Métrique en Ligne
DSA_1/DSA9
Alfred de ESSARTS
LA COMÉDIE DU MONDE
1851
VIII
SUR LE BOULEVARD DES ITALIENS
« — Bonjour, Arthur.
— Bonjour, Enguerrand.
— Ma parole,
Je suis bien enchanté de te voir. Le temps vole, 12
Et lorsque par hasard on se trouve affairé, 12
De ses meilleurs amis on reste séparé. 12
5 Qu'es-tu donc devenu depuis ce bal splendide 12
Où près de la fashion je te servis de guide ? 12
Que fais-tu ?
— Je m'amuse et je file un roman.
— Est-ce avec la comtesse ?
— Oui, mon cher.
— C'est charmant.
Au reste, j'ai prévu ta passion profonde. 12
10 Ce choix est excellent… Une femme du monde 12
Jeune, riche, jolie.
— Entrons chez Tortoni.
— Mais avant, dis-moi donc, le roman est fini ? 12
— Entrons, tu sauras tout. D'oreilles indiscrètes 12
Nous sommes entourés ; les affaires secrètes 12
Ne peuvent se conter en plein boulevard.
15 — Oui.
J'approuve ta prudence.
— Il en faut aujourd'hui ;
Car le vieux général est très-jaloux.
— Ah ! diable ! »
Lorsqu'ils furent tous deux assis près d'une table 12
Avec un fin dîner qu'on avait apporté, 12
20 Arthur, ouvrant son cœur en pleine liberté, 12
S'écria : « — Que d'assauts coûte une citadelle ! 12
J'en ai dû livrer plus pour me faire aimer d'elle. 12
C'était très-difficile ; une femme jamais 12
Ne veut se rendre. On doit la conquérir. — Eh ! mais, 12
25 La conquête à présent me semble terminée : 12
Du laurier triomphal ta tête est couronnée. 12
Ah ça, de quels moyens as-tu risqué l'emploi ? 12
— J'ai parlé sentiment ; rien de meilleur, je croi ; 12
J'ai soupiré, pleuré ; le langage des larmes 12
30 Sur les cœurs féminins aura toujours des charmes ; 12
On ne résiste pas aux vœux d'un suppliant. 12
Je doute qu'on se fasse accueillir en riant ; 12
Tandis que la douleur, moyen neuf bien qu'antique, 12
Rencontre promptement la fibre sympathique. 12
35 — Vraiment, je me croyais très-fort ; en t'écoutant 12
Je me place moi-même au rang de débutant. » 12
Un sourire d'orgueil anima le visage 12
Du baron.
« — Mon très-cher, si j'ai mis en usage
Mille moyens adroits, si la place a cédé, 12
40 C'est qu'à vaincre, d'abord, j'étais bien décidé. 12
Comme le Tentateur qui trompa l'esprit d'Ève, 12
J'ai donné vingt assauts, sans un moment de trêve. 12
Rien ne m'a rebuté, les froideurs, les refus ; 12
Si peu qu'on m'accordât, je sollicitais plus. 12
45 D'autres eussent laissé la tâche inachevée : 12
Mais on peut bien franchir une route entravée 12
Quand on ne sent au cœur ni trouble ni remords. 12
Le monde, vois-tu bien, appartient aux plus forts. 12
Laissons à l'ancien temps la crainte, les scrupules ; 12
50 Les vertus d'autrefois sont choses ridicules… 12
L'important, c'est d'avoir un masque gracieux. 12
On n'a plus aujourd'hui que la pudeur des yeux. 12
J'admire ton regard et ta mine effarée ; 12
Dis, ne sommes-nous pas la jeunesse dorée, 12
55 Gentils hommes de nom, la plupart sans argent ? 12
Mais avec de l'audace on n'est pas indigent ; 12
Et qui sait se pousser, payer de sa personne, 12
Profite des hasards que son aplomb lui donne. 12
Jouir ! jeter de l'or sur la table de jeu, 12
60 Se montrer à cheval, aller au bal, — morbleu ! 12
C'est la vie !… Et j'ajoute, aux bras de vingt lorettes 12
Rire du sentiment et des beautés discrètes ! 12
Nous, nobles, autrefois tout nous appartenait : 12
Mais ce siècle nous a laissé le lansquenet. 12
65 Si la carte nous offre une chance mauvaise, 12
L'amour, plus complaisant, nous remet à notre aise. 12
— Ainsi, de la comtesse Arthur est adoré ? 12
— Ce mot me semble fort… Je suis son préféré. 12
— Votre union n'a pas rencontré de nuage ? 12
70 — Jusqu'ici nous faisons un ravissant ménage. 12
Je n'ai qu'un seul ennui.
