Métrique en Ligne
DSA_1/DSA5
Alfred de ESSARTS
LA COMÉDIE DU MONDE
1851
IV
UNE PROPOSITION
Nous devons maintenant retourner en arrière, 12
Pour jeter sur les faits un rayon de lumière. 12
« — Comment, nous dira-t-on, Arthur avec succès 12
De l'hôtel de Cercourt avait-il eu l'accès ? — » 12
5 Sans obstacle. Il s'était trouvé sur son passage 12
Une femme du monde ; au prix de quelque hommage 12
Elle avait bien voulu présenter le baron 12
Chez le vieux général, à se lier fort prompt. 12
Officieux, poli, de visite en visite 12
10 Arthur avait paru nécessaire très-vite. 12
Il prodiguait son temps ; pour Madame il courait : 12
Sur un mot d'Amélie il partait comme un trait, 12
Enfin multipliait ses aimables services. 12
Nul, excepté Firmin, ne lui croyait des vices. 12
15 Le brave général ne pouvait dire un mot, 12
Sans que de Rozemon il parlât aussitôt ; 12
Il exaltait en lui ses beaux traits, sa belle âme, 12
Comme pour le jeter dans les bras de sa femme. 12
Tous ces maris, l'amour leur pose son bandeau, 12
20 Et pour eux le bonheur paraît presque un fardeau. 12
Il nous faut revenir à Caron, — pauvre hère 12
Qui dispute sa vie à l'atroce misère ; 12
Courant tous les hasards, narguant tout préjugé ; 12
Ballotté par le sort, mais non découragé. 12
25 Il avait recueilli quelque part, dans la ville, 12
Une rumeur touchant le vieux duc de Surville. 12
Ce dernier, disait-on, avait certain désir 12
D'autobiographie ; et faute de loisir 12
— Et de style peut-être — il paîrait une plume 12
30 Qui de ses Souvenirs ferait maint gros volume. 12
Le noble duc saurait ce que coûte l'honneur 12
D'être tout à la fois le héros et l'auteur. 12
Ce plan bien combiné, chez Firmin le poëte 12
Caron alla tout droit présenter sa requête. 12
35 Par-dessus tout Firmin était bon, obligeant, 12
Ne mesurant pas plus son temps que son argent. 12
Or, quand il eut lesté par un repas solide 12
Notre auteur famélique, il lui servit de guide, 12
Pour le faire connaître au Mécène nouveau. 12
40 Tout en marchant, Caron cherchait dans son cerveau 12
La meilleure façon de plaire au personnage 12
Et de faire agréer l'encens de son hommage. 12
Le duc était assis en face de son feu 12
Dans un vaste fauteuil ; il toussait quelque peu 12
45 Par habitude, ayant reconnu qu'on pardonne 12
Ses honneurs à celui que la vie abandonne. 12
« — Pauvre duc ! disait-on, ce n'est pas pour longtemps 12
Qu'il est ambassadeur ! » — Depuis plus de trente ans 12
On l'avait répété, bien qu'il soit ordinaire, 12
50 Lorsqu'on se porte mal, de mourir centenaire. 12
Donc le duc de Surville, assis en son fauteuil, 12
Parut se soulever et, clignotant de l'œil, 12
Invita poliment Caron et le poëte 12
A prendre place ; puis, ferme sur l'étiquette, 12
55 Il parla gravement sur tous sujets ; fort bien, 12
Mais si l'on eût sondé le fond de l'entretien, 12
On eût vu qu'il avait évité, par prudence, 12
De parler ou penser avec trop d'évidence. 12
De sorte qu'en prenant congé du noble duc, 12
60 Caron était certain que ce vieillard caduc 12
N'avait plus une idée ; et que, riche imbécile, 12
On pouvait sûrement l'étiqueter fossile. 12
Ensuite il réfléchit qu'il était invité 12
A revenir parfois en toute liberté. 12
65 Pour lui ce souvenir fut un trait de lumière. 12
« Le duc, si je suis seul, se donnera carrière ; 12
Paul le gênait sans doute… Oh ! oui, je reviendrai… 12
Les choses, je le crois, marcheront à mon gré. » 12
Caron attendit donc avec impatience 12
70 Le moment de tenter la seconde séance. 12
