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DSA_1/DSA4
Alfred de ESSARTS
LA COMÉDIE DU MONDE
1851
III
PETITE GUERRE
Amélie est au fond de son charmant boudoir. 12
Elle a mis, ce matin, un élégant peignoir ; 12
La gaze vaporeuse enveloppe sa tête, 12
Pour séduire les cœurs infaillible toilette. 12
5 A son bras demi-nu s'enroule un gros serpent, 12
— Non pas l'aspic mortel qui menace en rampant, 12
— Mais un bracelet d'or. La comtesse soulève 12
Les feuillets d'un album ; mais ailleurs est le rêve 12
Qui tient en ce moment son esprit occupé. 12
10 Paul Firmin est assis non loin du canapé, 12
Grave tout en gardant cet apparent sourire 12
Qui cache la pensée et parfois le martyre. 12
Il porte tour à tour son regard anxieux 12
Sur la comtesse et la pendule ; dans ses yeux 12
15 On lirait aisément la poignante amertume : 12
C'est par un feu caché que l'âme se consume. 12
Le poëte jamais n'avait été plus beau ; 12
Et de ses doigts crispés il froissait son chapeau 12
Sans que la noble dame aperçût le ravage 12
20 Des passions, produit au cœur du bon sauvage. 12
C'était le petit nom qu'on donnait à Firmin. 12
La comtesse tournait avec sa blanche main 12
Ses boucles de cheveux, soyeuses, parfumées ; 12
Puis disait quelques mots… Ses lèvres mi-fermées 12
25 Avaient peine à laisser tomber les mots distraits, 12
Et l'ennui dévorant se lisait sur ses traits. 12
Ce n'est pas que Firmin manquât de ces saillies 12
Qui font passer le temps en bonnes causeries ; 12
Mais il faut convenir qu'il n'avait pas appris 12
30 Cet art du courtisan qui plaît tant à Paris, 12
L'art d'être sémillant, de médire avec grâce, 12
Et de pirouetter tout en lorgnant la glace ; 12
De donner du piquant, du neuf, de l'imprévu 12
A ce qu'on ne sait pas, à ce qu'on n'a pas vu ; 12
35 D'enchâsser avec goût, ainsi qu'un lapidaire, 12
Les perles du discours dans un métal vulgaire. 12
Firmin allait tout droit au fait, et brusquement 12
Sans crainte de choquer disait son sentiment ; 12
Il ne corrigeait pas avec un peu d'adresse 12
40 Ce qu'il avait montré d'énergique rudesse. 12
Donc il n'amusait pas la comtesse, grand tort ! 12
S'il donnait un avis, il le faisait trop fort ; 12
Ne sachant pas assez, conseiller inflexible, 12
Ménager l'amour-propre, épiderme sensible. 12
45 Auprès de la comtesse il semblait un mentor, 12
Il semblait le dragon gardant la Toison d'Or. 12
Les femmes, par malheur, dames ou demoiselles, 12
Ont toujours assez peu goûté leurs sentinelles ; 12
Soit duègnes, soit jaloux, soit amants, soit amis, 12
50 Tout ce qui les surveille a le nom d'ennemis. 12
Or le pauvre Firmin s'était donné la tâche 12
D'observer la comtesse. Observer sans relâche 12
Est un rôle pénible, un jeu d'inimitié : 12
On ne déteste pas son Argus à moitié. 12
55 Être libre est un bien si doux, que ce qui gêne 12
Doit nécessairement provoquer notre haine. 12
Les femmes sont surtout folles de liberté : 12
On peut les dédaigner et froisser leur fierté ; 12
Mais dans leurs mouvements si l'on veut les contraindre, 12
60 Elles n'aimeront plus celui qu'il leur faut craindre. 12
Firmin dans Amélie a vu presque une enfant : 12
Des pièges de ce monde alors qu'il la défend 12
Et comme un bouclier se place devant elle, 12
A ses enseignements elle reste rebelle ; 12
65 Elle trouve moyen, en niant le danger, 12
