Métrique en Ligne
FRA_1/FRA14
Anatole FRANCE
Les poèmes dorés
1873
La vision des ruines
Le fleuve qui, libre et tranquille, 8
Traîne ses marnes et ses eaux 8
Au milieu des pâles roseaux. 8
Presse en ses bras une longue île, 8
5 Qui semble un navire échoué 8
Par quelque héroïque aventure, 8
Perdant sa forme et sa nature. 8
Dormeur à l'oubli dévoué. 8
Le cri rauque et le vol des grues 8
10 Percent les nuages blafards ; 8
Les cygnes et les verts canards 8
Voguent au fil des eaux accrues. 8
Dans l'île, un portail et deux tours, 8
Retraite aux hiboux familière. 8
15 Dressent sous la mousse et le lierre 8
Leurs profils noirs, douteux et lourds. 8
De maigres figures de pierre 8
Gisant dans les iris épais, 8
Les mains jointes, suivent en paix 8
20 Le rêve qui clôt leur paupière. 8
Tous ceux-là dont le vent du nord 8
Ronge avec lenteur les images, 8
Anges et rois, vierges et mages, 8
Ont grandement aimé la mort ; 8
25 Car la roideur de leur stature 8
Et l'aridité de leur chair 8
Font voir combien il leur fut cher 8
D'aspirer à la sépulture. 8
De longtemps ne sera troublé 8
30 Le silence de l'île sainte : 8
Dans le fleuve dont elle est ceinte 8
Le dos des ponts s'est écroulé. 8
N'est-ce pas là le berceau rude 8
De la grande et belle cité, 8
35 Qui plus tard avec volupté 8
S'assit dans cette solitude ? 8
Mais la terre avare a repris 8
Les pierres des quais et des rues, 8
Et les demeures disparues 8
40 Gisent sous les tertres fleuris. 8
Au sud de l'île, une colline 8
Couronne d'un amas confus 8
De murs, de chapiteaux, de fûts. 8
Ses flancs où le thuya s'incline. 8
45 Les marais coassent, le soir. 8
Vers l'ouest, loin dans la plaine verte, 8
Une porte se dresse ouverte 8
Sur le ciel pluvieux et noir. 8
Sculptés aux parois triomphales, 8
50 Des hommes, des bœufs, des chevaux, 8
Rappelant d'antiques travaux. 8
Se brisent au choc des rafales. 8
Et vers le nord, mais moins avant, 8
Candélabres, balustres, dalles. 8
55 Escaliers, murs en longs dédales. 8
Sonnent avec langueur au vent. 8
Ruines d'un temple où des lyres 8
Pendent à des chevilles d'or, 8
Où des pieds de nymphes encor 8
60 Dansent en de joyeux délires. 8
Muette, la maison des Rois 8
Est assise, comme une veuve, 8
Sur la rive droite du fleuve. 8
Dans les nymphéas blancs et froids ; 8
65 Elle mire dans les eaux blêmes 8
Ce qui lui reste de joyaux 8
Et répand ses colliers royaux 8
De chiffres noués et d'emblèmes ; 8
Sur un pavillon, les pâleurs 8
70 De la lune, au bord d'une nue, 8
Animent une forme nue 8
Qui sourit et verse des fleurs : 8
C'est un corps de femme accroupie, 8
Un corps lascif, jeune et lassé, 8
75 Qui fut sans doute caressé 8
Par le regard d'un siècle impie. 8
logo du CRISCO logo de l'université