LES RUBANS DE MARIE |
Fantaisie |
A Mademoiselle E. G.
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I |
INNOCENCE |
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Elle dort. Une lampe éclaire son visage ; |
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Son front n'est obscurci par aucun noir nuage : |
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Rien ne trouble sa paix — ni sa sérénité. ' |
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Elle a prié ce soir, et, maintenant, son rêve, |
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5 |
De ses travaux du jour douce et paisible trêve, |
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Emporte son esprit vers un monde enchanté. |
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Du Dieu qu'elle a prié son regard voit la face. |
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Parmi lès saints esprits il lui montre sa place ; |
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Elle court dans des champs semés d'or et d'azur |
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10 |
Ces spacieux jardins aux fleurs toujours nouvelles |
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Qui répandent au sein des sphères éternelles, |
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Comme pour louer Dieu, leur parfum le plus pur. |
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Son oreille attentive écoute l'harmonie |
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Et recueille les sons de la harpe, bénie |
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Qui vibre sous les doigts de mille séraphins. |
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A ce concert sacré, sa voix douce et craintive |
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Se mêle avec transport, et sa prière arrive |
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A Dieu, sur l'aile d'or des cantiques divins. |
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Rêve heureux ! et qui naît de sa jeune ignorance ! |
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20 |
Rêve qui, chaque nuit, s'achève et recommence, |
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Oh ! tu n'es point de ceux qui viennent abuser. |
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L'âme que tu ravis, est comme un lac tranquille : |
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Nul remords ne la trouble, et tu la vois, docile, |
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S'endormir, s'éveiller au bruit d'un doux baiser. |
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25 |
Un baiser de sa mère ! Oh ! c'est tout ce qu'elle aime ! |
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Pour elle, sa tendresse est divine et suprême ! |
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— Son père, hélas ! son père est mort depuis longtemps. |
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Depuis, tout son amour s'est porté sur sa mère : |
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Pour elle ses baisers, pour elle sa prière ; |
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30 |
Pour elle, doux trésors ! les fleurs de son printemps. |
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Dans ses cheveux, elle a pour unique parure |
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Un simple ruban blanc, dont le pli s'aventure |
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Sur son sein, où la soie et l'or sont inconnus ; |
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Un ruban seulement et sa robe d'indienne, |
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35 |
Qui, de tant de beautés modeste gardienne, |
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Ne laisse contempler que ses bras demi-nus. |
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Auprès de la fenêtre, un oiseau dans sa cage, |
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Par ses chants de bonheur anime son ouvrage ; |
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L'aiguille diligente éloigne tout souci |
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40 |
De son seuil, où le pauvre, en recevant l'aumône, |
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Fait qu'une perle encor s'ajoute à la couronne |
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Que Dieu garde à cet ange, auquel il dit : merci ! |
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Elle est heureuse ainsi ; qui peut troubler cet être ? |
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Elle marche au milieu du monde, sans connaître |
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45 |
Ce qu'il a de méchant, d'égoïste et de froid. |
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Les cailloux du chemin pour elle sont de sable ; |
