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Alfred de ESSARTS
LA COMÉDIE DU MONDE
1851
I
UN BAL DU GRAND MONDE
C'était le trois janvier, — en mil huit cent quarante. 12
Un noble lord, atteint d'un million de rente, 12
Avait, dans son hôtel du faubourg Saint-Germain, 12
— Cet hôtel dont les arts connaissent le chemin, 12
5 — Convoqué tout Paris. C'est le terme d'usage. 12
Paris, pour s'amuser, ferait un grand voyage, 12
Et sa suprême affaire est, je crois, le plaisir, 12
— Sylphe qui fuit toujours lorsqu'on va le saisir. 12
Et voilà que la foule, — élégante cohue, 12
10 — S'entasse ; les derniers venus sont dans la rue ; 12
Bien des gens sans entrer devront passer la nuit… 12
Le raout de lord G. fera beaucoup de bruit. 12
Les lustres répandaient des torrents de lumière ; 12
Des corbeilles semaient une odeur printanière, 12
15 Tandis que, de l'orchestre aux merveilleux accords, 12
L'ardeur eût ranimé doctrinaires et morts. 12
Cicéri, Duponchel, dans ce palais de fées 12
Avaient comme à l'envi réuni leurs trophées. 12
Nul sans s'extasier n'y pouvait faire un pas . 12
20 Hope même et Rothschild applaudissaient tout bas. 12
Par la voix de l'huissier les grands noms retentissent : 12
Beaucoup de sommités, il est vrai, rapetissent, 12
Et plus d'un pair de France est effacé devant 12
Un poëte, un artiste, un guerrier, un savant. 12
25 Cette digression n'est plus qu'une redite, 12
D'après maint philosophe ; ainsi donc passons vite. 12
Laissons les députés échanger des saluts ; 12
Car on vient d'annoncer, ce qui nous émeut plus, 12
Berryer, Ingres, Vernet, Delacroix, Lamartine : 12
30 Lamartine, oublieux de sa muse divine ; 12
Politique apprenti, poëte déserteur, 12
Honteux de son génie, il veut être orateur. 12
Viennet, Lebrun, Musset, m'apparaissent encore ; 12
Près des astres pâlis, l'astre qui vient d'éclore ; 12
35 Puis Émile Deschamps, le poëte charmant, 12
Qui marche dans la vie ainsi qu'en un roman ; 12
Alexandre Dumas, conteur infatigable, 12
Et qui sème l'esprit comme on jette le sable ; 12
Maquet, son adjudant : amis et non rivaux, 12
40 Ces Hercules ont fait plus de douze travaux. 12
Assez modestement George Sand se dérobe 12
Aux regards… Il est vrai qu'il ou qu'elle est en robe. 12
Plus loin, je vois poser dans un coin à l'écart 12
Un grave observateur : c'est notre Alphonse Karr, 12
45 Chez qui l'on trouve, par un assemblage unique, 12
Joint au bon sens français l'idéal germanique. 12
Il paraît confiant… Pourtant certain bas-bleu 12
N'est pas très-loin de lui… Quelle muse, corbleu ! 12
Malheur à qui n'est pas à genoux devant elle ! 12
50 Vous l'avez en rêvant, mon cher, échappé belle. 12
Listz est là ; ses longs doigts cherchent un piano. 12
Dorus et Géraldy chanteront un duo. 12
Meyerbeer a daigné venir à cette fête : 12
Mais croyez qu'il s'inspire en pensant au Prophète. 12
55 Théophile Gautier est auprès de Méry : 12
Le succès grossit l'un, et l'autre en a maigri. 12
On ne pourrait compter les talents et les gloires ; 12
Pour les enregistrer il faudrait dix mémoires. 12
j'allais passer Gozlan, au regard espagnol ; 12
60 Soulié, que la mort seule arrêta dans son vol ; 12
Alexandre Soumet, dont la verve enflammée 12
Contraste avec l'aspect si froid de Mérimée ; 12
Beauvoir, ce talon rouge en un siècle pesant ; 12
Balzac, grand écrivain sous un masque plaisant ; 12
65 Janin, critique fin, causeur que chacun aime, 12
Toujours neuf en brodant toujours sur un seul thème, 12
Et qui fait, à propos de nos faibles essais, 12
La bonne comédie avec tant de succès ; 12
Sainte-Beuve, aristarque aussi bien que poëte, 12
70 — Le crayon incisif et la vive palette ; 12
Berlioz l'incompris ; le comte de Vigny 12
Qui, ciseleur du style, en est le Cellini ; 12
