Métrique en Ligne
FRA_1/FRA15
Anatole FRANCE
Les poèmes dorés
1873
Les affinités
I
Le noir château, couvert de chiffres et d'emblèmes 12
Et ceint des froides fleurs dormant sur les eaux blêmes, 12
En un doux ciel humide effile ses toits bleus. 12
Dans le parc, où jadis on vit flotter des fées, 12
5 Les Nymphes, par le lierre en leur marbre étouffées. 12
Méditent longuement leurs amours fabuleux. 12
Déjà des vieux tilleuls les premières rangées 12
Versent sur les gazons leurs ombres allongées 12
Jusqu'au pied du fossé qui borde le manoir. 12
10 La forêt qui s'étend à l'horizon déroule, 12
Sous un vent large et frais, les grands plis de sa houle, 12
Et mugit tout au loin dans la brume du soir. 12
Sur le vieux banc de marbre envahi par la mousse 12
Cécile s'abandonne à sa tristesse douce. 12
15 Sa tête penche au faix des lourds cheveux châtains, 12
Des cheveux d'où jaillit une étrange étincelle 12
Quand le peigne se plonge en leur flot qui ruisselle 12
Sous l'ombre des rideaux, au secret des matins. 12
Très lasse, de souffrance et de langueur parée. 12
20 De sa propre faiblesse elle-même enivrée. 12
Elle vit en silence à l'ombre des tilleuls. 12
Son âme un peu farouche a cette clairvoyance 12
Et ces secrets instincts, sûrs comme la science, 12
Noble et fatal trésor de ceux qui vivent seuls. 12
25 D'un long et plein oubli nonchalamment éprise. 12
Elle respire, émue au souffle de la brise, 12
Les amères senteurs qui voyagent dans l'air ; 12
Et, le sein frissonnant des frissons dont l'automne 12
Fait tressaillir le soir la forêt monotone. 12
30 Elle laisse errer son regard couleur de mer. 12
Et, comme un vol d'oiseaux, sur la mer, ses pensées 12
Aiment, en tournoyant, à plonger dispersées 12
Dans le vague océan où s'égarent ses yeux. 12
Ses nerfs qui gémissaient, pareils, les jours de crise, 12
35 Aux cordes en éclats d'un instrument qu'on brise, 12
Allument leur réseau d'un feu mystérieux. 12
À sentir sur sa joue et dans ses molles tresses 12
Passer confusément d'invisibles caresses, 12
Une vague épouvante enfle son cœur prudent. 12
40 Avide avec effroi de fraîcheurs innommées, 12
Buvant comme un poison l'odeur des fleurs aimées. 12
Enfin elle s'abîme en un repos ardent. 12
Et, ses longs cils baignés d'une brume légère, 12
Surprise, sans mémoire, à soi-même étrangère. 12
45 Voici qu'elle s'anime avec des sens nouveaux. 12
Une vie indécise, affreusement diffuse, 12
A qui son être épars se livre et se refuse, 12
L'éveille sourdement pour de blêmes travaux. 12
Hors de son propre sein, hors de sa forme inerte, 12
50 Belle comme la Mort maintenant, et déserte, 12
Elle existe, elle voit, elle entend, elle sent. 12
Tout son esprit s'exhale en effluves mystiques, 12
Abandonne et reçoit des ondes magnétiques, 12
Et s'échappe bien loin de la chair et du sang. 12
55 En des affres d'horreur et de vague, entraînée 12
Vers un but que fixa l'obscure Destinée, 12
Comme un fluide au fil du métal conducteur, 12
Elle glisse, et voici qu'elle aborde éperdue 12
Une phosphorescente et liquide étendue 12
60 Où l'air austral épand sa chaude pesanteur. 12
Dans les blanches clartés et les ombres légères 12
Des constellations de formes étrangères, 12
Une frégate lofe au souffle de la mer. 12
Un marin, dans le vent, debout sous la dunette. 12
65 Sous les trois galons d'or de sa sombre casquette, 12
Plonge au large un regard impérieux et clair. 12
Il a, croisant les bras, cette grâce un peu rude 12
Que la force au repos prend dans la solitude. 12