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Sa candeur la défend ; la foule impitoyable |
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S'écarte avec respect sitôt qu'elle la voit. |
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Son travail la nourrit. — Elle est pauvre. — Sa mère |
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50 |
Ne peut plus travailler : dans une épreuve amère |
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Le Seigneur fit tomber ses membres engourdis. |
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Elle travaille et chante. — Oh ! va, Dieu te regarde, |
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Pauvre enfant ! et les chants ont fait de ta mansarde |
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Un nid joyeux et saint, un nouveau paradis. |
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55 |
Ton cœur ignore encor ce mal qui nous dévore, |
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Ce mal qu'on nomme amour, et que chacun adore. |
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Si ton front est rêveur, certes, ce n'est pas lui |
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Qui trouble tes instants et cause tes alarmes ; |
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A tes yeux si l'on voit se balancer deux larmes, |
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60 |
C'est que la mère, hélas ! a souffert aujourd'hui. |
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Non, non ; tu ne connais ni ses douleurs aiguës, |
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Ni ses nombreux accès de fièvres inconnues, |
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Ni son espoir d'un jour, qu'un autre jour détruit. |
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Non ; ton sommeil est calme et ton âme est sereine, |
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65 |
Par souffles mesurés s'échappe ton haleine. |
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Non ; — tu chantes le jour et tu rêves la nuit. |
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L'amour ? Et que t'importe à toi l'amour, pauvre ange ? |
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Ton cœur en possède un, un qui jamais ne change, |
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Un amour que du ciel Dieu bénit chaque jour ; |
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70 |
Tu le connais, enfant, car lui seul fait ta joie ; |
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Sur un être adoré tout ton cœur le déploie : |
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N'est-ce pas que ta mère est ton unique amour ? |
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De ton ruban chéri la couleur virginale |
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Nous le dit à chacun. — Oh ! l'aube matinale |
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75 |
A moins de pureté, moins de calme profond |
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Que tes jours écoulés dans cette paix obscure, |
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Et par ton ruban blanc, angélique parure, |
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L'image de ton cœur se reflète à ton front. |
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Je vous l'ai déjà dit : sur sa chaise de paille, |
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80 |
Libre, dès le matin, elle chante et travaille. |
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Ses sens dorment encor ; les vives passions |
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Au cœur de cette enfant sont loin d'être germées. |
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Sa joie est dans sa mère, et ses fleurs bien aimées, |
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Dans son beau ruban blanc et ses jeunes chansons. |
12 |
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II |
AMOUR |
85 |
Ton front est inquiet, Ô Marie ! et ta mère |
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Ne t'a pas entendu répéter la prière |
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Qu'ensemble, à ton chevet, vous faisiez le matin. |
12 |
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Bien des fois de tes doigts ton aiguille est tombée ; |
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Vis-à-vis ton regard erre à la dérobée, |
12 |
90 |
Et ton oiseau tout seul a chanté son refrain. |
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Qu'as-tu ? quelle langueur décolore ta joue |
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Et quel esprit malin de ton repos se joue ?… |
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Hier encor tu riais, libre comme à seize ans ; |
12 |