Chasles, cet érudit grâce auquel l'Angleterre 12
Pour nous depuis longtemps n'a plus aucun mystère ; 12
75 Planche le doctoral, son martinet en main ; 12
L'école avec messieurs Cousin et Villemain, 12
Rhéteurs qui portent haut leur air de suffisance… 12
De tout temps les pédants gouvernèrent la France ; 12
Scribe, l'adroit protée en tout genre vainqueur ; 12
80 Desbordes qui ne sait s'inspirer que du cœur ; 12
De Luynes que les arts ont nommé leur Mécène ; 12
Delavigne, trop tôt enlevé de la scène… 12
Mais le vide funèbre est comblé tôt ou tard, 12
Et nous applaudirons Augier, Lacroix, Ponsard ; 12
85 Anaïs Ségalas, cette mère qui chante 12
Près d'un berceau d'enfant quelque strophe touchante ; 12
Ferai qui doit un jour, quittant les rangs obscurs, 12
De ses titres fameux barioler nos murs. 12
Cet acteur, dont le front a reçu plus d'un masque, 12
90 C'est Girardin, esprit remuant et fantasque, 12
Et qui voudrait, — dût-il semer partout le deuil, — 12
Donner le monde entier pour cadre à son orgueil. 12
Sous ses ardents regards le pouvoir qui s'étale 12
Cause à ce malcontent les douleurs de Tantale. 12
95 Oh ! s'il pouvait avoir le pays dans sa main ! 12
S'il pouvait devant lui pousser le genre humain ! 12
C'est alors qu'on verrait briller la commandite… 12
Mais quoi ! nul ne l'entend… la France est donc maudite ? 12
Les démocs le vengeant de ce cruel dédain, 12
100 Un jour auprès d'Hugo placeront Girardin 12
Sur ce banc infernal où Lamennais, dans l'ombre, 12
Sent passer le remords sur son visage sombre, 12
Et repoussé de ceux qui d'abord l'ont béni, 12
N'a pour le consoler que Sand et Mazzini. 12
105 Dans ce brillant raout, le parti royaliste 12
Peut se glorifier d'une assez belle liste : 12
La Rochejacquelein, Larcy, Béchard, Muret, 12
Nettement, de Valmy, Rovigo, Pastoret. 12
Un ministre a paru, portant sur sa poitrine 12
110 La croix de commandeur ; vite chacun s'incline ; 12
C'est à qui d'un salut bien humble, bien profond, 12
Flattera l'Excellence ; et quel assaut ils font 12
Tous ces quêteurs d'emplois, solliciteurs avides ! 12
Des vieillards étaient là. Sur leurs faces livides 12
115 On lisait un espoir, — un ridicule espoir, 12
— Comme s'ils n'étaient pas dans les ombres du soir. 12
Automates musqués, Adonis en perruque, 12
Ils prêtaient un sourire à leur bouche caduque… 12
On eût dit qu'ils étaient bien sûrs du lendemain, 12
120 Tant ils semblaient songer à faire leur chemin. 12
Près d'eux étaient aussi des jeunes gens imberbes, 12
Portant un vaste orgueil avec des airs superbes 12
Diplomates d'hier, mendiants de salons, 12
Et qui rêvent déjà la croix et les galons, 12
125 Quand sur leur lèvre ouverte à l'amertume, au doute, 12
Le lait de la nourrice a laissé quelque goutte ! 12
Jeune homme impatient, — ambitieux vieillard, 12
L'un commence trop tôt, l'autre finit trop tard. 12
Mendier, courtiser, c'est un besoin en France ; 12
130 A tout astre nouveau s'attache une espérance. 12
La gent solliciteuse est toujours prête à voir 12
Se lever dans le ciel l'aurore d'un pouvoir. 12
Le chien qui quête un os et que du pied l'on chasse 12
N'a ni le cœur plus vil, ni l'échine plus basse. 12
135 C'est qu'il faut tant d'argent pour briller à Paris ! 12
Les immenses besoins font les petits esprits. 12
Je vous ai dénombré poëtes et critiques, 12
Je pourrais bien nommer les hommes politiques, 12
Tous les partis formant divers groupes épais, 12
140 Et, pour une soirée, ayant conclu la paix. 12
A cet air sérieux, à cet œil méthodiste, 12
Reconnaissez Guizot, en tête de la liste ; 12
Thiers, cet esprit subtil, adroit, toujours hardi, 12
Un Figaro de plus donné par le Midi ; 12
145 Salvandy…, de Colbert il enviait la gloire, 12
Les lettres lui feront une part dans l'histoire ; 12