— Cela m'étonnait bien
Qu'à travers ton bonheur il ne s'élevât rien. 12
Il n'est pas de chemin sans pierres, sans obstacle. 12
Combien de rivaux ?
— Un.
— Un seul ! c'est un miracle.
75 — Quand je dis un rival, je lui fais trop d'honneur. 12
C'est un homme commun, sans tournure, un censeur ; 12
Suppôt du général pour surveiller sa femme ; 12
Un ami de Monsieur, qui gourmande Madame. 12
— Bah ! d'où prend-il ce droit ?
— Il est dans la maison
80 Chez lui, comme un geôlier au sein d'une prison. 12
Son humeur sert de règle ; il approuve ou condamne ; 12
Qui le contredirait paraîtrait un profane : 12
Car dès qu'il a donné son avis doctoral, 12
On lit l'obéissance aux yeux du général. 12
— Mais c'est un vrai fâcheux.
85 — Il fatigue Amélie.
— Ne peut-on l'éloigner d'une façon polie ; 12
Lui faire conseiller un voyage lointain 12
Pour sa santé… Que sais-je ?
— Oh ! c'est fort incertain
Comme le limaçon qui tient à sa coquille, 12
90 Notre homme dans l'hôtel s'est fait une famille. 12
— Il faut qu'il déguerpisse.
— Il le faut, j'en conviens ;
Mais en vain jusqu'ici j'en cherche les moyens. 12
— Anime centre lui l'esprit de la comtesse. 12
— De sa moralité, de sa délicatesse 12
95 Tout le monde est épris ; le noircir, même un peu, 12
Serait presque impossible.
— Eh ! pour toi c'est un jeu.
Te voilà maître ; il faut en tirer avantage ; 12
Ne laisse donc personne arriver en partage. 12
— Va, je connais le prix de ce bien, Enguerrand, 12
100 Et saurai le garder en digne conquérant. 12
A propos, sois discret.
— Moi ! tu me fais injure.
Compte sur mon silence et mon honneur ; je jure… 12
— Non, non, c'est inutile, et je me fie à toi. 12
— De tes succès, Arthur, désormais instruis-moi. 12
105 — Ah ! dis donc, dans un mois je pars pour Vallombreuse. 12
— Ta campagne sans doute ?
— Une retraite heureuse,
Séjour délicieux où, toute la saison, 12
Aux frais du général je tiendrai garnison. 12
Je viendrai quelquefois revoir mes camarades, 12
Et ne t'oublîrai pas. »
110 Après quelques rasades,
Nos deux grecs, se tenant en frères sous le bras, 12
Sortirent en fumant un bon panetelas. 12
Les voilà donc, ces fils de l'antique noblesse ! 12
Voilà comme, étalant leur cynique bassesse, 12
115 Ils ont poussé le peuple à meurtrir de ses coups 12
L'édifice sacré qui nous protégeait tous ! 12
Vos noms, vous les vantez ; votre origine illustre, 12
Qui devait sur vos fronts faire jaillir son lustre, 12
Vous vous en décorez ! Mais, loin d'être un drapeau, 12
120 Cette pourpre d'honneur n'est plus qu'un oripeau. 12
En vain vous prévalant de vos vieilles annales, 12
Croyez-vous impunis courir les saturnales : 12
Ainsi que des haillons par le temps déchirés, 12
Les siècles couvrent mal les fils dégénérés. 12
125 Non, vous avez traîné le blason dans la crotte, 12
Marquis du lansquenet, comtes de la bouillotte ; 12
Et, quel qu'anciens qu'ils soient vos aïeux, tristes fous, 12
Vous êtes plus loin d'eux qu'ils ne sont loin de vous. 12
Ne parlez donc jamais de leurs vertus sublimes. 12
130 Entre eux et vous le vice a creusé des abîmes ; 12
Plus ils furent géants, plus vous paraissez nains ; 12
La gloire du passé vous livre à nos dédains. 12
Ainsi, qu'à leur sujet votre lèvre soit sobre, 12
Puisqu'en les exaltant vous doublez votre opprobre ; 12
135 Et cachez vos aïeux comme on cache un secret, 12
Puisqu'ils tiennent sur vous l'anathème tout prêt ! 12
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