Métrique en Ligne
FLR_2/FLR2
corpus Pamela Puntel
Zenaïde FLEURIOT
SIÈGE DE PARIS — ENTRE ABSENTS
RÉPONSE A LA LETTRE D'UN MOBILE BRETON
1871
RÉPONSE A LA LETTRE D'UN MOBILE BRETON
MARC'HARID A ERWAN
Mon frère, ce matin nous recevons ta lettre ; 12
Et ce soir, pas plus tard, sur papier je veux mettre 12
Nos souvenirs à tous et les bruits du pays. 12
Je revenais du four par le grand bois taillis ; 12
5 Tu sais, le bois touffu qui nous cache la lande, 12
Où tu m'as tant cueilli de bouquets de lavande. 12
Mon cœur était bien triste, et mon pas était lourd : 12
On avait si souvent dit ton nom par le bourg ! 12
« Vous n'avez plus Erwan et sa jument pécharde, » 12
10 M'avait crié Kernacʼh, le joueur de bombarde, 12
Qui noyait le chagrin chez les nouveaux conscrits, 12
Dont les yeux sont mouillés et les chapeaux fleuris ; 12
Et qui, tout désolés de quitter leur Bretagne, 12
Bravement, en dansant, se mettent en campagne. 12
15 Ce mot, dit en riant, me pesait sur le cœur, 12
Et je songeais à toi, quand je vis le facteur 12
Qui grimpait le sentier. Je ne pouvais comprendre 12
Pourquoi le brave gars me criait de l'attendre, 12
La poste, et c'était là le gros de nos soucis, 12
20 Ne marchant plus chez nous, du moins jusqu'à Paris. 12
J'attendis cependant ; et quelle fut ma joie 12
Quand sortit de son sac un fin papier de soie, 12
Où je lus notre nom et celui de Kernor. 12
Dans ma jatte de bois je plaçai mon trésor ; 12
25 Et, tirant mes sabots pour arriver plus vite, 12
Je courus comme un lièvre éperdu vers mon gîte. 12
Le chemin raboteux à mes pieds semblait doux ; 12
Et je ne sentais plus ni sable ni cailloux. 12
Dans la cour, je passai derrière le grand hêtre ; 12
30 Et, sans bruit, j'avançai la tête à la fenêtre. 12
Tadcoz1 était assis sur le banc de noyer 12
Qui touche à ton lit clos, à gauche du foyer. 12
Depuis que son Erwan est parti pour la guerre, 12
Le pauvre cher Tadcoz ne nous parle plus guère ; 12
35 Il marmotte tout bas en regardant le feu, 12
Et conte, à sa façon, sa lourde peine à Dieu. 12
Barbaïk, la pauvresse, à genoux devant l'âtre, 12
Chauffait ses vieilles mains ; et notre petit pâtre, 12
Qui voudrait s'engager, coupait des navets blancs, 12
40 De ceux que tu semas dans le pré des Étangs. 12
Ma mère, que vraiment je trouve un peu changée, 12
Taillait du pain de seigle ; et la nappe frangée 12
Recevait à la fois entre ses larges plis 12
Et le pain et les pleurs dont ses yeux sont remplis. 12
45 Devant Père fumaient nos crêpes de dentelle… 12
En manges-tu là-bas ? Dans une grande écuelle 12
Vois-tu mousser le lait du matin baratté ? 12
Il se signait disant son bénédicité, 12
Quand je criai : « D'Erwan j'apporte des nouvelles !… » 12
50 Il fallait voir les yeux lancer des étincelles : 12
Père restait debout, son chapeau dans la main, 12
Mammik2 tombait assise en renversant le pain ; 12
Ton chien, ton pauvre Mapp, qui dormait dans la cendre, 12
Jappait, le nez en l'air, d'un ton plaintif et tendre. 12
55 Barbaïk et Tadcoz avaient dressé leurs corps : 12
Ton nom ressuscitait même ces deux cœurs morts. 12
J'entrai… Comme les vieux ont l'oreille un peu dure, 12
J'allai près du foyer commencer ma lecture. 12
Nos parents écoutaient sans oser respirer, 12
