Métrique en Ligne
DUN_1/DUN1
corpus Pamela Puntel
Henri DUNESME
LES DEUX REVANCHES ET LE 88e DE LIGNE
1872
LES DEUX REVANCHES
RODOLPHE
Je ne t'écoute plus, je ne veux rien entendre ; 12
Je ne te croyais pas, morbleu, l'âme aussi tendre, 12
Et je m'étonne fort qu'un sage tel que toi 12
Ait sitôt renié sa patrie et sa foi. 12
ALBERT
5 Moi, j'enrage de voir que cette horrible guerre 12
A de siècles entiers fait reculer la terre, 12
Et que ce qu'autrefois on appelait raison 12
Est aujourd'hui flétri du nom de trahison. 12
RODOLPHE
Quoi ! tu voudrais qu'après les torches de Bazeilles, 12
10 Les bombes à pétrole et mille horreurs pareilles, 12
A tous ces bandits-là nous offrions la main, 12
Que l'espion d'hier soit notre hôte demain ? 12
ALBERT
Non ; le sang est trop frais au pavé de la route, 12
Et nos pieds chancelants y glisseraient sans doute ; 12
15 Pour nous autres vaincus le devoir est tracé, 12
Et ce n'est pas à nous à franchir le fossé. 12
RODOLPHE
Oh ! moi, je n'admets pas ces réserves sévères. 12
Qu'importe le passé ? Tous les hommes sont frères. 12
ALBERT
Ta parole est railleuse et ton accent bien fier ; 12
20 Ce que je dis pourtant, tu le disais hier. 12
RODOLPHE
C'est que depuis hier la sombre expérience 12
A de ces beaux projets montré l'imprévoyance ; 12
C'est que depuis hier bien des Français sont morts ; 12
C'est qu'un ministre a dit : « Le droit est aux plus forts,» 12
25 Et que tous se sont tus ; que les casques de cuivre 12
Grouillent dans nos cités, et qu'on ne peut pas vivre 12
La gorge sous le pied brutal de l'étranger. 12
ALBERT
Voudrais-tu donc encore… ?
RODOLPHE
Oui, je veux me venger !
Quoi ! ces bourreaux auront assassiné nos femmes, 12
30 Fait crouler en riant nos villes dans les flammes ; 12
Ils auront sur nos cœurs fait passer leur canon, 12
Et ce serait fini ! — Non, non, mille fois non ! 12
L'homme qui, souffleté, courbe et baisse la tête 12
Est un lâche et mérite encor qu'on le soufflette ! 12
35 — Oui, je veux me venger ! œil pour œil, dent pour dent ! 12
Dieu lui-même l'a dit ! — Paris, Metz et Sedan ! 12
Que cette trinité de honte et de misère 12
Dans la lutte à venir, soit notre cri de guerre ! 12
— Allez, fiers Allemands, brûleurs de Châteaudun, 12
40 Bombardeurs d'hôpitaux, héros de trois contre un, 12
Vous avez dans nos cœurs amassé tant de haines, 12
D'horribles souvenirs nos âmes sont si pleines, 12
Que si le ciel un jour se retourne vers nous, 12
Moi qui vous hais à mort, j'aurai pitié de vous ! 12
45 Oui, quand se lèvera le jour des représailles, 12
L'Allemagne entendra le glas des funérailles, 12
Et, dans ses champs rougis encombrés de tombeaux, 12
Nous irons préparer une fête aux corbeaux. 12
Car nous avons appris à votre dure école 12
50 Comment un soldat tient la torche et le pétrole ; 12
Vous n'aurez pas donné d'inutiles leçons. 12
Adieu, cités, châteaux, chaumières et moissons ! 12
Quand le feu léchera tes tourelles royales, 12
Quand tes plafonds dorés crouleront sur tes dalles, 12
55 Potsdam, pense à Saint-Cloud, souviens-toi de Strasbourg 12
Criant en vain pitié sous l'incendie ! Un jour, 12
Lorsque le voyageur, traversant la campagne 12
De ce qui fut jadis l'empire d'Allemagne, 12
Demandera quels sont ces grands murs crevassés, 12
60 Sur ces rochers noircis ces débris entassés, 12
Et de tant d'ossements pourquoi la plaine est blanche, 12
Nous répondrons : « C'est là qu'a passé la Revanche ! » 12
ALBERT
Imiter l'assassin en voulant le punir, 12
C'est mettre sur son front la palme du martyr : 12
65 L'échafaud qui se dresse absout presque le crime ; 12
Quand le juge est bourreau, le coupable est victime. 12
