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DSA_1/DSA7
Alfred de ESSARTS
LA COMÉDIE DU MONDE
1851
VI
LE JUIF
Le rapide landau de monsieur de Surville 12
L'eut bien vite conduit près de l'Hôtel-de-Ville, 12
A l'angle d'une rue où de hautes maisons 12
— Telles que des tombeaux ou plutôt des prisons 12
5 — Élevaient leurs pignons et leurs murs noirs et tristes ; 12
Demeures d'épiciers ou de marchands droguistes. 12
Dans une allée obscure où d'une corde à puits 12
Pour ne pas s'égarer on employait l'appui ; 12
Dans un escalier sale où, de mémoire d'homme, 12
10 Le balai n'a jamais fait voler un atome, 12
Notre duc pénétra d'un pas si dégagé 12
— Quoiqu'il fût pair de France et de goutte affligé 12
— Qu'on l'eût cru rajeuni par les soins de Médée. 12
C'est qu'il avait en tête une importante idée. 12
15 Dès qu'il voyait un but, tout était aplani ; 12
Voilà pourquoi sans doute il semblait rajeuni. 12
Au haut de l'escalier, juste au dernier étage, 12
Apparaissait un huis de sinistre présage. 12
On eût dit une tour où veillaient des dragons. 12
20 Ce n'était pas assez que sur d'énormes gonds 12
La porte fût posée ; une double serrure 12
Et des verrous grinçants en formaient la parure. 12
De plus, par un juda dans le bois pratiqué 12
Un œil observateur pouvait être braqué. 12
25 On devine aisément que cette citadelle 12
Cachait un usurier du plus ancien modèle. 12
Quand le duc eut au moins frappé quatre ou cinq fois, 12
Le juda s'entr'ouvrit ; aussitôt une voix 12
Qu'on voulait adoucir — ainsi que fait un dogue 12
30 Qui pour avoir un os dépose son air rogue 12
— S'écria : — « Quel honneur pour ma pauvre maison ! » 12
Serrures et verrous, ouverts à l'unisson, 12
Livrèrent un passage au noble duc. Ensuite 12
Serrures et verrous se fermèrent bien vite : 12
35 Car l'usurier s'était mille fois répété 12
Qu'à l'extrême prudence on doit la sûreté. 12
« — Eh ! bonjour, Zacharie, homme au cœur doux et tendre. 12
— Pardonnez, Monseigneur ; je vous ai fait attendre. 12
Si j'avais su… Croyez…
— Pas de façons, mon cher.
40 Pour enfermer votre or vous vous couvrez de fer… 12
C'est sage.
— Il le faut bien, dans le siècle où nous sommes.
Je craindrais, sur ma foi, moins les loups que les hommes. 12
Le monde est si méchant, et si rusé d'ailleurs, 12
Que pour un seul écu l'on trouve deux voleurs. 12
45 Passez-vous pour avoir quelque mince ressource ? 12
Ils voudraient déjà voir le fond de votre bourse. 12
Si.l'on n'est pas prodigue, imprévoyant comme eux, 12
Ils vous appellent juif… Est-ce donc si honteux ? 12
— Non, mon cher Zacharie : en vous la bonté brille. 12
50 N'êtes-vous pas utile à des fils de famille 12
Dont les parents, à vivre obstinés trop longtemps, 12
Marchent sans trébucher au chiffre de cent ans ? 12
On vous accuse, on a méconnu vos services… 12
Le monde n'eut jamais d'encens que pour les vices. 12
55 — Veuillez passer au fond de mon appartement ; 12
Nous y pourrons causer bien plus tranquillement. 12
— Qui diable, se disait le duc, dans cette geôle 12
Pourrait lui prendre rien, soit écu, soit parole ?» 12
Ils entrèrent, au bout d'un couloir assez long, 12
60 Dans un vaste carré, magasin ou salon, 12
Chambre à coucher, comptoir,— ce qu'on voudra, n'importe. 12