A peine s'il daignait prendre garde aux amis, 12
Comme si la gaîté l'eût déjà compromis. 12
Il supputait tout bas l'abondante ressource 12
D'un puissant protecteur qui desserre sa bourse. 12
75 Vainement Duriveau, Bardoche, tour à tour 12
Vinrent faire grand bruit des portraits que l'amour 12
Leur avait inspirés sous les traits de Cécile : 12
Pour lui les plus beaux traits étaient ceux du fossile. 12
Fortunat vint aussi lui parler d'un projet 12
80 De commandite immense et superbe, au sujet 12
De la destruction infaillible et complète 12
Des hannetons !… Déjà son affaire était faite ! 12
Jadis de ces propos il se fût amusé : 12
Mais dans l'ambition son cœur s'était blasé. 12
85 Arriver ! c'était là son unique pensée. 12
Entrer résolument dans la route tracée, 12
Et marquer chaque pas par un succès plus grand… 12
Qui de nous n'a pas fait ce rêve dévorant ? 12
L'homme voit devant lui ; rarement en arrière 12
90 Ses regards satisfaits embrassent sa carrière ; 12
Aux jours qui ne sont plus il jette un froid mépris ; 12
Et seul pour ses désirs l'avenir a du prix. 12
Vers les temps que le sort nous prépare en silence 12
Toujours avec ardeur l'humanité s'élance. 12
95 Caron est excusable, il faut bien l'avouer : 12
Car son nœud gordien est rude à dénouer. 12
Huit jours sont écoulés. Notre homme s'achemine 12
Vers l'hôtel de Surville ; et tout bas il rumine 12
Le thème louangeur que d'avance il s'est fait. 12
100 Mais il s'était trompé sur le duc : en effet 12
Il trouva — nous laissons à juger sa surprise 12
— Un vieillard guilleret, dont le ton et la mise 12
N'indiquaient nullement un grave sénateur 12
A l'échiné courbée, à l'esprit radoteur. 12
105 « — Vous m'avez, dit le duc, fait un aimable hommage 12
En m'envoyant, Monsieur, votre dernier ouvrage. 12
Pardon si je ne peux en donner mon avis ; 12
Je ne lis plus.
— Comment ?
-Non, Monsieur, je relis.
— Je comprends que pour vous les charmes des classiques … 12
110 — Erreur ! Je ne suis pas de ces vieux fanatiques 12
Dont l'engoûment aveugle est acquis au passé. 12
Le présent a du bon.
— Mais il est distancé,
Dit Caron en riant ; l'auteur du meilleur livre 12
Aurait un très-grand tort
-Lequel ?
-Celui de vivre
115 — Allons, vous étés franc, soyez-le jusqu'au bout. 12
Mail, j'y songe, mon cher, vous êtes là debout ; 12
Prenez donc ce fauteuil… C'est bien… Maintenant dites 12
Ce qui peut me valoir l'honneur de vos visites. » 12
Caron embarrassé rougit. Le noble pair 12
120 D'y faire attention n'eut seulement pas l'air. 12
— Voyons, confessez-moi votre pensée intime. 12
Dans tous nos sentiments l'intérêt nous anime : 12
Pourquoi pas ? Grands, petits, nous rêvons le succès. 12
C'est à l'humanité que je fais le procès, 12
125 Non pas à vous, Monsieur. Vous entrez dans la vie ; 12
Peut-être déjà las de la route suivie. 12
Vous voulez réussir ou sortir d'embarras, 12
C'est assez naturel ; qui donc n'y prétend pas ? 12
Il n'est point de marin qui, dans le temps d'orage, 12
130 N'invoque le retour et n'aspire au rivage. 12
— Votre bonté, Monsieur le duc, me rend plus fort. 12
Daignez me pardonner si j'hésitai d'abord. 12
On dit que vous voulez publier vos Mémoires. 12
— Ah ! ah ! le bruit en court… On fait bien des histoires, 12
135 — Si tel est par hasard votre désir, je crois 12
Que pour les rédiger vous devrez faire choix 12
D'un homme dont la plume, en ce genre exercée, 12
Calque les sentiments, burine la pensée. 12
Vos graves fonctions vous ôtent le loisir 12