De quel front iras-tu parler d'assassinats, 12
Quand cent mille orphelins gémiront sur tes pas, 12
Et qui n'excusera Châteaudun et Mézières, 12
70 Quand le sang allemand rougira les rivières ? 12
RODOLPHE
Oh ! nous avons assez des sermons filandreux, 12
Des rhéteurs à pathos, et de leurs songes creux. 12
Au milieu des débris la lumière s'est faite, 12
Et qu'à cela du moins nous serve la défaite 12
75 De nous débarrasser des lieux communs usés, 12
Et de tout le fatras des grands mots empesés. 12
ALBERT
Mais où nous conduira cette haine sauvage 12
Passant du père au fils comme un sombre héritage ? 12
Voilà donc le fanal, le clair et chaud soleil 12
80 Qui devait éclairer la France à son réveil ! 12
C'est le règne du sang, c'est le droit de la force ! 12
Entre deux nations c'est la vendetta corse ! 12
RODOLPHE
Veux-tu donc qu'il soit dit qu'un Mandrin couronné 12
Ait pillé, violé, détruit, assassiné, 12
85 Et soit mort dans son lit, plein de jours et de gloire ? 12
Ce serait à nier la morale et l'histoire ! 12
Il faut de ses forfaits qu'il reçoive le prix, 12
Et qu'il voie à Berlin ce qu'il fit à Paris ! 12
ALBERT
Contre ces cruautés ainsi tu ne réclames 12
90 Que pour toi-même oser ce qu'en d'autres tu blâmes, 12
Pendre des paysans, mettre à sac des palais, 12
Et bâtir un autel aux excès que tu hais ? 12
Pour effacer l'affront qui salit notre joue, 12
Tu vas dans les bourbiers ramasser de la boue. 12
95 La cause ainsi vengée est perdue à jamais. 12
Adieu, travaux aimés ! adieu, rêves de paix ! 12
Revanche prussienne ou revanche française, 12
Jamais ne s'éteindra l'effroyable fournaise : 12
Les deux peuples rivaux, l'un sur l'autre acharnés, 12
100 Vengeront tour à tour leurs fils assassinés. 12
La haine, grandissant après chaque défaite, 12
Du vaincu frémissant relèvera la tête. 12
L'univers, emporté par un vent ennemi, 12
Roulera sans repos de Rosbach à Valmy, 12
105 D'Auwerstædt à Sedan, jusqu'au jour où par terre 12
Le dernier des vainqueurs périra de misère. 12
Est-ce ce que tu veux ?
RODOLPHE
Ce sont de sots propos.
Faut-il à leurs bâtons aller tendre le dos ? 12
Parlerons-nous encor de fraternelle étreinte, 12
110 D'indissolubles nœuds, d'amitié sacro-sainte, 12
Et malgré les revers, et malgré les leçons, 12
Livrerons-nous encor les clefs de nos maisons ? 12
Ouvrirons-nous la porte aux héros de là Prusse, 12
Aux nobles chevaliers du faux et de l'astuce, 12
115 Aux Judas brevetés qui, depuis soixante ans, 12
Cachent sous l'habit noir leur veste de hulans ? 12
Laisse en repos, crois-moi, l'ode lamartinienne 12
Et tous les vains espoirs d'amitié prussienne. 12
Dans sa marche en avant, le monde est arrêté : 12
120 Nous n'y pouvons plus rien ; le sort en est jeté ! 12
Ils ont ressuscité les haines d'un autre âge, 12
Et Rome ne peut vivre à côté de Carthage. 12
ALBERT
Oui, le sang répandu demande un châtiment ; 12
Au sombre drame il faut un sombre dénoûment ; 12
125 Aussi j'ai fait serment d'une éternelle haine, 12
Non contre le troupeau qu'à coups de schlague on mène, 12
Mais contre ces maudits qui se font un honneur 12
D'empourprer dans le sang leur manteau d'empereur, 12
Cet oblique ministre, et ces incendiaires 12
130 Qui, vautours galonnés, se repaissent de guerres. 12
Oh ! pour ceux-là, vois-tu, plus que toi je les hais, 12
Eux qui pour bien longtemps, et peut-être à jamais, 12
Entre deux nations ont creusé ces abîmes ; 12
Je les hais, mais le bras qui punira leurs crimes 12
135 Ne doit pas être teint du sang d'un innocent ; 12
Et ne tenons-nous pas un engin plus puissant 12
Que tous leurs canons Krupp ? — Le lugubre fantôme 12
Qui soulève la nuit les rideaux de Guillaume, 12