Immobile, étant vu de Cécile, il la voit. 12
70 Nul frisson n'a troublé son manteau militaire, 12
Mais un sourire doux, sur son visage austère, 12
S'achève lentement plus étrange et plus froid. 12
Tout s'efface. Bientôt Cécile, revenue 12
De la silencieuse et fatale entrevue, 12
75 Va s'éveiller devant le parc tranquille et noir, 12
Mais rapportant du sein des magiques abîmes 12
Un écrin merveilleux d'épouvantes intimes 12
Qui dans son cœur ému s'ouvrira chaque soir. 12
II
Dans l'air dont l'éventail bat les ondes tiédies. 12
80 Le timbre italien des claires mélodies 12
Monte avec les parfums de la chair et des fleurs : 12
Et l'orchestre remplit de ses éclats sonores 12
Cette loge où Cécile, aux doux reflets des stores, 12
Songe, de diamants ornée et de pâleurs. 12
85 Depuis deux ans, pour mieux chasser de sa pensée 12
L'étrange souvenir dont son âme est blessée, 12
Elle cherche le bruit des soirs parisiens ; 12
Mais, dans le lourd repos de ses fatigues vaines, 12
Elle sent par instants lui monter dans les veines 12
90 Le regret généreux de ses effrois anciens. 12
Et, blême pour jamais d'avoir été ravie 12
Dans la mouvante horreur des confins de la vie, 12
Souvent, à la clarté triste des jours tombants, 12
Une délicieuse et mortelle tendresse 12
95 Se trouble amèrement en elle et l'intéresse 12
A l'Inconnu pensif sous les sveltes haubans. 12
Au théâtre, ce soir, de diamants fleurie, 12
Elle regarde, mais sans voir; sa rêverie, 12
Dans l'espace incertain flottant comme un parfum 12
100 En une volontaire et paisible démence. 12
Au gré des visions musicales commence 12
Mille songes subtils sans en finir aucun. 12
Et soudain, comme un arc se courbant en arrière 12
Rigide, ses grands yeux révulsés, sans lumière, 12
105 Elle pousse un cri sourd dans sa gorge expirant ; 12
Elle a vu sur la mer la frégate connue. 12
Mais donnant sur le flanc, ses trois mâts rasés, nue, 12
Sinistre et noir ponton dans la tempête errant. 12
Aux agrès amarrés sur l'avant qui se dresse, 12
110 C'est Lui, Lui, qu'elle voit couché dans sa détresse : 12
Seul, épuisé, mourant, il se soulève un peu, 12
Et donne à la voyante un regard triste et tendre, 12
Un regard où l'on sent son âme se détendre 12
Dans la fière douceur d'un ineffable aveu. 12
115 Mais une lame croule avec des bruits funèbres, 12
Et dans l'affaissement de ses lourdes ténèbres 12
Fait sombrer le navire entr'ouvert. Dans la mer 12
Le jeune homme au front pur descend; il s'abandonne, 12
Et des algues lui font une glauque couronne. 12
120 Elle, alors, avec lui, goûte le sel amer. 12
Il a gagné son lit pacifique et repose. 12
A l'abri des requins gloutons, le corail rose 12
Étend sur lui ses bras animés et fleuris. 12
Elle-même, elle est là, baisant sa bouche froide ; 12
125 Elle a du sang aux yeux ; ses tempes sifflent; roide, 12
Étouffée, elle exhale à jamais ses esprits. 12
— Invisible lien ! — La frêle créature 12
A péri sans effort, docile à la nature ; 12
Le flacon dans ses doigts, qui ne s'ouvriront plus, 12
130 Luit. La Mort sur sa chair silencieuse étale 12
Sa majesté funèbre et sa splendeur fatale, 12
Et la divine paix des destins révolus. 12
Puisque ta vision fut vraie, ô jeune femme, 12
Que ta terrestre vie ait dénoué sa trame, 12
135 Qu'importe ! Plonge au sein du monde essentiel ! 12
Tes sens, féconds naguère en exquises souffrances, 12
Ta forme, douce aux yeux, étaient des apparences. 12
Le corps n'est rien de plus ; l'esprit seul est réel. 12
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