filet, 8
Et la branche que je déplace 8
Revient et me donne un soufflet. 8
Enfin au bout de la clairière, 8
30 Je découvre du vieux manoir 8
Les tourelles en poivrière 8
Et les hauts toits en éteignoir. 8
Sur le comble aucune fumée 8
Rayant le ciel d'un bleu sillon ; 8
35 Pas une fenêtre allumée 8
D'une figure ou d'un rayon. 8
Les chaînes du pont sont brisées ; 8
Aux fossés la lentille d'eau 8
De ses taches vert-de-grisées 8
40 Étale le glauque rideau. 8
Des tortuosités de lierre 8
Pénètrent dans chaque refend, 8
Payant la tour hospitalière 8
Qui les soutient… en l'étouffant. 8
45 Le porche à la lune se ronge, 8
Le temps le sculpte à sa façon, 8
Et la pluie a passé l'éponge 8
Sur les couleurs de mon blason. 8
Tout ému, je pousse la porte 8
50 Qui cède et geint sur ses pivots ; 8
Un air froid en sort et m'apporte 8
Le fade parfum des caveaux. 8
L'ortie aux morsures aiguës, 8
La bardane aux larges contours, 8
55 Sous les ombelles des ciguës, 8
Prospèrent dans l'angle des cours. 8
Sur les deux chimères de marbre, 8
Gardiennes du perron verdi, 8
Se découpe l'ombre d'un arbre 8
60 Pendant mon absence grandi. 8
Levant leurs pattes de lionne 8
Elles se mettent en arrêt. 8
Leur regard blanc me questionne 8
Mais je leur dis le mot secret. 8
65 Et je passe.— Dressant sa tête, 8
Le vieux chien retombe assoupi, 8
Et mon pas sonore inquiète 8
L'écho dans son coin accroupi. 8
Un jour louche et douteux se glisse 8
70 Aux vitres jaunes du salon 8
Où figurent, en haute lisse, 8
Les aventures d'Apollon. 8
Daphné, les hanches dans l'écorce, 8
Étend toujours ses doigts touffus ; 8
75 Mais aux bras du dieu qui la force, 8
Elle s'éteint, spectre confus. 8
Apollon, chez Admète, garde 8
Un troupeau, des mites atteint ; 8
Les neuf Muses, troupe hagarde, 8
80 Pleurent sur un Pinde déteint ; 8
Et la Solitude en chemise 8
Trace au doigt le mot : «Abandon» 8
Dans la poudre qu'elle tamise 8
Sur le marbre du guéridon. 8
85 Je retrouve au long des tentures, 8
Comme des hôtes endormis, 8
Pastels blafards, sombres peintures, 8
Jeunes beautés et vieux amis. 8
Ma main tremblante enlève un crêpe, 8
90 Et je vois mon défunt amour, 8
Jupons bouffants, taille de guêpe, 8
La Cidalise en Pompadour ! 8
Un bouton de rose s'entr'ouvre 8
A son corset enrubanné, 8
95 Dont la dentelle à demi couvre 8
Un sein neigeux d'azur veiné ; 8
Ses yeux ont de moites paillettes, 8
Comme aux feuilles que le froid mord, 8
Sa pourpre monte à ses pommettes, 8
100 Éclat trompeur, fard de la mort ! 8
Elle tressaille à mon approche, 8
Et son regard, triste et charmant, 8
Sur le mien, d'un air de reproche, 8
Se fixe douloureusement. 8
105 Bien que la vie au loin m'emporte, 8
Ton nom dans mon cœur est marqué, 8
Fleur de pastel, gentille morte, 8
Ombre en habit de bal masqué ! 8
La nature de l'art jalouse, 8
110 Voulant dépasser Murillo, 8
A Paris créa l'Andalouse 8
Qui rit dans le second tableau. 8
Par un caprice poétique, 8
Notre climat brumeux para 8
115 D'une grâce au charme exotique 8
Cette autre Petra Camara. 8
De chaudes teintes orangées 8
Dorent sa joue au fard vermeil ; 8
Ses paupières de jais frangées 8
120 Filtrent des rayons de soleil. 8
Entre ses lèvres d'écarlate 8
Scintille un éclair argenté, 8
Et sa beauté splendide éclate 8
Comme une grenade en été. 8
125 Au son des guitares d'Espagne 8
Ma voix longtemps la célébra. 8
Elle vint un jour, sans compagne, 8
Et ma chambre fut l'Alhambra. 8
Plus loin une beauté robuste, 8
130 Aux bras forts cerclés d'anneaux lourds, 8