De repousser la main qui veut la protéger. 12
Paul ne s'est jamais plaint : la mordante épigramme 12
Comme l'eau sur le roc a glissé sur son âme. 12
Souvent mal accueilli, mais dans sa dignité 12
70 Conservant les dehors de la sérénité, 12
Le poëte n'est pas, auprès de la comtesse, 12
Un jeune homme rempli de fougue et de tendresse : 12
C'est un ami prudent qui ne demande rien, 12
Un honnête fermier ménager d'un beau bien. 12
75 Nous avons dit déjà qu'il avait pour le comte 12
Beaucoup d'affection ; or lui sauver la honte 12
D'un malheur dont les sots toujours se moqueront, 12
— Car le monde vous fait un crime d'un affront,— 12
Tel était le projet de notre bon poëte. 12
80 « Quel projet, dira-t-on, va-t-il se mettre en tête ? 12
Aurait-il quelque part laissé choir sa raison ? 12
Le geôlier vigilant s'enchaîne à la prison : 12
S'il est pour son captif une vivante entrave, 12
De son captif aussi le geôlier est l'esclave. » 12
85 Non, Firmin n'est pas fou, mais il aime : « Bravo ! 12
Me dira-t-on encor, mais ce n'est pas nouveau. 12
Schiller, Gœthe, Byron, vingt autres qu'on renomme, 12
Ont peint éloquemment ces rêves de jeune homme 12
Qui ne veut pas aimer tout en aimant très-fort, 12
90 Et soutient fièrement un duel contre le sort. » 12
— Oui, mais Firmin entend l'amour à sa manière ; 12
Et s'il a du devoir respecté la barrière, 12
Il sait qu'il ne peut plus arracher de son cœur, 12
Malgré ses longs efforts, un sentiment vainqueur. 12
95 O souffrance d'amour, ô cruelle blessure, 12
Qui fait à chaque instant éprouver sa morsure ! 12
On voudrait l'oublier, on n'en veut pas guérir ; 12
On s'attache aux douleurs dont on devra mourir. 12
Et puis il faut parfois, couvrant de fleurs sa tête, 12
100 Le front calme et serein, aller de fête en fête ; 12
Faire mentir son âme ; et, tout bas affligé, 12
Succomber en luttant contre le préjugé ! 12
Firmin n'avait rien dit qui n'eût l'art de déplaire. 12
Chacun d'eux attendait, — c'était chose bien claire. 12
« — A propos…
105 (Ce mot-là souvent est bien jeté)
Vous n'êtes pas venu chez moi prendre le thé 12
Hier au soir.
— Le temps m'a manqué.
— Belle excuse !
Je crois qu'on peut aller partout où l'on s'amuse. 12
— Vous n'avez pas besoin de moi pour vos plaisirs. 12
110 Un autre maintenant, épiant vos désirs… 12
— Allons, vous retombez dans votre jalousie ! 12
Je veux avoir d'amis une troupe : choisie. 12
Pourvu que vous soyez le premier entre tous, 12
Avez-vous donc, Monsieur, un grief contre nous ? 12
115 — Contre vous un grief !… Me plaindre, moi, Madame ! 12
Je serais ridicule et j'aurais votre blâme ;. 12
J'en conviens, il m'était bien doux de vous revoir 12
Chaque jour, fraîche, heureuse et livrée au devoir… 12
— Aurais-je donc perdu mes droits à votre estime ? 12
120 — Oh ! grand Dieu ! le soupçon, ce serait presque un crime. 12
D'ailleurs, m'appartient-il de me faire censeur ? 12
Et quel homme n'a pas de serpent dans le cœur ? 12
Mais si j'ose parler, si je suis trop sincère, 12
C'est qu'un peu de franchise est un mal nécessaire. 12
125 Puis j'aime votre époux… Comprenez donc enfin ! 12
— Oui, c'est un beau discours auquel manque une fin. 12
Vous aimez mon époux ?
— Oh ! de toute mon âme.
— Mais contre le baron quel motif vous enflamme ? 12
Il est assez à plaindre.
— A plaindre… lui ! pourquoi ?