Là se voyait encore une solide porte. 12
L'antre de Polyphême où, parmi ses troupeaux, 12
Le cyclope prenait et repas et repos, 12
65 Eût paru saturé d'une douce odeur d'ambre, 12
Auprès de cette infecte et misérable chambre, 12
Où l'air était pesant, où Phœbus à regret 12
Venait de l'avarice éclairer le secret. 12
Pas un seul meuble neuf ; sur les fauteuils en loques 12
70 Gisent accumulés des oripeaux baroques ; 12
Des objets destinés à grossir un marché. 12
C'est un hideux lézard au plafond accroché ; 12
Pour les étudiants deux couples de squelettes ; 12
Des casques, des fleurets, de vieilles arbalètes ; 12
75 Des bocaux à serpents, des liqueurs, des habits, 12
Des bottes, des tableaux (Raphaël inédits) ; 12
Près de livres pieux quelque gravure obscène. 12
Grand pandémonium de l'industrie humaine, 12
Tout ce qui peut servir ou nuire est réuni 12
80 Dans ce vaste bazar d'où l'ordre est seul banni. 12
Comme vers l'Océan chaque fleuve charrie 12
Son limon de débris, ainsi chez Zacharie 12
Le luxe et l'indigence, en un même tombeau, 12
Apportent l'un sa pourpre et l'autre son lambeau. 12
85 Le duc en souriant parcourait ce musée, 12
Qui recevait son jour d'une seule croisée. 12
« — Que de choses, dit-il, on peut trouver chez vous ! 12
— Oui, j'ai de quoi monter le ménage des fous. 12
Daignez vous reposer, Monseigneur, et m'apprendre 12
90 Ce que je dois pour vous dès demain entreprendre. 12
— Dès aujourd'hui, mon cher ; car un ressentiment 12
M'amène… Écoutez-moi très-attentivement. 12
Je m'abstiens avec vous de tous mes protocoles : 12
Dans une humble maison du quartier des Écoles 12
95 Il est un écrivain qui s'appelle Caron ; 12
Esprit intelligent et vif, un bon garçon, 12
Travailleur fort actif, quand lui vient la besogne ; 12
Au milieu des soucis ayant peu de vergogne ; 12
Désireux d'arriver aux douceurs du loisir, 12
100 Et traduisant l'argent par le mot de plaisir. 12
C'est l'homme qu'il me faut pour une grande affaire. 12
Or, ce Caron n'a pas voulu me satisfaire ; 12
Ou bien, il n'ose pas…
— Le sot !
Il doit beaucoup.
Vous allez acquérir ses billets d'un seul coup. 12
105 Unique créancier, et concentrant la somme, 12
Vous ferez condamner, prendre et loger notre homme… 12
— A Clichy ?
— Bien. Mettez tous les huissiers en l'air ;
Qu'on saisisse au plus tôt mons Caron. Est-ce clair ? 12
— Très-clair.
— Et n'admettez ni prière, ni ruse.
110 — Je vais être inflexible, et déjà je m'amuse 12
De voir le pauvre diable entre quatre bons murs. 12
— Il a, pour s'affranchir, les moyens les plus sûrs. 12
— Bah !
— Tout dépend de lui. Qu'il m'écrive une lettre…
Vous-même en liberté vous irez le remettre. 12
— Je n'y conçois plus rien.
115 — Au bout de peu d'instants
Il sera libre, ou bien il fera ses cinq ans. 12
Soyez de mon projet observateur fidèle. 12
— Bientôt à Monseigneur j'aurai prouvé mon zèle. 12
Mais on frappe. Daignez passer par ce couloir. 12
120 — Oui, mon cher ; car chez vous on ne doit pas me voir. » 12
Cependant à grands coups on ébranlait la porte. 12
Puis une voix cria :
« — Que le diable l'emporte !
Ce maudit usurier est donc devenu sourd ! 12
Zacharie, ouvrez-moi ! »
Le duc s'arrêta court.