Barrot, qui se grisant de popularité, 12
Voulut, mais ne sut pas régler la liberté ; 12
Montalembert, si jeune et si grand… l'éloquence 12
150 Ainsi que d'un volcan jaillit de sa croyance ; 12
Pasquier, Molé, Séguier, adroits caméléons, 12
Sur le tréteau public éternels histrions ; 12
Rambuteau, ce marquis échappé de Versaille ; 12
Persil, cet affamé qui dans le budget taille ; 12
155 Bugeaud, brave soldat ; Garnot qui n'a qu'un nom… 12
Et puis dix généraux, sans valeur, sans renom, 12
Courtisans qui, trompant le maître aux Tuileries. 12
Lutteront de mensonge et de forfanteries, 12
Et qui, dans son malheur, le laisseront tout seul 12
160 Traîner sa royauté couverte d'un linceul. 12
Car nous ne sommes plus au temps où, pour sa cause, 12
Un homme sans pâlir à mille morts s'expose ; 12
Les rois dans le danger ne trouvent plus d'appui : 12
Ils avaient cent flatteurs — et pas un Tanneguy. 12
165 On s'empresse, l'on court… Rachel vient d'apparaître. 12
Déesse du grand art dont Talma fut le prêtre, 12
Elle entre fièrement avec son air romain, 12
Et plus d'un duc et pair vient lui presser la main. 12
Nous aurons donc ce soir les Fureurs d'Hermione ; 12
170 D'Arlincourt donnera la réplique en personne, 12
Et Rolle applaudira, comme un classique ardent 12
Qui pour broyer Hugo toujours eut une dent. 12
Ah ! vous avez, Milord, vraiment bien fait les choses. 12
Vos salons, pour Jailly, sont un bosquet de roses ! 12
175 Quelle est donc cette femme au visage rêveur ? 12
Sur son front jeune et lisse on lirait la candeur, 12
Front noble où pas un pli ne se dessine encore ; 12
Sa joue a le carmin dont la fleur se colore 12
Au soleil du printemps ; ses cheveux noirs et beaux 12
180 Côtoyant les sourcils descendent en bandeaux ; 12
Sa bouche gracieuse et vermeille est ornée 12
Du plus léger duvet ; sur sa peau satinée 12
Des signes sont jetés par un piquant hasard : 12
Chez elle la nature est étrangère à l'art. 12
185 Vous chercheriez en vain sur la belle personne 12
Des bijoux… A quoi bon ce que le luxe donne, 12
Quand la nature même, en modelant ses traits, 12
A voulu la combler de célestes attraits ? 12
Et pourtant on lirait au front de cette reine 12
190 — J'entends reine du bal — quelque secrète peine. 12
Est-ce le mal d'amour ? est-ce le mal d'ennui, 12
Compagnon assidu qui nous traîne après lui, 12
Envahit notre esprit, éteint notre pensée, 12
Et la quitte certain qu'elle est morne et glacée ? 12
195 Écoutons discourir deux jeunes merveilleux : 12
C'est les entendre tous que d'en entendre deux. 12
« — Tu dis donc, Enguerrand, que cette grande dame… 12
— Du comte de Cercourt est la femme.
— Sa femme !
Se peut-il ! c'est l'hiver enté sur le printemps. 12
200 — Tout juste. D'un côté l'on trouverait vingt ans ; 12
De l'autre, sans mentir, au moins la soixantaine. 12
— Bizarre accouplement !
— Ça te fait de la peine ?
— Non, du tout ; sans les vieux, maris très-indulgents, 12
Que deviendrions-nous, nous autres jeunes gens ? 12
205 — Madame de Cercourt semble occuper ta tête. 12
Arthur, ne tente pas une telle conquête : 12
La comtesse est dévote.
— Une mode aujourd'hui.
— L'époux est un sabreur.
— Je le suis plus que lui.
Va, ne me parle pas de dangers ou d'obstacles. 12
210 Une volonté ferme accomplit des miracles. 12
— Quoi ! tu songes déjà…
— Je ne sais rien encor…
Peut-être j'aimerai. Mais j'admire d'abord. 12
— Crois-moi, n'embarque pas ta jeunesse joyeuse 12
Sur les flots incertains d'une mer orageuse. 12
215 Souvent, quand on se jette au devant du récif, 12
On voudrait arrêter la course de l'esquif ; 12
Mais en vain : car il faut que le sort s'accomplisse, 12
Qu'à la témérité l'on paie un sacrifice. 12
Je te parle en ami.
— Tu parles en rhéteur.