140 D'un travail qui pour vous pourrait être un plaisir ; 12
Mais en me confiant les documents, je pense… 12
— N'achevez pas, mon cher. Une mince dépense 12
Ne saurait m'arrêter ; ce n'est donc pas ici 12
La question d'argent qui me retient. Ainsi 12
145 Vous auriez, pour écrire un livre de la sorte, 12
Tout le talent voulu que ce genre comporte ; 12
Vous auriez tout l'esprit du duc de Saint-Simon, 12
Que je vous dirais : Non ! vingt fois non ! cent fois non 12
Pourquoi ? Vous allez voir si ma raison est bonne, 12
150 Et s'il faut hésiter quand la prudence ordonne. 12
Discrétion, secret, tels sont les deux grands mots 12
Qu'on doit dans son esprit remettre à tous propos, 12
Lorsqu'on veut conserver une habile pratique 12
Des détours infinis de l'art diplomatique. 12
155 On ne peut se montrer trop grave. L'étourdi 12
Qui ferait voir son jeu, perdrait tout son crédit. 12
Entr'ouvrir un discours, émettre une pensée 12
Qu'on abandonne vite à peine commencée ; 12
Opiner du bonnet ; blâmer peu ; vanter moins, 12
160 C'est là notre talent, ce sont nos premiers soins. 12
Impénétrable aux yeux de toute une assemblée, 12
Comme Isis, dont l'image était toujours voilée, 12
Un adroit diplomate évite prudemment 12
De se laisser comprendre ; au besoin même il ment. 12
165 Le portrait ne doit pas vous sembler magnifique : 12
Son mérite du moins est d'être véridique. 12
Maintenant vous voyez pourquoi je ne fais pas 12
Mes Mémoires. Chacun s'écrirait : — Quel faux pas ! — 12
J'aurais donné le mot de ma longue carrière, 12
170 Et je dévoilerais mon âme tout entière 12
Pour que l'on me payât bel et bien d'un congé ! 12
Par ma discrétion je suis mieux protégé. 12
Je sais beaucoup… Guizot me flatte et me respecte… 12
La plume dans mes mains lui paraîtrait suspecte. 12
175 Ma vieille expérience est, pour bien des secrets, 12
Le glaive suspendu qui ne tombe jamais. 12
Mais j'en ai dit assez. Parlons donc d'autre chose. 12
Avec les gens d'esprit très-volontiers je cause. 12
— Et moi, je vous écoute avec tant de plaisir, 12
180 Que de placer un mot je n'ai pas le désir, 12
Monsieur le duc.
— Voyons, racontez-moi la vie
Que vous menez.
— Elle est fort peu digne d'envie.
Je lutte pied à pied contre l'adversité ; 12
J'étais gai… Les soucis ont noyé ma gaîté ; 12
185 Je me suis abruti dans ce commerce infâme 12
Où, pour nourrir le corps, on dépense son âme. 12
Un jour, quelque succès… Les choses marchaient bien ; 12
Et puis je retombais, et je n'avais plus rien ; 12
Et seul, dans mon grenier, je voyais la misère 12
190 Sourire en me montrant sa face de sorcière ! 12
Alors je maudissais le ciel qui m'oublia 12
Quand, parmi les humains, je vins en paria. 12
Je me disais : « Pourquoi dans ce vaste théâtre 12
« Où je dois me mouvoir, la nature marâtre 12
195 « M'a-t-elle refusé l'air, les rayons, le feu 12
« Qu'en bon père à ses fils devait dispenser Dieu ? 12
« Eh ! n'ai-je pas mon droit au commun héritage ? 12
« Ne pourrai-je jamais entrer dans le partage ? 12
« J'ai comme eux tous et plus que beaucoup mon esprit 12
200 « Qui peut-être eût brillé, mais s'éteint dans la nuit. » 12
Voilà, Monsieur le duc, ma vie et ma pensée : 12
L'une, hélas ! est souffrante, et l'autre est éclipsée. 12
— Fort bien, dit le vieillard en puisant à deux doigts 12
Dans une boîte d'or un tabac fin, je vois 12
205 Que n'ayant pu vous faire une carrière heureuse, 12
Vous avez pris, mon cher, la route dangereuse. 12
— Comment, Monsieur le duc ?