125 « — Eh mais, murmura-t-il, cette voix me rappelle 12
Certain baron Arthur… L'occasion est belle 12
Pour savoir les secrets de ce jeune élégant, 12
Le premier entre tous par la botte et le gant. 12
Avez-vous, par hasard, quelque bonne cachette ? 12
— Monseigneur, ses secrets…
130 — Eh bien ! je les achète.
J'ai besoin de savoir ce qui l'amène ici. 12
Chez un de mes amis il a fort réussi. 12
— Tenez, mettez-vous là ; surtout profond silence. 12
Ces jeunes muscadins sont d'une violence ! 12
135 — Je serai de la scène impassible témoin. » 12
Le juif ayant caché le duc avec grand soin, 12
S'en alla vers la porte et l'ouvrit au jeune homme. 12
« — Enfin ! dit celui-ci ; cette lenteur m'assomme. 12
Suis-je donc un bandit ? avez-vous peur de moi ? 12
— J'étais fort occupé.
140 — Belle affaire, ma foi !
J'ai cru ne pouvoir pas de vous me faire entendre. 12
— Entrez, Monsieur, entrez. Venez-vous pour me rendre 12
Les mille francs que j'eus l'honneur de vous prêter ? 12
— Vous rendre de l'argent quand j'en viens : emprunter ! 12
145 — C'est différent, reprit avec un froid visage 12
Notre usurier ; cela vous plairait davantage, 12
Mais me convient bien moins.
— Pour un millier d'écus
Qu'il me faudrait…
— Monsieur, vos billets sont échus.
— Nous mettrons, s'il vous plaît, une affaire avec l'autre. 12
150 — Vraiment, me croyez-vous un aussi bon apôtre ? 12
Votre raisonnement est sans doute subtil… 12
Pour un raisonnement l'argent se donne-t-il ? 12
Je n'ai rien dans ma caisse.
— Oh ! quel homme intraitable !
S'écria Rozemon. Suis-je donc insolvable ? 12
155 — Vous me devez déjà sans pouvoir me payer, 12
Et si j'étais méchant…
— Faut-il vous supplier ?
— Non, Monsieur ; la prière a sur moi peu d'empire, 12
Et de tous les moyens je crois que c'est le pire. 12
— Eh bien ! vous me forcez à vous avouer tout. 12
160 Vous êtes sans pitié… mais j'irai jusqu'au bout. 12
J'aime… ou plutôt j'adore une charmante, femme, 12
— Qu'est-ce que ça me fait ?
— C'est une grande dame.
Pour obtenir son cœur il m'a fallu du temps. 12
J'ai dû lui consacrer mille soins, mille instants. 12
165 Jusqu'ici tout va bien ; mais il me faut poursuivre, 12
Et comment triompher ?… Je n'ai plus de quoi vivre ! 12
— Ceci, mon cher Monsieur, dit le juif d'un ton sec, 12
Semble vous rapprocher de ce qu'on nomme un grec. 12
Vous agiriez bien mieux en vous tenant tranquille. 12
170 Au lieu de vous ouvrir une carrière utile, 12
Pourquoi perdre le temps, qui sitôt nous a fui, 12
En roucoulant auprès de la femme d'autrui ? » 12
Le baron un instant détourna son visage, 12
Où le dépit fougueux imprimait un orage. 12
175 Il reprit d'une voix qu'il voulait adoucir : 12
« — Ainsi je ne puis donc près de vous réussir ? 12
— Songez à mon avis ; il est bon et sincère. 12
— Un avis !… Votre argent m'était seul nécessaire ! 12
A quelque homme moins dur s'il faut avoir recours, 12
180 Je n'en verrai pas moins madame de Cercourt. 12
— Madame de Cercourt ! s'écria Zacharie. 12
— Son nom m'est échappé… Qu'avez-vous, je vous prie ? 12
— Rien.
— Vous êtes ému. Pas d'indiscrétion !