130 — Pour vingt raisons. Il est sans biens et sans emploi ; 12
Gentilhomme, il ne peut soutenir sa noblesse ; 12
Il appartient au monde, où trop d'éclat le blesse ; 12
L'espérance a pour lui dérobé son rayon ; 12
Et, tout jeune, en son cœur s'éteint l'illusion. 12
135 Il sentait fermenter la pensée en sa tête. 12
Vif et plein de talent, il eût été poëte ; 12
Le découragement l'a surpris au début : 12
Au hasard dans la vie il s'avance sans but. 12
— Madame, dit Firmin, vous prêtez aux modèles, 12
140 En peintre tout-puissant, les couleurs les plus belles ; 12
Mais je crains que le ton n'en soit exagéré, 12
Que le baron ne joue un rôle préparé. 12
L'ambition, voilà le mal qui le consume. 12
— Quoi ! reprit Amélie avec quelque amertume, 12
Me croyez-vous aveugle ?
145 — Oh ! non, mais votre erreur
Échappe à la raison et part de votre cœur. 12
Je ne suis pas de ceux que touche un air malade : 12
La vivante élégie est pour moi très-maussade. 12
Je suis simple, et je veux cette simplicité : 12
150 Or sentiment n'est pas sentimentalité. 12
— Votre sévérité (si ce n'est un caprice) 12
Me semble quelque peu toucher à l'injustice. » 12
On annonça : — Monsieur Arthur de Rozemon. 12
— Et Firmin tressaillit, comme si du démon 12
155 Il eût, pauvre pécheur, senti la rude atteinte. 12
D'une part, un sourire,— et de l'autre, une plainte, 12
Tel fut l'effet produit sur eux en cet instant 12
Par un nom… C'est qu'un nom quelquefois en dit tant ! 12
On vit entrer alors un jeune homme assez pâle, 12
160 Ayant de beaux yeux noirs dans un visage ovale, 12
La moustache petite et les cheveux épais ; 12
Sa tournure, ses mains, ses pieds étaient parfaits. 12
Il portait, sans paraître en tirer avantage, 12
L'habit le mieux coupé ; son gilet à ramage, 12
165 Sa cravate nouée avec un art exquis, 12
Jusqu'à ses fins souliers, tout sentait le marquis ; 12
Ou bien, le gentleman (style du jour) : au reste, 12
Ce héros de roman avait un air modeste 12
Qui ne messied pas trop, et séduit promptement 12
170 Le cœur qui veut y voir un noble sentiment. 12
Tel était cet Arthur qui prend dans mon histoire 12
Une place assez grande— et peut-être assez noire. 12
Chez Rozemon la voix, le regard, tout offrait 12
Quelque chose de doux inspirant l'intérêt, 12
175 Cette timidité qui plaît dans la jeunesse. 12
Lorsqu'on charme d'abord, pourquoi la hardiesse ? 12
Pourquoi dire en entrant : — Voyez, regardez-moi, 12
— Quand on sait bien qu'on a tous ses trésors sur soi ? 12
« — Comment vous portez-vous, Madame la comtesse ? 12
180 — Assez mal ce matin. Ma migraine m'oppresse. 12
— Combien je le regrette ! Il m'était survenu 12
Un projet qui pourra vous sembler ingénu. 12
— Lequel ?
— Pardonnez-moi, c'est un enfantillage.
— Et pourquoi pas, Monsieur ? On en fait à tout âge. 12
185 — Mon Dieu ! pensa Firmin, tout en venant de lui 12
Semble piquant ; et moi triste porteur d'ennui… 12
Je veux du moins rester, et juger par moi-même 12
S'il aime la comtesse, ou si c'est lui qu'elle aime. 12
— Pardon, lui dit Arthur en allongeant sa main, 12
190 Je ne vous voyais pas, mon cher Monsieur Firmin. 12
— Il fait si petit jour chez moi, » dit la comtesse. 12
Firmin par un salut rendit la politesse. 12
Mais ce fut tout.