— Ces sentiments chagrins
Sont le texte banal de nos républicains. 12
— Quoi ! vous pensez…
— Je sais ce que parler veut dire.
210 Qui ne possède rien ne songe qu'à maudire. 12
Aux yeux d'un pauvre diable être riche et puissant 12
C'est un crime qu'il faut laver avec du sang. 12
— Ah ! soyez-en certain, mon républicanisme, 12
Si j'en ai, ne va pas jusques à l'ostracisme, 12
215 — Donc vous nous permettez de garder notre bien ? 12
Mettez-vous à ma place, et vous trouverez bien 12
Qu'on ait des dignités, un rang ; que dans le monde 12
Il soit des échelons ; la plus belle faconde 12
Ne saurait démontrer que l'inégalité 12
220 Ne soit de la nature une nécessité. 12
Estimez-vous, mon cher, plus que moi cette classe 12
Où la fureur fermente, où la haine s'amasse ; 12
Ces hommes inactifs, babillards et sournois, 12
Qui, le poignard en main, jurent la guerre aux rois ; 12
225 Héros d'estaminet, piliers de tabagie, 12
Faiseurs de politique au sortir de l'orgie ; 12
Moralistes barbus, pour qui la liberté 12
Rime avec la licence, avec la cruauté ; 12
Gens qui font de Brutus la copie infidèle, 12
230 Et qui dans les Barras chercheraient leur modèle 12
Si jamais le hasard — un hasard inouï — 12
Leur donnait le pouvoir si loin d'eux aujourd'hui ! 12
Franchement pouvez-vous professer quelque estime 12
Pour cette faction qu'alimente le crime ? 12
235 — Vous êtes… permettez… bien sévère pour eux. 12
— Je suis juste avant tout : ce sont des malheureux. 12
— Est-on sûr qu'ils feraient un si mauvais usage 12
Du pouvoir, si jamais ils l'avaient en partage ? 12
— Ça, voyons, dit le duc, parlez-vous franchement ? 12
240 Professez-vous pour eux un tel attachement ? 12
Je sais pertinemment vos liaisons secrètes. 12
— Qui donc peut colporter ces rumeurs indiscrètes ? 12
— Ne craignez rien, mon cher ; je suis persuadé 12
Qu'à rompre avec ces fous vous serez décidé, 12
245 Lorsque vous apprendrez que d'aucun sacrifice 12
On ne croirait payer trop cher certain service 12
Et d'abord, vos amis vous sont-ils précieux ? 12
— Ce sont pour la plupart de vrais ambitieux. 12
— Ah ! vous en convenez !… Mettons cartes sur table. 12
250 Je veux être pour vous un ami véritable. 12
Une occasion s'offre, il faut en profiter. 12
— Eh quoi, Monsieur le duc…
— Avant de me quitter
Je veux que vous ayez entière confidence. 12
Mais chut sur tout ceci. Montrez de la prudence, 12
255 Car il s'agit pour vous d'au moins dix mille francs, 12
— Que dites-vous, Monsieur le duc !
— Ah ! je m'entends.
La somme est assez ronde et mérite, je pense 12
Attention.
— Enfin pour cette récompense
Que faut-il faire ?
— Il faut… C'est très-embarrassant…
260 Après tout, je n'ai rien à dire de blessant. 12
Écoutez. Aussi bien déguiser son langage 12
Quand on cause d'affaires, est un enfantillage. 13
Vos amis font-ils bien de conspirer ?
— Mais… non.
— Leurs principes sont-ils fondés sur la raison ? 12
265 — Je ne tenterais pas d'en fournir une preuve. 12
— Voulez-vous les quitter et faire ainsi peau neuve ? 12
— Je suis libre envers eux, et je les quitterais 12
Qu'ils n'en éprouveraient, je crois, aucuns regrets. 12
— Mais vous ?