Et de ses doigts de feu, sur les lambris dorés, 12
140 Écrit les mots divins : « Mané, Thécel, Pharès ! » 12
Le spectre qui, sinistre, agite les ombrages 12
Où Bismark erre seul, qui retourne les pages 12
Du livre où Moltke lit ; l'ombre au grand manteau noir 12
Dans Potsdam triomphant qui se glisse le soir, 12
145 Ce n'est pas la vaincue, encore pantelante ; 12
Soulevât-elle un jour sa tête chancelante, 12
Les fusils sont chargés, les canons sont tout prêts 12
Et Bismark a déjà tendu de nouveau rets. 12
Ce qu'ils craignent, vois-tu, c'est la force invincible 12
150 Qui sur leurs têtes lève une épée invisible, 12
Ébranle l'aigle d'or de leurs hautains cimiers, 12
Et déjà de leurs fronts arrache les lauriers. 12
Ce qu'ils voient, ce n'est pas la revanche française, 12
Ce n'est pas le soldat chantant la Marseillaise ; 12
155 Non, c'est leur propre peuple, à la longue irrité, 12
Assiégeant leurs palais au cri de : Liberté ! 12
— Ami, c'est la Revanche ! — O maîtresse chérie, 12
Liberté, venge-nous, venge notre patrie ; 12
A l'assaut, à l'assaut ! Sur leurs trônes croulants 12
160 Fais saisir ces bandits par leurs propres hulans ; 12
Jette ces scélérats, hier terreur du monde, 12
Aujourd'hui sa pitié, dans quelque bagne immonde ; 12
Fais tomber devant toi l'Allemagne à genoux ; 12
Voilà le châtiment, le seul digne de nous ! 12
165 Esclave, quand il sert une cause royale, 12
L'homme dans son fusil peut couler une balle, 12
Et demander au meurtre un succès détesté ; 12
Mais libre, il n'a qu'une arme, et c'est la Vérité ! 12
RODOLPHE
La période est belle et la phrase sonore 12
170 Et tu tournes, ma foi, fort bien la métaphore. 12
Mais jette, s'il te plaît, ta poudre à d'autres yeux, 12
Parle sans éloquence, et soyons sérieux. 12
Qui de nous ne s'est pas bercé de ce beau rêve : 12
Dans un baiser de paix unir tous les fils d'Ève ? 12
175 Qui de nous n'a pas eu la noble ambition 12
De vouloir effacer le mot de nation ? 12
Tandis qu'au grand banquet nous conviions la terre. 12
Les Prussiens chantaient la haine héréditaire. 12
Ils nous ont réveillés. — Ah ! si, lorsque l'airain 12
180 De nos canons rivaux se mirait dans le Rhin, 12
Nos mains n'ont pu se joindre au-dessus de son onde, 12
Que sera-ce aujourd'hui ? La plaie est trop profonde 12
Pour se guérir si vite. Entre la Prusse et nous, 12
Ceux qui rêvent un nœud sont de lugubres fous. 12
185 Si la France s'endort, si jamais elle oublie, 12
Elle est morte : oublier, c'est crime ou c'est folie ! 12
Tant pis, tant pis pour ceux qui ne veulent pas voir 12
Qu'envers nos égorgeurs la haine est un devoir, 12
Et je ne comprends pas, morbleu, qu'un Français vienne 12
190 Nous dire d'oublier que Metz est prussienne ! 12
ALBERT
Eh ! ne sais-tu pas bien que mon cœur ulcéré 12
Garde pieusement son souvenir sacré ? 12
Si, lorsque tout Paris, épris de vaine gloire, 12
Avant le premier feu chantait déjà victoire, 12
195 Indigné, j'ai maudit ceux dont le cœur léger 12
Nous livrait poings liés aux fers de l'étranger, 12
Si j'ai blâmé ces cris et cette folle haine, 12
Du moins quand s'abattit l'avalanche germaine, 12
Pour saisir un fusil et courir au canon, 12
200 Je n'ai pas attendu qu'on appelât mon nom. 12
Je souffre autant que toi des malheurs de la France ; 12
Comme toi j'ai gardé la secrète espérance 12
D'une aurore nouvelle et de revoir un jour 12
Flotter nos trois couleurs aux remparts de Strasbourg. 12
205 Mais si le sort nous jette en cette horrible étreinte, 12
Que moi j'appelle impie et que tu nommes sainte, 12
S'il faut que sans relâche et Gaulois et Germains 12
Dans un affreux duel ensanglantent leurs mains, 12
Au moins, souvenons-nous des vertus de nos pères ; 12
