PREMIÈRE PARTIE |
(1867-1870) |
Le vieux Patriote à ses Petits-fils (1)
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Mes fils ! — voici longtemps que regardant la France, |
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Je pleure ! — Mais toujours je regarde et j'attends. |
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Je dis : — Elle viendra l'heure de délivrance ; |
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Le soleil brillera sur la nuit de vingt ans. |
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Nous ne resterons pas sous le joug qui nous pèse ; |
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Bientôt l'aube luira : bientôt dans les faubourgs, |
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Nous entendrons gronder la vieille Marseillaise, |
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Et de la liberté nous suivrons les tambours. |
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J'attends !… j'attends toujours ! et l'heure fuit rapide, |
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Et vous restez cloués sous le joug et l'affront ; |
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Plus rien ne vibre en vous, nul espoir ne vous guide, |
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Vous braillez un moment puis vous courbez le front. |
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Jamais entre vos mains un fusil ne remue ; |
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Jamais vous n'avez dit : — « Si nous voulions, pourtant ? » |
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Il suffit d'un sergot au détour d'une rue, |
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Pour vous faire pâlir et rentrer à l'instant. |
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Ah ! sur vos pères morts si Dieu soufflait la vie ! |
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S'ils voyaient à travers les débris du cercueil, |
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Leurs fils abâtardis, postérité flétrie, |
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Encenser d'un César le ridicule orgueil ; |
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Ils crieraient à la mort : — « Avec ta froide étreinte, |
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Pousse-nous plus avant dans l'éternel repos, |
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Car c'est le dernier jour de la liberté sainte, |
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Car nos fils sans vigueur ont fait honte à nos os ! » |
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Enfants dégénérés vous êtes sans courage, |
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Car, moi, je me souviens que vieillard, jouvenceau, |
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Au cri de liberté chacun quittait l'ouvrage, |
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Pour courir l'arme au bras, la cocarde au chapeau. |
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Cependant nos travaux activaient l'industrie, |
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Et la rouille jamais ne tachait notre outil ! |
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Mais, soldats-citoyens, au cri de la patrie, |
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On posait le marteau pour prendre le fusil ! |
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Par des exploits fameux nous comptions nos journées, |
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Les rois à notre aspect connaissaient les effrois. |
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Nous prenions leurs palais, troupes déguenillées, |
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Pour poser nos pieds nus sur les tapis des rois ! |
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Quand les tambours battaient leurs marches triomphales, |
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Nous allions en avant d'un bond précipité ; |
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Sous les drapeaux au vent déchirés par les balles, |
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On tombait en criant : — « C'est pour la liberté ! » |
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Mais vous, que faites-vous ? et que savez-vous faire ? |
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Sinon vivre et jouir, énervés du sérail ! |
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Vous regardez passer, calmes et sans colère, |
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Ces loups que vous gardez au milieu du bercail ; |
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Ils doublent le labeur ; — le salaire, ils l'abaissent ; |
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Pour eux les meilleurs vins et la fleur des grands blés, |
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De la sueur du peuple, en un mot, ils s'engraissent, |
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Et vous ne dites rien ; — vous êtes muselés ! |
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Un seul homme vous tient ; la peur vous enveloppe |
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Alors que nous, mordieu ! sans souliers et sans pain, |
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Mais libres ! mais vainqueurs ! Nous faisions en Europe, |
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Pâlir les rois devant le Peuple-Souverain ! |
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Vingt ans vous ont gâtés ! — Le Coupon et la Rente, |
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Chez vous parlent plus haut que l'amour du pays, |
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De plaisir et de luxe une soif dévorante, |
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Vous étrangle le cœur ! Vous n'êtes pas nos fils ! |
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Vous n'êtes pas nos fils ! — nous prenions des Bastilles, |
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Mais vous quel noble but enflamme votre essor ? |
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Vous brillez sur le turf, dans les boudoirs de filles, |
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Votre champ de bataille est à la Maison d'or ! |
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Que vous importe à vous les destins de la France ? |
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D'un passé glorieux si le pays est veuf ? |
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Et si l'Europe rit, voyant la différence. |
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De nos Petits-Crevés aux conscrits de l'an neuf ? |
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Allons ! sus ! Levez-vous ! que la trompette sonne ! |
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Pour ressaisir vos droits chaque instant est compté, |
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Sous vos coups redoublés faites crouler un trône ; |
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Jetez aux quatre-vents l'Empire détesté ! |
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Ne craignez pas la mort et vous serez vos maîtres. |
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Mourir pour son pays est-il un sort plus beau ? |
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Vive la liberté ! — marchez ! et vos ancêtres |
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Joyeux applaudiront du fond de leur tombeau ! |
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Paris,
15 juin 1870.
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