LES RUBANS DE MARIE |
Simple Histoire |
IV |
Ruban noir |
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Le clairon a sonné, tout s'émeut, le sol tremble, |
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On dirait un seul corps en voyant cet ensemble |
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De mille bataillons marchant à rangs serrés. |
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Le silence est partout ; l'heure de la bataille |
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Produit une stupeur que bientôt la mitraille |
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Va chasser, en passant, sur ces fronts assurés. |
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Ils vaincront ou mourront ! — en avant ! la victoire |
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Leur est promise à tous, ils couvriront de gloire |
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Et d'immortalité leurs drapeaux triomphants ! |
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D'où leur vient donc ainsi cette mâle assurance ? |
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Qui les guide ? — Un génie a fait par sa présence, |
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Passer d'un seul coup d'œil la victoire en leurs rangs. |
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Un seul coup d'œil, un geste, un signe, une parole, |
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Celle qui fit franchir d'un bond le pont d'Arcole ! |
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Car ce génie était le vainqueur d'Austerlitz ; |
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C'était Napoléon, qui, ravageant la terre, |
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Dans son immense orgueil avait rêvé de faire |
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Des couronnes des rois des jouets pour son fils ! |
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En avant ! en avant ! la fanfare résonne, |
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Par cent bouches d'airain la mort s'élance et tonne, |
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Et le champ de bataille est jonché de mourants ! |
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En avant, vieux soldat ! quelles sont donc tes craintes ? |
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N'entends-tu pas ces cris de victoire ? — Ces plaintes, |
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Ce monstrueux concert que font des combattants ? |
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Napoléon est là ! son regard, regard d'aigle, |
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Mesure tous les plans ; il court, il vient, il règle |
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Les chances du succès ; il a vu ta valeur ; |
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Il te fait signe, approche et que ton front s'incline, |
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Pour étancher ton sang il va sur ta poitrine |
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Poser, ô vieux soldat, l'étoile de l'honneur ! |
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Va te faire tuer maintenant ; — que t'importe ? |
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Tu jetteras encor d'une voix assez forte, |
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Un cri d'enthousiasme et « Vive l'Empereur !… » |
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Mais les rangs ennemis faiblissent et s'affaissent. |
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Leurs derniers bataillons devant vous disparaissent, |
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Napoléon encor se promène vainqueur ! |
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Mais que de morts, grand Dieu ! dorment dans la poussière |
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Qui pourrait les compter ? leurs corps couvrent la terre ! |
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A l'appel du clairon ils ne répondront plus ! |
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Un lourd sommeil de plomb pèse sur leur paupière ; |
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Ils ne reverront plus leurs parents, leur chaumière, |
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Où depuis si longtemps ils étaient attendus ! |
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Retournons maintenant à la pauvre Marie. |
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Que fait-elle ? elle espère… elle doute… elle prie ! |
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Un noir pressentiment attriste son amour. |
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— « Oh ! s'il était tué ! » se disait-elle, émue. |
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Un jour, elle descend en courant ; dans la rue |
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Elle avait entendu comme un bruit de tambour ; |
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Un régiment passait. — « C'est le sien, cria-t-elle, |
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Il revient donc, enfin ! » Et puis, elle chancelle, |
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Car Louis n'était pas parmi tous ces soldats. |
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Elle s'informe alors, elle demande et pleure ; |
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— « Avez-vous vu Louis ? pourquoi donc à cette heure |
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N'est-il pas avec vous ? — On ne répondait pas. |
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— « Parlez ; dites un mot. J'étais sa sœur chérie, |
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Sa fiancée, enfin le bonheur de sa vie… |
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Vous voulez m'effrayer, Messieurs ? vous avez tort ; |
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Tenez, je ris…, parlez… déjà l'heure s'écoule, |
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Pourquoi retardez-vous mon bonheur ? » — De la foule |
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Une voix s'éleva disant : — « Louis est mort ! » |
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— « Mort ! » — Ce cri de l'enfant fut la seule parole, |
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Et puis elle tomba pour se relever folle ! |
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Lorsque de sa mansarde elle prit le chemin, |
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Ses yeux étaient hagards ; pas une plainte amère |
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Ne sortait de sa bouche. — Elle embrassa sa mère |
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Qui quelques jours après expirait de chagrin. |
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Oh ! comme tout était changé dans la mansarde ! |
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Plus de chants, plus d'ouvrage, et la lueur blafarde |
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D'une lampe éclairait tout ce morne abandon. |
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Les voisins par pitié secouraient la misère |
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De Marie accroupie au foyer solitaire, |
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Et qui semblait n'avoir retenu qu'un seul nom ! |
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Parfois, on l'entendait, debout à la fenêtre, |
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Pousser un long éclat de rire ; — « Il va paraître, |
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Criait-elle aux passants, — il revient aujourd'hui ! |
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Ou bien, elle arrêtait un soldat au passage, |
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Elle le regardait fixement au visage, |
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Et le laissait aller, disant : — « Ce n'est pas lui ! » |
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Elle avait enlevé dans un moment lucide |
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Son ruban vert, hélas, de tant de pleurs humide ! |
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A quoi bon désormais l'emblème de l'espoir ? |
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Seulement, et parfois, aux belles amoureuses, |
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De leur bonheur présent, si fières, si joyeuses, |
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Elle montrait un ruban noir ! |
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