— Moi… c'est selon.
— J'admire la réponse,
Elle est diplomatique,
270 — Eh bien ! je me prononce.
Je ne tiens nullement à rester dans leur jeu : 12
L'on y perd très-souvent et l'on y gagne peu. 12
— A merveille ! Apprenez que toute la police 12
Pour saisir ces Brutus dont vous êtes complice 12
275 A tenté mille efforts toujours infructueux. 12
Le roi n'est pas content : ces duos séditieux 12
Sont comme à l'horizon l'orage de son règne. 12
Faut-il donc qu'au dedans il s'inquiète et craigne, 12
Tandis qu'à l'étranger, ami des souverains, 12
280 Il passe pour tenir la France entre ses mains ? 12
Dans sa félicité, dans sa haute fortune 12
L'ombre des factions le trouble, l'importune. 12
Tel que le doigt fatal qui gravait sur le mur 12
L'oracle menaçant pour l'héritier d'Assur, 12
285 Le mot de république est pour lui le présage 12
Du tonnerre,caché sous les plis du nuage. 12
Eh bien ! il faut calmer l'épouvante du roi, 12
Et j'ai compté sur vous.
— Sur moi, Monsieur, sur moi !
— Oui, mon cher. Vous allez me comprendre à merveille. 12
290 La police s'endort : pour qu'elle se réveille, 12
Elle a besoin d'avoir des indices certains 12
Sur les conspirateurs, sur les clubs clandestins. 12
Fournissez-moi la chose, et je ferai le reste. 12
— Que me proposez-vous !… Ah ! Monsieur, je proteste ; 12
295 Moi livrer mes amis ! Moi vous jeter leurs noms ! 12
Les traîner de ma main au fond des cabanons ! 12
Mais c'est un crime horrible.
— Et vous trouvez, je pense,
Que ces conspirateurs sont remplis d'innocence ! 12
— J'admets leur faute. Encore ils se fiaient à moi. 12
300 Je ne puis, sans manquer de pudeur et de foi, 12
Trahir ceux qui jugeaient ma parole sacrée ; 12
Tous ils me maudiraient pour l'avoir parjurée. 12
— Vous êtes un enfant, je vous croyais, mon cher 12
Bien plus fort. Cependant, afin d'être très-clair, 12
305 Je réponds : Voulez-vous me rendre ce service ?… 12
Et vous iriez très-loin après ce bon office… 12
Voulez-vous empocher dix mille francs ?
— Mon Dieu !
Vous me faites souffrir… Ma tête est tout en feu. 12
Ah ! voyez-vous, Monsieur le duc, je n'ai dans l'âme 12
310 Aucune affection pour notre monde infâme ; 12
Je méprise à peu près tous les hommes ; au fond 12
Je sais lire en leur cœur et juger ce qu'ils sont ; 12
Je dis plus : je ressens pour notre espèce humaine, 12
Lorsque je m'interroge, une invincible haine ; 12
315 Cependant je ne puis me résoudre à trahir. 12
— Ils vous sont odieux !
— Sans nul doute : haïr
Est permis ; mais il est sans excuse de vendre. 12
— Écoutez : mon dessein n'est pas de vous surprendre. 12
Je vous sais malheureux, luttant contre le sort ; 12
320 Je vous offre un moyen d'avoir, sans nul effort, 12
Un gentil capital qu'augmentera bien vite 12
Une place… Il y faut songer ; je vous invite 12
A ne pas refuser, par un scrupule vain ; 12
La faveur d'aujourd'hui n'a pas de lendemain. 12
325 Esclave trop souvent d'un préjugé futile, 12
On prépare à son cœur un regret inutile. 12
Décidez-vous.
— Monsieur le duc, savez-vous bien
Que si je voulais mettre au jour notre entretien, 12
Il serait instructif.
— Et j'ajoute : Incroyable.
