PREMIÈRE PARTIE |
(1867-1870) |
Les Morts Expropriés(1)
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Ainsi donc le cordeau tiré par l'architecte, |
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Va déranger les morts ? — Leur sommeil que respecte |
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Le passant incliné sur le froid monument, |
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Pour épeler un nom avec recueillement, |
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Doit être interrompu ? — Donc, la pioche sonore |
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Du sombre fossoyeur va retentir encore |
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Sur la fosse comblée, et, les morts réveillés, |
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Par les trous du cercueil aux ais entre-bâillés, |
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Surpris, regarderont si l'Archange lui-même, |
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A sonné les appels du jugement suprême, |
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Et se demanderont : — « Est-ce donc aujourd'hui, |
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Que le Seigneur nous fait paraître devant Lui ? » |
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Et, secouant les plis d'un lambeau de suaire, |
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Agitant, effarés, dans l'étroit ossuaire, |
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Leurs membres décharnés que la mort a roidis, |
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Eux-mêmes chanteront un long De Profundis ! |
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Non ! Ce n'est pas le jour où le cercueil doit rendre |
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Le corps des trépassés dont il gardait la cendre ; |
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O morts ! rassurez-vous, ce n'est pas aujourd'hui, |
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Que l'Archange a crié ; — Surgite Mortui ! |
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Levez-vous, cependant ! levez-vous ! nos édiles, |
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Hier, ont décrété que les morts inutiles, |
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Malgré le saint regret, le pieux souvenir, |
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Devant l'utilité publique, à l'avenir |
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Seraient expropriés ! Oui, les morts ! — On les chasse, |
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Du sol où, pour dormir, ils ont payé la place. |
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On va rouvrir leur tombe, et les cieux étonnés, |
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Verront leurs ossements froidement profanés, |
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Par les démolisseurs aux gages de la Ville. |
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La réclamation, hélas ! est inutile : |
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Il faut un boulevard, sur lequel on pourra |
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Bâtir le riche immeuble et qui rapportera. |
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On a pris les jardins ? Les cités ouvrières ? |
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Votez, pour que l'on prenne aussi les cimetières ! |
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Vous n'aviez pas songé jusqu'ici que le mort |
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Pouvait être au vivant d'un utile rapport ? |
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Votez ! pour que la tombe où repose l'ancêtre, |
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Se transforme en terrain à huit cents francs le mètre ! |
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O morts ! en allez-vous devant l'alignement ! |
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On vous paiera les frais de déménagement ! |
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Dans un coin du cercueil roulez vos longs suaires, |
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La croix, le buis bénit, le livre de prières, |
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Que la religion, la tendre piété |
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Mirent entre vos mains et pour l'Éternité ; |
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Un camion viendra vous charger tout à l'heure ! |
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N'oubliez rien surtout dans l'obscure demeure ; |
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Ni la croix, ni le buis, ni le livre ; — demain |
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Quelque maçon pourra sur le bord du chemin, |
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Les jeter en chantant, ou bien s'il les ramasse, |
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Il les vendra pour boire au chiffonnier qui passe ! |
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O morts ! vous aviez cru, quand se ferma votre œil, |
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Que vous alliez avoir le repos du cercueil ? |
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Que vous croisant les bras sous les bandes funèbres, |
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Vous alliez, dans la mort aux épaisses ténèbres, |
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Connaître enfin la paix inconnue aux vivants, |
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Et que, dans vos cercueils, seuls et sans mouvements, |
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Vous goûteriez ce calme, énigme poursuivie, |
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Que la mort ne veut pas expliquer à la vie ? |
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Eh bien, détrompez-vous et sortez du repos ! |
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Réveillez-vous, ô morts ! et rassemblez vos os ! |
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Le tracas vous poursuit jusque dans votre tombe ; |
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Il faut qu'une autre fois, sur vous la terre tombe ! |
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Allons ! interrompez, ô morts, votre sommeil, |
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Sortez de votre nuit, paraissez au soleil, |
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Rouvrez à ses clartés vos grands yeux sans prunelles. |
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Remontez au séjour des haines éternelles, |
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Vous étiez bien, couchés ? mais c'est assez dormir ; |
