Métrique en Ligne
GAU_1/GAU18
Théophile GAUTIER
ÉMAUX ET CAMÉES
1872
INÈS DE LAS SIERRAS
A LA PETRA CAMARA
Nodier raconte qu'en Espagne 8
Trois officiers cherchant un soir, 8
Une venta dans la campagne, 8
Ne trouvèrent qu'un vieux manoir ; 8
5 Un vrai château d'Anne Radcliffe, 8
Aux plafonds que le temps ploya, 8
Aux vitraux rayés par la griffe 8
Des chauves-souris de Goya, 8
Aux vastes salles délabrées, 8
10 Aux couloirs livrant leur secret, 8
Architectures effondrées 8
Où Piranèse se perdrait. 8
Pendant le souper, que regarde 8
Une collection d'aïeux 8
15 Dans leurs cadres montant la garde, 8
Un cri répond aux chants joyeux ; 8
D'un long corridor en décombres, 8
Par la lune bizarrement 8
Entrecoupé de clairs et d'ombres, 8
20 Débusque un fantôme charmant ; 8
Peigne au chignon, basquine aux hanches, 8
Une femme accourt en dansant, 8
Dans les bandes noires et blanches 8
Apparaissant, disparaissant. 8
25 Avec une volupté morte, 8
Cambrant les reins, penchant le cou, 8
Elle s'arrête sur la porte, 8
Sinistre et belle à rendre fou. 8
Sa robe, passée et fripée 8
30 Au froid humide des tombeaux, 8
Fait luire, d'un rayon frappée, 8
Quelques paillons sur ses lambeaux ; 8
D'un pétale découronnée 8
A chaque soubresaut nerveux, 8
35 Sa rose, jaunie et fanée, 8
S'effeuille dans ses noirs cheveux. 8
Une cicatrice, pareille 8
A celle d'un coup de poignard, 8
Forme une couture vermeille 8
40 Sur sa gorge d'un ton blafard ; 8
Et ses mains pâles et fluettes, 8
Au nez des soupeurs pleins d'effroi 8
Entre-choquent les castagnettes, 8
Comme des dents claquant de froid. 8
45 Elle danse, morne bacchante, 8
La cachucha sur un vieil air, 8
D'une grâce si provocante, 8
Qu'on la suivrait même en enfer. 8
Ses cils palpitent sur ses joues 8
50 Comme des ailes d'oiseau noir, 8
Et sa bouche arquée a des moues 8
A mettre un saint au désespoir. 8
Quand de sa jupe qui tournoie 8
Elle soulève le volant, 8
55 Sa jambe, sous le bas de soie, 8
Prend des lueurs de marbre blanc. 8
Elle se penche jusqu'à terre, 8
Et sa main, d'un geste coquet, 8
Comme on fait des fleurs d'un parterre 8
60 Groupe les désirs en bouquet. 8
Est-ce un fantôme ? est-ce une femme ? 8
Un rêve, une réalité, 8
Qui scintille comme une flamme 8
Dans un tourbillon de beauté ? 8
65 Cette apparition fantasque, 8
C'est l'Espagne du temps passé, 8
Aux frissons du tambour de basque 8
S'élançant de son lit glacé, 8
Et, brusquement ressuscitée 8
70 Dans un suprême boléro, 8
Montrant sous sa jupe argentée 8
La divisa prise au taureau. 8
La cicatrice qu'elle porte, 8
C'est le coup de grâce donné 8
75 A la génération morte, 8
Par chaque siècle nouveau-né. 8
J'ai vu ce fantôme au Gymnase, 8
Où Paris entier l'admira, 8
Lorsque dans son linceul de gaze 8
80 Parut la Petra Camara, 8
Impassible et passionnée, 8
Fermant ses yeux morts de langueur, 8
Et comme Inès l'assassinée 8
Dansant, un poignard dans le cœur ! 8
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