330 Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. 12
On dirait seulement que vous calomniez. 12
La diffamation, c'est fort grave… Essayez ! 12
Je vous laisse trois jours pour méditer l'affaire. 12
Vous pouvez aisément tous deux nous satisfaire. 12
335 Quelques lignes de vous auront un double but : 12
Vous armez le Pouvoir… en levant un tribut 12
Sur des fous dont la rage égale la sottise. » 12
Caron était pensif ; dans son âme indécise 12
La crainte et la pudeur l'emportèrent enfin. 12
340 « — Judas, dit-il, vendit son maître en assassin ; 12
Si d'un pareil marché je salissais mon âme, 12
Serais-je moins que lui criminel, moins infâme ? 12
C'est impossible. Afin de n'être plus tenté, 12
Je vous quitte, Monsieur le duc.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Quel entêté !
345 Murmura le vieillard. Croit-il que je l'estime, 12
Que je le juge même à la hauteur d'un crime ? 12
Vil instrument, tu veux échapper à ma main : 12
Va, refuse aujourd'hui pour accepter demain ! » 12
Alors le noble pair demanda sa voiture. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
350 Caron, pendant ce temps, errait à l'aventure, 12
Sombre et muet, pensant qu'il avait eu raison 12
De repousser un or, prix de la trahison. 12
Il s'étonnait lui-même et se trouvait sublime. 12
Puis sondant d'un coup d'œil ce gouffre, cet abîme 12
355 Où l'erreur d'un moment l'eût si vite jeté, 12
Notre homme se disait : « Vive l'intégrité ! 12
Les Grecs et les Romains ont bâti bien des temples 12
Pour de moins nobles traits, pour de moins beaux exemples. » 12
Cependant — et c'est là que maître Lucifer 12
360 Prépare doucement une proie à l'enfer 12
— Caron comptait tout bas, l'âme fort indécise, 12
La somme qu'un seul mot entre ses mains eût mise. 12
Dans son oreille, ouverte au tintement de l'or, 12
Les accents du vieux duc retentissaient encor. 12
365 Pour un écrivailleur, rarement en frairie, 12
Dix mille francs c'était presque de la féerie. 12
Il faut en convenir, le besoin de l'argent 12
Pour les fautes d'honneur rend l'esprit indulgent ; 12
Et tel eût été pur si, venant en ce monde, 12
370 Il eût eu pour sa lèvre une source féconde, 12
Qui, trouvant contre lui mille échecs réunis, 12
Veut voir de son malheur tous les hommes punis. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« — Tiens, Caron !
— Tiens, Forbain !
— Ah ! je me félicite
De t'avoir rencontré. Mon cher, allons bien vite 12
375 Au club ; on nous attend… Je venais de chez toi. 12
— Non, j'ai mal à la tête.
— Oh ! voilà, par ma foi,
Quelque chose de neuf… Manquer une séance 12
Où sera décidé le destin de la France ! 12
— Bah ! sérieusement ?
— Oui, sérieusement.
380 Les motions vont bien. Mais parlons prudemment ; 12
Les mouchards sont partout, et les sergents de ville 12
Ont pour se déguiser mainte ruse subtile. 12
Viens-tu ?
— Puisqu'il le faut, je t'accompagne.
— Ami,
Philippe en son pouvoir se croit bien affermi… 12
385 Patience bientôt des débris de son trône… 12
— Eh ! Forbain, prends donc garde à cette face jaune 12
Qui nous suit.
— Tu dis vrai. »
Nos héros clandestins
Cheminèrent le long du quai des Augustins, 12
Dans le faubourg Saint-Jacque ensuite ils pénétrèrent, 12
390 Devant un café borgne enfin ils s'arrêtèrent ; 12
Estaminet noirci par la pipe et le temps. 12
Un billard au milieu, des tables, quelques bancs, 12
Un comptoir occupé par une vieille femme, 12
Voilà l'ensemble exact de ce cloaque infâme, 12
395 Où la liqueur brûlée et l'acre caporal 12
De cent étudiants formaient l'affreux régal. 12
Une petite porte ouvrait sur une chambre 12
Sans meubles, sans papier. C'est là que chaque membre 12
Du club républicain, entrait discrètement. 12
400 Tous ils s'étaient rendus à l'appel, au moment 12
Où Forbain apparut avec Caron.
« — Silence !
Cria le président ; commençons la séance. » 12
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