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Mais ta mère va mieux, tu dois être joyeuse. |
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95 |
Es-tu malade ?… Non ! — Ma jeune soucieuse, |
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Pourquoi ce front rêveur et ces yeux languissants ? |
12 |
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D'où naît ce changement ? Regarde en ta demeure : |
12 |
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Gaie et contente hier, maintenant tout y pleure. |
12 |
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Pourquoi, mon Dieu, pourquoi ce subit abandon ? |
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100 |
Tu rougis !… ma question te trouble et t'embarrasse. |
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Tu te sens donc coupable ? Oh ! réponds-nous, de grâce |
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Toujours le repentir amène le pardon ! |
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Tout auprès, vis-à-vis, dans une chambre étroite |
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Que l'été rend brûlante et l'hiver toute moite |
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105 |
D'humidité, depuis quinze jours environ |
12 |
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Habitait un jeune homme ; orphelin dès l'enfance, |
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Il n'avait pas connu sa mère ; à sa naissance, |
12 |
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Le signe du mépris avait meurtri son front ! |
12 |
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Un soir, de bonnes gens avaient sur une pierre |
12 |
110 |
Amassé cet enfant qui pleurait ; car sa mère, |
12 |
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Qu'on ne revit jamais, l'avait abandonné. |
12 |
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Ils en eurent pitié ; ses pleurs les attendrirent. |
12 |
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Ce que n'avait point fait une mère, ils le firent : |
12 |
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Ils donnèrent leur pain à l'enfant nouveau-né. |
12 |
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115 |
Plus tard, lorsqu'il grandit, il dut gagner sa vie. |
12 |
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Bien des fois il jetait un long regard d'envie |
12 |
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Sur les autres enfants dont il voyait les jeux. |
12 |
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Oh ! qu'il aurait aimé leur troupe fortunée ! |
12 |
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Mais, l'ouvrage était là, son pain de la journée, |
12 |
120 |
Et l'enfant retournait au chantier, soucieux. |
12 |
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— Toujours seul ! disait-il, jamais une voix douce ; |
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Celui que je voudrais pour ami me repousse, |
12 |
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Et je vais dévorer mes larmes à l'écart. |
12 |
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Je n'ai pas demandé pourtant, Seigneur, à naître |
12 |
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125 |
N'aurais-tu pas mieux fait de dérober à l'être |
12 |
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Le pauvre paria qu'on appelle bâtard !… |
12 |
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Louis — c'était son nom — voyait passer Marie ; |
12 |
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Il l'attendait le soir. C'était là de sa vie |
12 |
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Le seul bonheur, hélas ! — Marie, en souriant, |
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130 |
Lui donnait un bonsoir, lorsqu'elle entrait chez elle, |
12 |
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Et lui la contemplait : il la trouvait si belle, |
12 |
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Qu'il n'osait lui parler dans son ravissement ! |
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Mais il était toujours placé sur son passage. |
12 |
|
Un regard bienveillant lui donnait du courage. |
12 |
135 |
— Si tu voulais m'aimer, ange murmurait-il, |
12 |
|
Mais si bas, que lui seul l'entendait dans son âme ; |
12 |
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Si tu voulais m'aimer, de celte foule infâme |
12 |
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Je braverais l'affront ! — Comme la fleur d'avril |
12 |
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Dégage doucement l'écorce de sa tige |
12 |
140 |
Et vient ouvrir son sein à l'oiseau qui voltige ; |
12 |
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Comme elle, douce enfant, je l'ouvrirais mon cœur, |
12 |