Je châtîrais l'auteur d'une telle action. 12
185 — Me préserve le ciel de nuire à la tendresse 12
Qui vous tient tant à cœur…
— Cela vous intéresse
Maintenant ? demanda Rozemon tout surpris. 12
— Peut-être ; mais enfin quel sera votre prix 12
Si vous réussissez ?
— Je deviendrai le maître
Dans la maison.
— Après ?
190 — Vous en voulez connaître
Beaucoup trop.
— Mais j'y suis pour mon argent.
— C'est vrai ;
Cependant avant peu je vous rembourserai. 12
— Madame de Cercourt est riche ?
— Autant que belle.
— Je comprends, je comprends ; vous me paîrez par elle ; 12
195 Et mon affaire ainsi n'en ira pas plus mal. 12
— Certainement.
— Eh mais, le pauvre général… »
Arthur dit tout surpris :
« — Vous connaissez son grade ?
— Ce fut un de nos bons généraux de brigade ; 12
Son nom est très-célèbre. Il vous faut, disiez-vous, 12
Mille écus ?… Les voici.
— Quel brave homme !
200 — Tout doux !
Vous me rendrez cela dans deux mois.
— Je le jure.
— Sur l'honneur ?
— Sur l'honneur.
— Ce serait un paparjure
Si vous ne teniez pas ce serment solennel. » 12
Arthur fit son billet.
« — Fort bien. A mon appel
205 Vous répondrez, Monsieur, en m'apportant la somme. 12
— Oui, mon cher Zacharie. »
Et d'un bond le jeune homme
S'élança vers la porte et s'en fut en chantant, 12
Comme après la victoire on va le cœur content, 12
Sans penser qu'il pouvait s'adresser un reproche 12
210 Sur le prix de cet or qu'il avait dans sa poche. 12
Quant au duc, il riait ainsi qu'un bienheureux. 12
Le juif fixant sur lui ses deux grands yeux vitreux, 12
Paraissait étonné de cette gaîté folle. 12
Le duc s'en expliqua.
« — Je crois, sur ma parole,
215 Dit-il, que le hasard est souvent, fort adroit ; 12
Vers un plaisant mystère il m'a conduit tout droit. 12
Avec ce bon Cercourt je suis ami d'enfance ; 12
Mais qu'un autre que moi prenne en main sa défense. 12
Fatigué du bonheur de son long célibat, 12
220 Il a voulu l'hymen malgré notre débat. 12
Invalide guerrier, il a pris jeune femme… 12
Le feu brûle bientôt le vieux bois qui s'enflamme. 12
Donc malheur à Cercourt.
— Oui, malheur ! répéta
L'usurier, dont le poing tout crispé s'agita. 12
225 — Quel air sombre, mon cher !… Eh ! j'y pense, vous-même 12
Vous venez de m'offrir un étrange problème. 12
Quoi ! vous êtes d'abord non moins dur qu'un rocher, 12
Puis tout subitement vous vous laissez toucher ! 12
— Oui, dit le juif, c'est là mon secret, je le garde. 12
— Si Cercourt se fâchait ?
230 — Oh ! cela me regarde :
Nous avons entre nous certain grief ancien ; 12
S'il défend son honneur, je dois venger le mien. 12
— Que pouvez-vous avoir à démêler ensemble ? 12
— C'est une vieille histoire ; et la chose vous semble 12
Bizarre, inconcevable ?
235 — Étrange au dernier point.
Confiez-moi, mon cher…
— Je ne parlerai point.
Sur ce chapitre-là je suis inexorable. 12
— Adieu donc, Talleyrand des Juifs.
— Va-t'en au diable !
Grommela l'usurier, quand le duc fut dehors. 12
240 Payé par toi, je vais appréhender au corps 12
Le malheureux voué sans doute à ta vengeance. 12
Le haut prix que tu mets fera ma diligence. 12
Et toi, hasard, et toi qui livres à mes coups 12
Mon ennemi mortel, je suis à tes genoux ! 12
245 Je bénis le moyen que ta bonté m'envoie ! 12
Oh ! sortons, oh ! sortons… On peut mourir de joie ! » 12
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