220 Mais c'est perdre ton temps et tes frais d'orateur ; 12
Je ne la connais pas, après tout, cette femme ; 12
Demain son souvenir aura quitté mon âme. 12
Ne me juge donc pas engagé comme un fou 12
Dans un piége infernal à me rompre le cou. 12
Mon regard est charmé, rien de plus.
225 — Ta parole ?
— J'en jure sur l'honneur. Il n'est pas une idole 12
Qui devant son autel pût me voir prosterné. 12
De me sentir épris je serais étonné. 12
Jouons avec l'amour, nous autres jeune France ; 12
230 Prenons-en la douceur et jamais la souffrance. 12
— Ah ! fort bien raisonné, mon très-cher. J'étais sûr 12
Que je retrouverais la sagesse d'Arthur. » 12
Tandis que se poursuit cet entretien intime, 12
Le bal éblouissant de plus en plus s'anime. 12
235 Les valses, les polkas, où cent bras vont s'unir, 12
Font en se succédant la chaîne du plaisir. 12
On chante, on lit des vers classiques, romantiques, 12
Tous critiqués— au bruit de bravos frénétiques. - 12
— On regarde beaucoup les toilettes du jour ; 12
240 Chaque dame est passée en revue à son tour. 12
Ailleurs, le lansquenet, ce reflet du Cent-treize, 12
Fait ruisseler de l'or ; on se ruine à l'aise. 12
Des vieillards acharnés, sur les caries blêmis, 12
Convoitent du regard l'argent de leurs amis ; 12
245 Ce sont pour la plupart des seigneurs de la Bourse : 12
On croirait qu'ils n'ont plus pour dernière ressource 12
Que le triste hasard d'un coup aventureux, 12
Tant la fureur du gain a mis de fièvre en eux. 12
Laissons-les, et suivons dans une galerie 12
250 Deux causeurs. Le premier sur sa face flétrie 12
Porte avec la laideur un magnifique aplomb ; 12
Le temps l'a fait ployer sous son manteau de plomb, 12
Mais n'a pu dépouiller le noble personnage 12
Du sourire éternel qui ride son visage ; 12
255 Un sourire bénin, froid, railleur, fatigant. 12
Surville fit jadis le voyage de Gand ; 12
Il eut sa bonne part dans les Traités de Vienne. 12
Les honneurs lui sont chers ; il sait, quoi qu'il advienne, 12
Au rang d'ambassadeur demeurer attaché ; 12
260 Et tout pourrait tomber sans qu'il eût trébuché. 12
Duc sous la branche aînée et pair sous la cadette, 12
Il croit à son pays avoir payé sa dette, 12
Parce qu'il a daigné prendre de tous les rois, 12
Au prix d'un peu d'encens, cordons, titres, emplois. 12
265 Il juge volontiers l'accusé politique ; 12
A servir tout pouvoir employant sa tactique, 12
Il pense toujours bien… car avec les plus forts 12
Il sait mettre en commun son âme et ses efforts. 12
Dans le fait accompli réside sa morale ; 12
270 Ce qui n'entraîne pas de bruit ni de scandale 12
Est volontiers absous par cet homme d'état, 12
Par ce caméléon, type de l'apostat. 12
Aussi de Talleyrand il eut la confiance, 12
Et Pozzo l'honora de sa correspondance ; 12
275 Chez Monsieur d'Appony vous le trouvez souvent, 12
Vous le trouvez… partout où souffle le bon vent. 12
Bien qu'avec le vieux duc il soit au rang d'intime, 12
L'autre interlocuteur mérite toute estime : 12
Bon, brave, généreux et crédule à l'excès ; 12
280 Le type du soldat, du vrai troupier français. 12
C'est presque Stanislas, de Michel et Christine, 12
Le grognard d'autrefois que la goutte lutine 12
Et qui, dans ses foyers revenu pour toujours, 12
A défaut de Bellone invoque les Amours. 12
285 Pour finir le portrait de cet excellent homme 12
Dont parlaient nos lions, nous dirons qu'il se nomme 12
Le comte de Cercourt, et que le général 12
Est l'époux envié de la reine du bal. 12
Envié… Mais il tremble à lui voir tant de charmes. 12
290 Jamais on ne possède un trésor sans alarmes. 12
« — Mon ami, dit le duc, toujours en souriant, 12
Vous avez cette nuit un aspect effrayant. 12
Voulez-vous d'Othello recommencer l'histoire ? 12
Il sied d'être jaloux quand on a la peau noire ; 12
Mais vous, un vieux guerrier…
295 — Vieux, voilà le malheur.