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Fermé jusqu'aujourd'hui. — De ton amour la force |
12 |
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Saurait briser, crois-moi, sa grossière écorce |
12 |
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Et serait le soleil qui fait naître la fleur ! |
12 |
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145 |
Un jour, elle venait de rapporter l'ouvrage ; |
12 |
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Marie, en regardant, aperçut dans la cage |
12 |
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Un nouveau compagnon pour son oiseau chéri. |
12 |
|
Deux ou trois jours avant, elle en fit la demande ; |
12 |
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Elle crut deviner de qui venait l'offrande. |
12 |
150 |
Car cet oiseau portait son ruban favori. |
12 |
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— C'est toi, mère ! dit-elle. Oh ! je te remercie. |
12 |
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— Je ne te comprends pas ! Que me dis-tu, Marie ? |
12 |
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Dit la mère étonnée. Hélas ! depuis un mois, |
12 |
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Je n'ai pas, tu le sais, descendu dans la rue. |
12 |
155 |
L'oiseau vient du voisin. — Ah ! fit Marie émue, |
12 |
|
C'est le sien, car la cage est vide, lu le vois. |
12 |
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Le soir, lorsque Louis eut fini sa journée, |
12 |
|
Marie, en rougissant (elle en fut étonnée), |
12 |
|
Alla remercier son généreux voisin. |
12 |
160 |
L'ouvrier, en l'écoutant, avait comme la fièvre. |
12 |
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Un mot : Oh ! je vous aime… ! échappa de sa lèvre, |
12 |
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Qui de la pauvre enfant vint effleurer la main. |
12 |
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Elle rêva la nuit !… Mais non plus ce beau songe |
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Dans lequel, chaque soir, le cœur en paix se plonge, |
12 |
165 |
Car elle ne vit point le paradis et Dieu ! |
12 |
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Cet aveu de Louis, le songe le répète : |
12 |
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Rêveuse le matin, elle mit sur sa tète, |
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|
Au lieu du ruban blanc, un autre ruban bleu ! |
12 |
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|
III |
ESPÉRANCE |
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— Un mois s'est écoulé depuis que, dans son âme, |
12 |
170 |
Marie avait senti brûler une autre flamme |
12 |
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Et naître un autre amour qu'elle ignorait alors ; |
12 |
|
Elle avait, à son tour, dit à Louis : Je t'aime ! |
12 |
|
Oh ! qu'il était heureux ! Pour cet aveu suprême, |
12 |
|
Il n'aurait pas voulu les plus riches trésors. |
12 |
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175 |
Chaque jour apportait des moments pleins de charmes, |
12 |
|
Car leur amour encore ignorait les alarmes ; |
12 |
|
Ils s'enivraient ensemble à leur félicité. |
12 |
|
Le présent était tout. L'avenir, chose obscure, |
12 |
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Ne venait point troubler leur félicité pure, |
12 |
180 |
Car ils n'y songeaient point dans leur tranquillité. |
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|
Peut-être ignorez-vous, ma charmante Lectrice |
12 |
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(Je ne vous blâme pas et je vous rends justice ; |
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Votre cœur est trop pur) ; peut-être ignorez-vous |
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Tous ces mille tourments que l'amour fait d'une ombre, |
12 |
185 |
Ces boutades et puis tous ces accords sans nombre |
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Que suscite l'amour pour peu qu'on soit jaloux. |
12 |
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|
C'était ainsi chez eux ; d'accord, brouillés encore ; |
12 |
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Et plus on est brouillé, mieux après on s'adore : |
12 |
|
C'est la règle en amour, point d'uniformité ; |
12 |
190 |
Un plaisir qu'on acquiert sans désirs est bien fade. |
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|
Mais je vous vois rougir de ma sotte incartade ; |
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|
Veuillez me pardonner cette immoralité… |
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L'ivresse de Louis ne peut pas se décrire. |
12 |
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Il avait ignoré jusqu'alors qu'un sourire, |
12 |
195 |
Un mot, un seul regard, c'était là du bonheur. |
12 |
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— Oh ! merci ! disait-il, merci pour ta tendresse |