« — Vraiment, se dit avec humeur
La comtesse, quel ours que ce pauvre rimeur ! 12
195 Eh bien ! Monsieur Arthur, revenons donc de grâce 12
Au projet… Je ne sais ce qui vous embarrasse. » 12
Arthur jetait les yeux sur Firmin ; celui-ci 12
Le gênait, sans paraître en prendre de souci. 12
« — Parlerez-vous, Monsieur, sans plus de préambules ? 12
200 — Madame voudrait-elle aller aux Funambules ? » 12
Par un éclat de rire Amélie accueillit 12
La proposition ; Firmin même faillit 12
Étouffer, tant la chose à ses yeux sembla drôle. 12
Mais Arthur avait trop approfondi son rôle 12
205 Pour être embarrassé, pour s'avouer vaincu. 12
« — Ah ! sans doute le monde où vous avez vécu, 12
Madame, reprit-il, est si loin d'un spectacle 12
Fait pour des ouvriers, que ce serait miracle 12
Si vous n'éprouviez pas un peu d'éloignement 12
210 Pour ce genre nouveau de divertissement. 12
Toutefois permettez : Janin, de qui j'estime 12
La verve et le talent, vante la pantomime 12
Et ne voit rien à mettre au-dessus de Pierrot. 12
— Paradoxe ! Irez-vous, dit Firmin, prendre au mot 12
215 Un écrivain subtil, charmant, mais qui s'amuse 12
Lui-même des ébats qu'il permet à la muse ? 12
S'il donne à Déburau place en son feuilleton, 12
Devez-vous admirer sur parole et par ton ? 12
— Je ne sais s'il a tort dans son panégyrique, 12
220 Mais je sais qu'on éprouve, en lisant le critique, 12
Un désir curieux. — Que je partagerais, 12
Dit Amélie.
— Eh quoi ! vous trouvez des attraits,
Madame, s'écria Firmin, dans la parade ? 12
Ce ne serait pour vous qu'un spectacle maussade. 12
225 — Nullement. Seriez-vous… Oh ! cela me surprend… 12
Aristocrate ?
— Non ; mais vous êtes d'un rang…
— Je vous reconnais là, grand prêcheur d'étiquette. 12
Viendrez-vous avec nous ?
— Merci, » dit le poëte,
En s'inclinant d'un air poli, mais assez froid. 12
230 Plus Firmin était bon, moins il était adroit. 12
La comtesse mordit ses lèvres. Un silence 12
Assez embarrassant et rempli d'éloquence 12
Régna quelques instants…
Mais la porte s'ouvrit.
Un domestique entra tout doucement et dit : 12
235 « — Monsieur Firmin peut-il venir ? Monsieur le comte 12
Désire lui parler.
— C'est bien, Tony. Je compte,
Avant de m'éloigner de l'hôtel, vous offrir 12
Mon hommage, Madame. »
Oh ! comme il dut souffrir
En laissant le dandy près de la jeune femme, 12
240 Le serpent sous la fleur, le démon près de l'âme ! 12
Un silence nouveau fit suite à son départ. 12
La comtesse reprit son album ; d'autre part, 12
Arthur fit apparaître un bouquet magnifique ; 12
Son chapeau le cachait. Un éclair sympathique 12
245 S'alluma dans les yeux d'Amélie, à l'aspect 12
De l'œuvre de Provost. Avec un grand respect 12
Le baron présenta ces fleurs, charmant emblème, 12
Message parfumé qui parle à ce qu'on aime. 12
« — Vous me gâtez, Monsieur. A quoi bon tous ces frais 12
250 Entre amis comme nous ? Je prends vos intérêts 12
Et ne souffrirai pas d'inutile dépense. 12
— Madame veut railler.
— Moi railler !
— Je le pense.
Qu'est-ce que ce bouquet ?… En parler plus longtemps 12
Serait m'humilier.
— Soit donc ; mais je prétends
Que désormais…
255 — Mon Dieu ! si vous saviez, Madame,
Comme ce bon accueil fait de bien à mon âme ! 12
— Je ne vous comprends pas, Monsieur Arthur ; eh quoi ! 12
Vous attachez du prix.
— Oh ! tout en a pour moi ;
Tout, un mot, un regard, un peu de bienveillance, 12
260 Votre sourire affable…, et même ce silence 12
Que je n'osais troubler… Je suis un insensé, 12
Dit-il ; mais que mon tort du moins soit effacé. 12
Je m'éloigne.
— Quelle est cette crainte soudaine ?
— Ce que je crains, c'est moi : je vous quitte avec peine, 12
265 Mais je sais obéir à la loi du devoir. 12
— Vous êtes notre ami ; n'est-ce pas pour nous voir ? 12
— Mon Dieu ! » dit le jeune homme.