Sertit le marbre de son buste 8
Dans les perles et le velours. 8
D'un air de reine qui s'ennuie 8
Au sein de sa cour à genoux, 8
135 Superbe et distraite, elle appuie 8
La main sur un coffre à bijoux. 8
Sa bouche humide et sensuelle 8
Semble rouge du sang des cœurs, 8
Et, pleins de volupté cruelle, 8
140 Ses yeux ont des défis vainqueurs. 8
Ici, plus de grâce touchante, 8
Mais un attrait vertigineux. 8
On dirait la Vénus méchante 8
Qui préside aux amours haineux. 8
145 Cette Vénus, mauvaise mère, 8
Souvent a battu Cupidon. 8
O toi, qui fus ma joie amère, 8
Adieu pour toujours… et pardon ! 8
Dans son cadre, que l'ombre moire, 8
150 Au lieu de réfléchir mes traits, 8
La glace ébauche de mémoire 8
Le plus ancien de mes portraits. 8
Spectre rétrospectif qui double 8
Un type à jamais effacé, 8
155 Il sort du fond du miroir trouble 8
Et des ténèbres du passé. 8
Dans son pourpoint de satin rose, 8
Qu'un goût hardi coloria, 8
Il semble chercher une pose 8
160 Pour Boulanger ou Devéria. 8
Terreur du bourgeois glabre et chauve, 8
Une chevelure à tous crins 8
De roi franc ou de lion fauve 8
Roule en torrent jusqu'à ses reins. 8
165 Tel, romantique opiniâtre, 8
Soldat de l'art qui lutte encor, 8
Il se ruait vers le théâtre 8
Quand d'Hernani sonnait le cor. 8
… La nuit tombe et met avec l'ombre 8
170 Ses terreurs aux recoins dormants. 8
L'inconnu, machiniste sombre, 8
Monte ses épouvantements. 8
Des explosions de bougies 8
Crèvent soudain sur les flambeaux ! 8
175 Leurs auréoles élargies 8
Semblent des lampes de tombeaux. 8
Une main d'ombre ouvre la porte 8
Sans en faire grincer la clé. 8
D'hôtes pâles qu'un souffle apporte 8
180 Le salon se trouve peuplé. 8
Les portraits quittent la muraille, 8
Frottant de leurs mouchoirs jaunis, 8
Sur leur visage qui s'éraille, 8
La crasse fauve du vernis. 8
185 D'un reflet rouge illuminée, 8
La bande se chauffe les doigts 8
Et fait cercle à la cheminée 8
Où tout à coup flambe le bois. 8
L'image au sépulcre ravie 8
190 Perd son aspect roide et glacé ; 8
La chaude pourpre de la vie 8
Remonte aux veines du passé. 8
Les masques blafards se colorent 8
Comme au temps où je les connus. 8
195 O vous que mes regrets déplorent, 8
Amis, merci d'être venus ! 8
Les vaillants de dix-huit cent trente, 8
Je les revois tels que jadis. 8
Comme les pirates d'Otrante 8
200 Nous étions cent, nous sommes dix. 8
L'un étale sa barbe rousse 8
Comme Frédéric dans son roc, 8
L'autre superbement retrousse 8
Le bout de sa moustache en croc. 8
205 Drapant sa souffrance secrète 8
Sous les fiertés de son manteau, 8
Pétrus fume une cigarette 8
Qu'il baptise papelito. 8
Celui-ci me conte ses rêves, 8
210 Hélas ! jamais réalisés, 8
Icare tombé sur les grèves 8
Où gisent les essors brisés. 8
Celui-là me confie un drame 8
Taillé sur le nouveau patron 8
215 Qui fait, mêlant tout dans sa trame, 8
Causer Molière et Calderon. 8
Tom, qu'un abandon scandalise, 8
Récite «Love's labours lost», 8
Et Fritz explique à Cidalise 8
220 Le «Walpurgisnachtstraum» de Faust. 8
Mais le jour luit à la fenêtre ; 8
Et les spectres, moins arrêtés, 8
Laissent les objets transparaître 8
Dans leurs diaphanéités. 8
225 Les cires fondent consumées ; 8
Sous les cendres s'éteint le feu, 8
Du parquet montent des fumées ; 8
Château du Souvenir, adieu ! 8
Encore une autre fois décembre 8
230 Va retourner le sablier. 8
Le présent entre dans ma chambre 8
Et me dit en vain d'oublier. 8
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