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|
Car elle a de mon cœur dissipé la tristesse |
12 |
|
Et le nuage obscur qui pesait sur mon cœur. |
12 |
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Au seul bruit de ta voix, j'ai senti fuir le doute, |
12 |
200 |
Et, prêt à succomber,' j'ai poursuivi ma route ; |
12 |
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Car, seul, abandonné, moi je voulais mourir. |
12 |
|
Chacun me repoussait ; maintenant je veux vivre. |
12 |
|
Tu m'aimes ! n'est-ce pas ? Oh ! ton amour m'enivre ; |
12 |
|
J'ai vécu de douleur, je mourrai de plaisir !…. |
12 |
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205 |
En écoutant ces mots, Marie était heureuse. |
12 |
|
Ils se voyaient une heure, heure délicieuse. |
12 |
|
La mère ne prenait point garde à cet amour. |
12 |
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Vous savez… la vieillesse est toujours confiante ; |
12 |
|
Et puis, ils parlaient d'elle, et leur flamme innocente |
12 |
210 |
Lui promettait aussi bien du bonheur un jour. |
12 |
|
|
— Louis, tu l'aimeras ? disait alors Marie. |
12 |
|
— Je n'ai jamais connu de mère dans ma vie : |
12 |
|
Elle m'en tiendra lieu… Tu vois je l'aimerai. |
12 |
|
— Nous aurons bien soin d'elle. Oh ! c'est qu'elle est si bonne ! |
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215 |
Nous n'aurons pas besoin, pour vivre, de personne : |
12 |
|
Toi, tu travailleras ; moi, je la soignerai. |
12 |
|
|
Hélas ! un jour, Louis rentra triste ; — des larmes |
12 |
|
S'échappaient de ses yeux. — Quelles sont tes alarmes ? |
12 |
|
Dit Marie effrayée. — Il faut partir demain ! |
12 |
220 |
Répondit le jeune homme — Eh ! pourquoi donc ? — L'armée |
12 |
|
Me réclame. — Soldat ! fit Marie accablée…. |
12 |
|
Et son front abattu s'inclina sur sa main. |
12 |
|
|
Il partit… Et Marie, en comptant les journées |
12 |
|
Attendait son retour. Il fallait sept années |
12 |
225 |
Avant qu'il ne revînt au pays. C'était long ! |
12 |
|
Et nous vivions alors dans ces jours où la guerre |
12 |
|
Du bruit de ses canons épouvantait la terre, |
12 |
|
Où les rois pâlissaient devant Napoléon. |
12 |
|
|
Elle attendait toujours et prenait du courage ; |
12 |
230 |
Un bruit dans l'escalier suspendait son ouvrage, |
12 |
|
Elle y courait alors. — Mon Dieu ! ce n'est pas lui ! |
12 |
|
Disait, en remontant, la pauvre jeune fille. |
12 |
|
Puis elle murmurait,en reprenant l'aiguille : — |
12 |
|
Je crois que.cela fait juste un an aujourd'hui. |
12 |
|
235 |
Elle continuait : — Je veux être jolie, |
12 |
|
Je veux qu'à son retour il me trouve embellie. |
12 |
|
Si Louis aujourd'hui, mon Dieu, pouvait me voir |
12 |
|
Comme il serait content ! Je suis encor plus belle |
12 |
|
Chaque minute, aussi, toujours la trouvait-elle |
12 |
240 |
Consultant le reflet de son petit miroir. |
12 |
|
|
Il sera général à son retour, peut-être ! |
12 |
|
Disait la pauvre enfant courant à la fenêtre, |
12 |
|
En écoutant un bruit qu'on entendait dehors. |
12 |
|
Il sera général ! Comme je serai fière ! |
12 |
245 |
Elle attendait toujours sans savoir, pauvre ouvrière, |
12 |
|
Que la gloire souvent n'escorte que les morts. |
12 |
|
|
Enfin, elle attendait, tantôt triste ou joyeuse, |
12 |
|
Gaie ou sombre aujourd'hui, demain triste ou rieuse. |
12 |
|
Le seuil de sa mansarde était toujours ouvert, |
12 |
250 |
Comme on fait pour quelqu'un qu'on attend à toute heure » |
12 |
|
Ses yeux semblaient chercher l'absent clans sa demeure, |
12 |
|
Et dans ses cheveux blonds brillait un ruban vert. |
12 |
|
|
IV |
DEUIL |
|
Le clairon a sonné… tout s'émeut et tout tremble. |
12 |
|
On dirait un seul homme à voir tout cet ensemble |
12 |
255 |
De mille bataillons marchant à rangs serrés… |
12 |
|
Le silence est partout. L'heure d'une bataille |
12 |
|
Répand un morne effroi. Mais bientôt la mitraille |
12 |
|
Dissipe la terreur de ces fronts assurés. |
12 |
|
|
Ils vaincront ou mourront ! En avant !… La victoire |
12 |
260 |
Leur est promise à tous. Ils couvriront de gloire |
12 |
|
Et d'immortalité leurs drapeaux triomphants. |
12 |
|
D'où leur vient donc ainsi celte noble assurance ? |
12 |
|
Qui les guide ? Un génie a fait, par sa présence, |
12 |
|
Passer d'un seul coup d'œil la victoire en leurs rangs. |
12 |
|
265 |
Un seul coup d'œil, un geste, un signe, une parole, |
12 |
|
Celle qui fit franchir d'un bond le pont d'Arcole ; |
12 |
|
Car ce génie était le vainqueur d'Austerlitz ! |
12 |
|
C'était Napoléon ! qui, ravageant la terre, |
12 |
|
Dans ses vastes desseins avait rêvé de faire |
12 |
270 |
Des couronnes des rois des jouets pour son fils. |
12 |
|
|
En avant ! en avant ! la fanfare résonne. |
12 |
|
Par cent bouches d'airain la mort s'élance et tonne, |
12 |
|
Et le champ de bataille est jonché de mourants. |
12 |
|