Et puis, baissant la tête,
Comme si dans son sein grondait une tempête, 12
Il posa sur son cœur sa main et chancela. 12
270 « — Vous êtes un enfant ; venez vous asseoir là, 12
Monsieur, dit Amélie avec un fin sourire. 12
Parlons… de ce spectacle où vous m'allez conduire. 12
— Hélas ! épargnez-moi le travail de parler. 12
Je tremble tellement…
— Je vous ferais trembler
275 Allez-vous de Firmin envier le partage ? 12
Et seriez-vous jaloux du surnom de sauvage ? 12
— Pardonnez, pardonnez…, ou bien entendez-moi, 12
Madame ; puis alors, docile à votre loi, 12
Si mon aveu vous choque ou mon chagrin vous touche, 12
280 J'entendrai mon arrêt sortir de votre bouche. 12
Que vais-je déclarer et que penserez-vous ? 12
Peut-être dans vos yeux brillera le courroux ; 12
Ou, par un froid dédain traduisant votre blâme, 12
Dans la confusion plongerez-vous mon âme. 12
285 Il le faut cependant…, j'obéis au destin…, 12
Et je cours au malheur, dût-il être certain. 12
— Monsieur, je ne dois pas vous écouter.
— De grâce ?»
Un geste du baron la retint à sa place. 12
« — Je ne demande rien… Oh ! pourriez-vous penser 12
290 Que d'un lâche désir j'irais vous offenser ! 12
J'en ai trop dit ; souffrez maintenant que j'achève. 12
— Non, non, j'oublîrai tout… ainsi qu'un mauvais rêve. 12
Ne parlez pas… ; restons amis, et voilà tout. 12
— Que je souffre, ô mon Dieu ! »
Arthur était debout.
295 Soudain un mouvement imprévu, plein d'adresse, 12
Le jeta palpitant aux pieds de la comtesse. 12
Elle joignit les mains.
«— O ciel ! relevez-vous…
Oh ! si l'on vous trouvait, Monsieur, à mes genoux ! 12
Vous êtes un enfant… Relevez-vous…
— Madame,
300 J'obéis… Mais du moins laissez parler mon âme. 12
Oh ! lorsque je vous vis pour la première fois, 12
Quand, m'approchant de vous, j'entendis votre voix… 12
C'était au bal… Ce bal où vous étiez si belle… 12
Je crus que, détaché de la sphère immortelle, 12
305 Un ange du Seigneur paraissait devant moi, 12
Et je compris alors et l'extase et la foi. 12
J'aimai dès ce moment d'un amour qui rayonne ; 12
De cet amour puissant, auquel on s'abandonne. 12
Hors vous plus rien… En vous force, bonheur, espoir. 12
310 Je n'eus plus qu'un désir, celui de vous revoir. 12
Chez vous on m'amena ; sourd à toute sagesse, 12
D'un poison enchanteur je savourai l'ivresse. 12
Vous contempler, rester muet auprès de vous, 12
Entendre cette voix dont l'accent est si doux, 12
315 C'était mon seul besoin, c'était ma seule envie. 12
Par vous je comprenais qu'on peut donner sa vie ! 12
Enchaîné désormais, je me laissais aller 12
Au rêve délirant qui semblait m'appeler… 12
Et cependant croyez, oh ! croyez bien, Madame, 12
320 Que pour ma passion j'avais tout bas un blâme ; 12
Que, ramené vers vous, je voulais chaque jour 12
M'éloigner de ces lieux et vaincre mon amour. 12
Dans,mon cœur repentant, mais fasciné sans cesse, 12
Je ne retrouvais plus que ma folle tendresse. 12
325 La raison dut fléchir… Je ne l'écoute.plus ! 12
Ah ! mille fois la mort si mes vœux sont déçus. 12
Mais j'ai parlé ; je cède à ce transport suprême 12
Qui me jette aux genoux de la femme que j'aime. 12
J'aime… Oh ! ce mot est froid… On aime d'amitié… 12
330 Je vous adore moi… Pitié ! pitié ! pitié !… » 12
La comtesse tenait sa tête détournée 12
Et se taisait ; sa gorge à peine emprisonnée 12
Par le léger peignoir, se soulevait… Sa main 12
Voilait ses yeux… Arthur s'en empara soudain ; 12
335 Il y posa sa lèvre… et la sentit brûlante. 12
Ensuite il ajouta… (sa voix était tremblante) : 12
« — Un seul mot…, mon arrêt…
— Laissez-moi !