60 Et Mère ne pouvait s'empêcher de pleurer. 12
Quand je finis, je vis qu'elle baisait ta lettre. 12
Mon père a dit : « Le gars au métier va se mettre 12
Et sera bon soldat pour faire son devoir. » 12
Le pâtre s'étonnait de tout ce qu'un point noir 12
65 Me disait en français ; Barbaïk, la pauvresse, 12
Que tout événement militaire intéresse, 12
Causait avec Tadcoz des guerres d'autrefois. 12
Pour moi, j'ai dû laisser Tadcoz à ses exploits, 12
Et tous à leur bonheur. Me faisant ta courrière, 12
70 J'ai, sur mes souliers fins, couru vers la rivière. 12
D'Yvonne j'entendais le grand coup de battoir, 12
Et je ne voulais pas attendre jusqu'au soir 12
Pour porter à son cœur, qui t'est resté fidèle, 12
De ton bon souvenir l'agréable nouvelle. 12
75 Ta promise n'a plus sa gaîté de pinson ; 12
Ses lèvres, d'où sortaient le rire ou la chanson, 12
Sont closes maintenant. Près d'elle je m'arrête, 12
Je l'appelle bien haut ; elle lève la tête, 12
Aperçoit le papier que je tiens à la main, 12
80 Se dresse sur ses pieds, bondit dans le chemin. 12
Pour lire, je m'étais assise au pied d'un saule, 12
Du vieux saule entr'ouvert. Par-dessus mon épaule, 12
Yvonnette lisait ; et de ses yeux baissés 12
Tombaient des pleurs d'amour, qu'ici je t'ai glissés. 12
85 Elle te fait, par moi, ses compliments sincères ; 12
Elle dit que ton nom revient dans ses prières ; 12
Et qu'à Sainte-Anne, un jour, nous irons les pieds nus 12
Avec le cierge blanc, qui coûte deux écus. 12
Yvonne consolée a repris son ouvrage ; 12
90 Et j'ai repris gaîment mon doux pèlerinage. 12
Aux amis, aux parents, à monsieur le recteur, 12
J'ai porté ton billet en fidèle facteur. 12
Cela soulève un peu notre poids de tristesse 12
De penser qu'on reçoit un bon mot de tendresse, 12
95 Grâce à cette machine étrange, à ce ballon 12
Qui traverse le ciel comme un oiseau, dit-on. 12
Il est doux de savoir au fond de sa montagne 12
Qu'on est content, là-bas, des soldats de Bretagne. 12
Donc, on est un peu moins désolé par le bourg… 12
100 Le bon Dieu, disons-nous, n'est pas devenu sourd. 12
Les gars ont leur fusil, les femmes leur rosaire ; 12
Avec cela, chez nous, on supporte la guerre. 12
Dis à monsieur René qu'on est bien au château. 12
Le vieux Comte a planté sur sa porte un drapeau. 12
105 Et prépare au combat, avant qu'il ne s'engage, 12
Les vieux et les petits qui montrent du courage. 12
Ils en ont tous, Erwan, à preuve le tailleur, 12
Qui, tout bossu qu'il est, s'habille en artilleur. 12
Ce matin, mamelle Anne a cueilli dans notre aire 12
110 Des fleurs de centaurée et de pariétaire ; 12
La Comtesse et Mammik, assises sur les puits, 12
Ensemble sanglotaient, en parlant de leurs fils. 12
Chacun à son chagrin en ce temps de misère, 12
riche et pauvre ont prêté du sang pour cette guerre, 12
115 Vous vous battez là-bas, et nous souffrons ici ; 12
S'ils viennent à Quimper, nous nous battrons aussi. 12
Mais il faut te quitter ; je n'ai plus rien à mettre. 12
Au chant du rossignol je ferme cette lettre. 12
Kenavos3, mon Erwan, je t'embrasse pour tous. 12
120 Kenavos, le bon Dieu te ramène chez nous ! 12
Grand-père
Petite mère.
Adieu
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