Métrique en Ligne
GAU_1/GAU3
Théophile GAUTIER
ÉMAUX ET CAMÉES
1872
LE POÈME DE LA FEMME
marbre de paros
Un jour, au doux rêveur qui l'aime, 8
En train de montrer ses trésors, 8
Elle voulut lire un poème, 8
Le poème de son beau corps. 8
5 D'abord, superbe et triomphante 8
Elle vint en grand apparat, 8
Traînant avec des airs d'infante 8
Un flot de velours nacarat : 8
Telle qu'au rebord de sa loge 8
10 Elle brille aux Italiens, 8
Écoutant passer son éloge 8
Dans les chants des musiciens 8
Ensuite, en sa verve d'artiste, 8
Laissant tomber l'épais velours, 8
15 Dans un nuage de batiste 8
Elle ébaucha ses fiers contours. 8
Glissant de l'épaule à la hanche, 8
La chemise aux plis nonchalants, 8
Comme une tourterelle blanche 8
20 Vint s'abattre sur ses pieds blancs. 8
Pour Apelle ou pour Cléomène, 8
Elle semblait, marbre de chair, 8
En Vénus Anadyomène 8
Poser nue au bord de la mer. 8
25 De grosses perles de Venise 8
Roulaient au lieu de gouttes d'eau, 8
Grains laiteux qu'un rayon irise, 8
Sur le frais satin de sa peau. 8
Oh ! quelles ravissantes choses 8
30 Dans sa divine nudité, 8
Avec les strophes de ses poses, 8
Chantait cet hymne de beauté ! 8
Comme les flots baisant le sable 8
Sous la lune aux tremblants rayons, 8
35 Sa grâce était intarissable 8
En molles ondulations. 8
Mais bientôt, lasse d'art antique, 8
De Phidias et de Vénus, 8
Dans une autre stance plastique 8
40 Elle groupe ses charmes nus. 8
Sur un tapis de Cachemire, 8
C'est la sultane du sérail, 8
Riant au miroir qui l'admire 8
Avec un rire de corail ; 8
45 La Géorgienne indolente, 8
Avec son souple narguilhé, 8
Étalant sa hanche opulente, 8
Un pied sous l'autre replié, 8
Et comme l'odalisque d'Ingres, 8
50 De ses reins cambrant les rondeurs, 8
En dépit des vertus malingres, 8
En dépit des maigres pudeurs ! 8
Paresseuse odalisque, arrière ! 8
Voici le tableau dans son jour, 8
55 Le diamant dans sa lumière ; 8
Voici la beauté dans l'amour ! 8
Sa tête penche et se renverse ; 8
Haletante, dressant les seins, 8
Aux bras du rêve qui la berce, 8
60 Elle tombe sur ses coussins. 8
Ses paupières battent des ailes 8
Sur leurs globes d'argent bruni, 8
Et l'on voit monter ses prunelles 8
Dans la nacre de l'infini. 8
65 D'un linceul de point d'Angleterre 8
Que l'on recouvre sa beauté : 8
L'extase l'a prise à la terre ; 8
Elle est morte de volupté ! 8
Que les violettes de Parme, 8
70 Au lieu des tristes fleurs des morts 8
Où chaque perle est une larme, 8
Pleurent en bouquets sur son corps ! 8
Et que mollement on la pose 8
Sur son lit, tombeau blanc et doux, 8
75 Où le poète, à la nuit close, 8
Ira prier à deux genoux. 8
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