Je ne suis point jaloux…
-Vraiment ?
— Non, sur l'honneur.
Mais le métier d'époux n'est pas semé de roses, 12
Et sans ouvrir beaucoup les yeux on voit des choses… 12
— Pour moi je ne sais pas ce qui peut vous troubler ; 12
Votre femme est un ange !
300 — A ne vous rien celer,
Je trouve comme vous que ma femme est un ange ; 12
Mais on en voit tomber…
— Par quel caprice étrange,
Dit le duc ennuyé, par quel aveuglement 12
Semblez-vous rechercher un sombre dénoùment ? 12
305 C'est à vous tourmenter prendre tâche vous-même. 12
— C'est être soucieux de la femme que j'aime. 12
— Manque-t-elle jamais de tendresse envers vous ? 12
— Elle n'a que vingt ans. Je suis un vieil époux. 12
— Tout homme marié doit être philosophe. 12
310 — Mon cher, je ne suis pas d'une aussi bonne étoffe. 12
— Que prétendez-vous donc ? être adoré ?
— Non pas.
Mais je crains l'avenir.
— Oui, j'entends, les faux pas.
Que vous êtes enfant !
— Surville, je suis sage.
— Alors n'écoutez pas un sinistre présage ; 12
315 Jouissez du bonheur, jouissez du présent, 12
Et narguez l'avenir ; c'est bien plus amusant. 12
— Quoi ! n'avez-vous pas lu sur le front d'Amélie 12
Les ravages cruels de la mélancolie ? 12
— Il est vrai ; je conviens qu'il est fort dangereux 12
320 Qu'une femme s'ennuie… Eh bien ! cherchons tous deux 12
Le moyen de combattre avec quelque avantage 12
Le spleen, cet ennemi des douceurs du ménage. 12
Conduisez votre femme aux Eaux.
— Précisément
Elle est antipathique à ce délassement, 12
Et…
325 — N'en parlons donc plus. Avez-vous une loge
A l'Opéra ?
— Sans doute, et souvent je déroge
Jusqu'à mener ma femme au simple boulevard. 12
Elle adore le draine.
— Ah ! tant pis !
— Quelque part
Qu'on annonce un plaisir, aussitôt je me hâte 12
De le lui procurer.
330 — Et c'est ce qui la gâte.
Vous en avez trop fait, mon cher, je vous le dis. 12
Le rayon du soleil n'est bien chaud qu'à midi : 12
C'est ainsi qu'un mari, quand lui-même il s'observe, 12
Dispense prudemment les plaisirs, et réserve 12
335 Pour les jours à venir quelque distraction. 12
Mais bah ! soyez donc sage avec la passion ! 12
Savez-vous ce qu'il faut à votre femme, en somme ? 12
Un tiers dans la maison, un aimable jeune homme 12
Attentif et galant, enfin un compagnon. 12
— Vous me faites frémir. C'est un amant !
340 — Non, non !
— La proposition est d'une étrange sorte. 12
— Vous allez la comprendre, elle n'est pas trop forte. 12
L'ennui, dit-on, naquit de l'uniformité : 12
Or cet hôte est venu dans votre intimité ; 12
345 Ainsi qu'une harpie il corrompt ce qu'il touche ; 12
Un souffle glacial s'exhale de sa bouche ; 12
Il vous faut le combattre, il faut mettre entre vous 12
Un tiers, un adjudant, qui seconde l'époux ; 12
Complaisant qui se voue au culte d'Amélie 12
350 Tout platoniquement, ainsi qu'en Italie 12
Ce service courtois échoit aux sigisbés. 12
— Peste soit des galants et des petits abbés ! 12
Me croyez-vous, mon cher, un mari de peinture ? 12
— Allons, modérez-vous et tentez l'aventure. 12
355 Votre femme s'ennuie ; eh bien ! occupez-la. 12
— Il est beau le moyen que vous m'indiquez là ! 12
— C'est l'unique, sinon je fais la prophétie… 12
— Non, non, tenez-vous-en à la diplomatie. 12
Mais on nous écoutait !
— Vous rêvez. Nul hors nous
360 N'était dans ce salon. Que je plains les jaloux ! 12
Rentrons. »
Les deux amis regagnèrent leur place.
Madame de Cercourt, se trouvant déjà lasse, 12
Voulut partir avant le moment du souper ; 12
Et bientôt retentit son élégant coupé 12
365 Ramenant vers l'hôtel la charmante comtesse, 12
Les fleurs au front, — le cœur tout rempli de tristesse. 12
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