— Mon pardon !
— Songez à mon honneur.
— Vous me haïssez donc ?
— Moi le haïr !… Hélas ! je le voudrais… Le puis-je ? 12
340 — Savez-vous que ce mot me donne le vertige ! 12
Non, je m'abuse… O ciel ! vous ne défendez pas 12
Que je vous aime !
-On vient ! Oui, oui, j'entends des pas ;
Vite remettez-vous, Monsieur, à votre place. 12
Feuilletez cet album. »
Consultant une glace,
345 La comtesse frémit en voyant sa pâleur. 12
Mais le boudoir avait cette faible lueur, 12
Ce demi-jour discret, qui voile et favorise 12
L'amour, en le gardant contre toute surprise. 12
Le comte et Paul Firmin parurent. L'un riait, 12
350 — C'était le mari ; — l'autre en frémissant voyait 12
Arthur, l'heureux Arthur auprès de la comtesse. 12
A juger Paul Firmin sur son air de tristesse, 12
On eût dit qu'il avait un droit à réclamer, 12
Le droit d'être en ce lieu le seul qu'on dût aimer. 12
355 « — Quel sujet de gaîté, mon ami, vous possède ? 12
Demanda la comtesse
— Ah ! venez à mon aide,
Ma chère ; ce Firmin est si drôle aujourd'hui… 12
Rien, je crois, ne saurait être approuvé par lui. 12
Vos projets de ce soir, comique fantaisie, 12
360 Semblent effaroucher sa grave poésie. 12
Nous avons changé d'âge : il devance le temps 12
Et me fait hériter de ses vingt-six printemps. 12
— Général, vous avez une grâce charmante 12
A railler ; permettez que je vous complimente. 12
— Quoi ! sérieusement, Paul ?
365 — Sérieusement…
— Rozemon, votre affaire est en bon train.
— Vraiment ?
Combien je suis touché… Quelle reconnaissance ! 12
— Je n'en mérite pas ; c'est, à votre naissance . 12
Que vous devrez, mon cher, l'épaulette.
— Fort bien,
370 Dit Firmin, affectant un dédaigneux maintien. 12
Pour arriver, Monsieur a des chances fort belles : 12
La noblesse a jeté des racines nouvelles ; 12
Le roi veut s'entourer d'une cour, refoulant 12
Ceux qui l'ont élevé sur un pavois sanglant ; 12
375 Il lui faut à présent une aristocratie. 12
— Monsieur songe-t-il bien que sa démocratie 12
Se fourvoie en l'hôtel du comte de Cercourt ? » 12
Paul fronça le sourcil
« — Allons, je coupe court,
Dit le vieux général ; pas d'aigreur ! Les disputes 12
380 Divisent les esprits sans terminer les luttes. 12
Soyez de votre avis chacun, et cependant 12
Prouvez qu'on peut en paix rester indépendant. 12
Il fait beau ; le soleil est brillant ; rien n'empêche 12
Que nous fassions un tour jusqu'au Bois en calèche. 12
Cela vous convient-il, mon amie ?
385 — Adopté. »
On vota la sortie à l'unanimité. 12
La comtesse ne mit qu'une heure à sa toilette ; 12
Les chevaux piaffaient, la voiture était prête ; 12
On partit, et bientôt on eut gagné le Bois. 12
390 Deux regards bien furtifs se rencontraient parfois ; 12
Et comme au jour du bal, Amélie, emportée 12
Par ses fougueux bai-brun, roula, belle et fêtée. 12
Que d'animation remplissait son ennui ! 12
« — Oh ! pensait Paul Firmin, son cœur est-il à lui ? » 12
395 Et tantôt souriante, et tantôt oppressée, 12
La comtesse suivait le cours de sa pensée, 12
Jetant comme au hasard des mots charmants, des riens, 12
Quelque monosyllabe entre deux entretiens. 12
Jamais Arthur n'avait mis plus d'art à paraître 12
400 Causeur indifférent ; mais Paul flairait un traître : 12
Ce calme l'effrayait.
« — Qu'ont-ils fait ? Qu'ont-ils dit ?
Pensait-il… Pauvre comte !… Oh ! je hais ce dandy ! » 12
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