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O morts ! réveillez-vous ! les maçons vont venir ! |
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Il faut, entendez-vous ? — il faut leur faire place ; |
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Vous les gênez, enfin ! — ils vont venir en masse, |
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Le plan dans une main et dans l'autre un marteau, |
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Pour ouvrir une voie, effondrer un tombeau ! |
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Avec un mot en vain vous croyez les confondre ; |
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— « Le respect ! » dites-vous ? — « Le plan ! » vont-ils répondre. |
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Aussi gardez-vous bien d'invoquer le respect, |
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En face de la loi le mort serait suspect ! |
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Le vote du Sénat déclare, sans réplique, |
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La profanation d'utilité publique ! |
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Ce que n'ont jamais vu tous les siècles passés, |
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Le nôtre l'aura vu ; chasser les trépassés ! |
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Jadis, les citoyens de la Rome païenne, |
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A manteau laticlave ou robe plébéienne ; |
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Noblesse ou populace, honoraient saintement |
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La dépouille des morts ; — leurs mains pieusement, |
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La recueillaient dans l'urne avec soin parfumée, |
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Et la maison gardait la cendre bien-aimée. |
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Le mort ne quittait point le parent qui l'avait |
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Tendrement consolé, chéri, lorsqu'il vivait. |
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Son souvenir peuplait la maison mortuaire, |
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Et défiait l'oubli, — ce deuxième suaire ! |
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Chacun gardait ses morts, craignant qu'en d'autres lieux, |
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On ne sut protéger leurs restes précieux, |
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Et non pas seulement du temps où Rome libre, |
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Du Gange à l'Hellespont faisait régner le Tibre ? |
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Non, je n'en parle pas, mais du temps détesté, |
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Où Rome dans les fers pleurait sa liberté. |
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On prenait à ses fils et leurs biens et leur vie, |
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On menait aux égouts cette race avilie, |
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Et les plus durs travaux et les plus dures lois, |
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Étaient pour les Romains le prix des vieux exploits ! |
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Cependant les tyrans de ces vainqueurs du monde, |
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Ne heurtèrent jamais leur piété profonde, |
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Car ils laissaient en paix la cendre des aïeux ; |
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Ils avaient un mérite ; ils redoutaient les Dieux ! |
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Vous ne redoutez rien, ni les Dieux, ni les hommes, |
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O vous, démolisseurs ! Pas même les fantômes |
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De ceux que vous aurez chassés de leurs tombeaux ! |
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S'ils allaient revenir, drapés dans les lambeaux |
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Du suaire, tracer de leur doigt de squelettes : |
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Mane ! Thecel ! Pharès ! dans vos palais en fêtes ? |
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— « Non ! les morts sont bien morts ! — dites-vous. Et d'abord, |
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Si nous allons fouiller dans les champs de la mort, |
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C'est pour vous, pour vous seuls. Notre sollicitude, |
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Fait de votre bien-être une constante étude. |
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Ingrats ! vous nous blâmez ? vos neveux nous loueront ; |
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C'est un El Dorado dans lequel ils vivront, |
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Voyez comme Paris par nos soins se transforme ! |
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Nous sommes des géants et notre œuvre est énorme ! |
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L'Europe émerveillée admire nos travaux. |
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Nous vous faisons un peuple, un peuple sans rivaux. |
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Cessez de murmurer et sachez reconnaître, |
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Que nous n'avons qu'un but, un seul, votre bien-être. » |
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Merci ! mais s'il vous faut pour cela, pour vos plans |
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Fouiller le sol béni de ces pauvres os blancs, |
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S'il vous faut morceler la terre des reliques, |
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Dirigez vos cordeaux sur des lignes obliques |
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Et laissez les tombeaux, nous vous applaudirons, |
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Et s'il vous faut des bras nous vous les fournirons. |
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Mais tant que vous voudrez profaner les enceintes, |
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Où dorment les débris des affections saintes, |
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Comment vous applaudir, ô vous, qui sans remords, |
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Gâchez votre mortier des cendres de nos morts ! |
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Paris,
21 Janvier 1868.
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