En avant ! vieux soldat, quelles sont donc tes craintes ? |
12 |
275 |
N'entends-tu pas ces cris de victoire et de plaintes, |
12 |
|
Cet horrible concert que font des combattants ? |
12 |
|
|
Napoléon est là ; son regard, regard d'aigle, |
12 |
|
Mesure tous les plans ; il court, il vient, il règle |
12 |
|
Les chances du succès. Il a vu ta valeur, |
12 |
280 |
Il te fait signe ; approche ! et que ton front s'incline. |
12 |
|
Pour payer ton courage, il va, sur la poitrine, |
12 |
|
Faire luire, soldat, l'étoile de l'honneur. |
12 |
|
|
Va te faire tuer, maintenant, que t'importe ! |
12 |
|
Tu jetteras encor, d'une voix assez forte, |
12 |
285 |
Un cri d'enthousiasme, et vive l'Empereur ! |
12 |
|
Mais les rangs ennemis faiblissent et s'affaissent ; |
12 |
|
Leurs derniers bataillons devant vous disparaissent ; |
12 |
|
Napoléon encor se promène vainqueur ! |
12 |
|
|
Mais que de morts, mon Dieu ! dorment dans la poussière |
12 |
290 |
Qui pourrait les compter ? Leurs corps couvrent la terre ; |
12 |
|
A l'appel du clairon ils ne répondront plus. |
12 |
|
Un lourd sommeil de plomb pèse sur leur paupière ; |
12 |
|
Ils ne reverront plus leurs parents, leur chaumière |
12 |
|
Où depuis si longtemps ils étaient attendus !… |
12 |
|
295 |
Retournons maintenant à la pauvre Marie. |
12 |
|
Que fait-elle ? Elle attend, elle croit, elle prie. |
12 |
|
Un noir pressentiment attriste son amour ; |
12 |
|
— Oh ! s'il était tué ! — se disait-elle émue. |
12 |
|
Un jour, elle descend, en courant, dans la rue : |
12 |
300 |
Elle avait entendu comme un bruit de tambour. |
12 |
|
|
Un régiment passait. — C'est le sien !… cria-t-elle. — |
12 |
|
Il revient donc, enfin ! Et puis elle chancelle, |
12 |
|
Car Louis n'était pas parmi tous ces soldats. |
12 |
|
Elle s'informe, alors, elle demande et pleure. |
12 |
305 |
— Avez-vous vu Louis ? Pourquoi donc à cette heure |
12 |
|
N'est-il pas' avec vous ? — On ne répondait pas. |
12 |
|
|
— Parlez, dites un mot ; j'étais sa sœur chérie, |
12 |
|
Sa compagne, son bien, le bonheur de sa vie. |
12 |
|
Vous voulez m'effrayer, Messieurs, vous avez tort |
12 |
310 |
Tenez, je ris ; parlez, déjà l'heure s'écoule ; |
12 |
|
Pourquoi retardez-vous mon bonheur ? — De la foule |
12 |
|
Une voix s'échappa, disant : — Louis est mort !… |
12 |
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— Mort !!… — Ce cri de l'enfant fut la seule parole, |
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Et puis elle tomba pour se relever folle. |
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Lorsque de sa mansarde elle prit le chemin, |
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Ses yeux étaient hagards ; pas une plainte amère |
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Ne sortait de sa bouche ; elle embrassa sa mère |
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Qui, quelques jours après, expirait de chagrin ! |
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Oh ! comme tout était changé dans la mansarde ! |
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Plus de chant, plus d'ouvrage, et la lueur blafarde |
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D'une lampe éclairait tout ce morne abandon. |
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Les voisins, par pitié, secouraient la misère |
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De Marie, accroupie au foyer solitaire, |
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Et qui semblait n'avoir retenu qu'un seul nom. |
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La nuit, on l'entendait parfois à sa fenêtre |
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Pousser un long éclat de rire. — Il va paraître ! |
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Criait-elle aux passants… Il revient aujourd'hui !… |
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Parfois, elle arrêtait un soldat au passage ; |
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Elle le regardait en dessous du visage, |
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Puis, le laissait aller, disant : — Ce n'est pas lui. |
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Elle avait enlevé, dans un moment lucide, |
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Son ruban vert, hélas ! de tant de pleurs humide |
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A quoi bon désormais l'emblème de l'espoir ! |
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Seulement et parfois, aux jeunes amoureuses, |
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De leur bonheur présent si fières, si joyeuses, |
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Elle montrait un ruban noir !!! |
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Pau (Basses-Pyrénées),
septembre 1832.
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