210 Hors des sentiers du droit n'entraînons pas les guerres, 12
Prenons les forts d'assaut, épargnons les maisons ; 12
La bataille loyale et pas de trahisons ! 12
Combattons en soldats, dignes de notre race. 12
Le coq gaulois n'est pas comme l'aigle rapace, 12
215 Qui s'acharne au corps mort de son rival tombé, 12
Dans son ventre entr'ouvert plonge son bec courbé, 12
Et se repaît joyeux de sa chair palpitante. 12
A leur aide s'ils ont appelé l'épouvante, 12
A la torche s'ils ont demandé leurs succès, 12
220 Ils étaient Prussiens, et nous sommes Français. 12
A de pareils hauts faits chacun trouve son compte, 12
Le vaincu la ruine et le vainqueur la honte, 12
Et le plus beau laurier de ces brigands du Nord 12
Ne vaut pas un cyprès sur un franc-tireur mort. 12
RODOLPHE
225 Prendre les forts d'assaut, lutter un contre quatre, 12
Avec tous ces exploits fort beaux, on se fait battre ; 12
Or, je veux me venger et m'inquiète peu 12
Que ce soit par le fer, la terreur ou le feu. 12
ALBERT
Frapper des innocents, voilà donc ta justice ? 12
RODOLPHE
230 Qui suit un malfaiteur en devient le complice ! 12
ALBERT
Comment ! tu punirais ces pauvres malheureux 12
Jusqu'aux murs de Paris traînés entre deux feux ? 12
RODOLPHE
Tes pauvres malheureux, je les ai vus à l’œuvre, 12
Et pour me convertir tu fais fausse manœuvre. 12
235 L'homme qui tue un loup n'est pas un meurtrier ! 12
Je les ai vus, te dis-je, et ne puis l'oublier, 12
Calmes, obéissants, lourdes brutes infâmes, 12
Repousser des blessés, des enfants dans les flammes, 12
Achever des mourants, sans que leur main tremblât, 12
240 Sans que chez eux en rien l'homme se révélât ; 12
Pour un hulan blessé dans les forêts voisines, 12
D'un village innocent faire un tas de ruines ; 12
Pour un Prussien mort, aller prendre au hasard, 12
Dans la foule, un infirme, une femme, un vieillard, 12
245 Que sais-je ? et le tuer ! Égorger une mère 12
Qui soigne son enfant, ce n'est pas là la guerre ! 12
Ce sont des assassins et non pas des soldats ! 12
Et tous tes beaux discours ne m'apitoîront pas ! 12
ALBERT
Fort bien ; mais si le sort trompe ton espérance, 12
250 Si l'aigle noir égorge encor le coq de France, 12
Si nous sommes vaincus ?
RODOLPHE
Eh bien ! nous périrons,
Mais nous aurons lavé la tache de nos fronts, 12
Et nous aurons prouvé qu'il est des âmes pures 12
Qui savent préférer le trépas aux souillures. 12
ALBERT
255 L'avenir, aujourd'hui derrière l'horizon, 12
Demain décidera qui de nous a raison ; 12
Ami, mais aujourd'hui que la France blessée 12
Nous montre en gémissant sa gorge transpercée, 12
Au moins, que ses enfants restent unis entre eux, 12
260 Et laissent leurs débats à des jours plus heureux. 12
Hélas ! le jour est loin, si jamais il doit luire, 12
Où les flots apaisés berceront le navire ; 12
Avant de demander quelle route il suivra, 12
Sachons si du naufrage il se relèvera. 12
265 Mettons-nous côte à côte à cette noble tâche ; 12
Courageux ouvriers, travaillons sans relâche ; 12
Rejoignons les débris de ses ponts écrasés, 12
Réparons ses haubans, changeons ses mâts brisés ; 12
Pour des flots furieux défendre sa carène 12
270 Doublons de clous d'acier les solives de chêne, 12
Forgeons-lui de nos mains une armure de fer, 12
Et quand son éperon sillonnera la mer, 12
Quand il se dressera sur la vague hurlante, 12
Avec ses mâts, ses feux, sa proue étincelante, 12
275 Alors il sera temps de débattre entre nous, 12
Pour le conduire au port que nous désirons tous, 12
Quel souffle remplira sa large voile blanche : 12
La grande RÉPUBLIQUE ou la grande REVANCHE ! 12
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