Métrique en Ligne
DSA_1/DSA12
Alfred de ESSARTS
LA COMÉDIE DU MONDE
1851
XI
LE JOURNAL DE FIRMIN
Il n'avait pas voulu d'un voyage où son âme 12
A côté des plaisirs pouvait placer un blâme. 12
Au plus cruel supplice il se fût exposé 12
En supportant un homme odieux, méprisé. 12
5 Paul resta donc. Il eut d'abord une pensée : 12
Entreprendre une longue et rude traversée, 12
Aller étudier un pays jeune encor, 12
L'Amérique, sauvage au diadème d'or. 12
Mais il se dit ensuite : « Un jour, si la comtesse 12
10 Avait besoin de moi, faut-il que je la laisse, 12
Que je mette entre nous l'intervalle des mers ? 12
Non, dussé-je éprouver des regrets bien amers, 12
Je préfère l'exil. »
Pour étouffer la flamme
Que nourrissait en lui l'image d'une femme, 12
15 Pour tromper ses ennuis il se mit à courir 12
Vers tous les horizons, hélas ! sans moins souffrir. 12
Ah ! ne descendez pas dans le creux des vallées, 12
Évitez les forêts, retraites isolées ; 12
Ne vous asseyez pas auprès du clair ruisseau ; 12
20 N'écoutez pas le vent ou les feuilles ou l'eau, 12
Vous tous que le chagrin a surpris avant l'âge. 12
L'esprit sort plus troublé du calme paysage, 12
Et dans cette harmonie où la terre s'endort 12
La douleur se ressent plus pénétrante encor. 12
25 Il faut, à qui souffrit, le tumulte des villes. 12
Car s'il sonde inquiet les horizons tranquilles, 12
Il trouve plus de deuil en cherchant le repos… 12
L'ordre est autour de lui, son cœur c'est le chaos. 12
Paris est entouré d'une verte ceinture, 12
30 Admirable ornement donné par la nature : 12
C'est Meudon, c'est Saint-Cloud, cet immense jardin 12
Où les arbres géants font rêver de l'Éden, 12
Et tout auprès duquel passe calme la Seine 12
Épanchant doucement son urne toujours pleine ; 12
35 C'est Verrières qui va, montueux et fleuri, 12
Rejoindre par ses bois Versailles, Satory ; 12
C'est la Bièvre baignant sa féconde vallée 12
Et promenant son eau sous les saules voilée ; 12
C'est Enghien et son lac ; c'est le gai Fontenay 12
40 Qui fait croître la rose auprès des bois d'Aulnay ; 12
C'est Bellevue, Auteuil, pays de l'élégance ; 12
Marly qui fut royal jusqu'à l'extravagance ; 12
Saint-Germain, d'où les yeux, en dominant Paris, 12
Sont devant ce géant moins charmés que surpris. 12
45 Que nommerai-je encor ? Que de bourgs, de villages, 12
De bois qui sont pour nous des remparts de feuillages ! 12
Ainsi notre Firmin, pour abréger le jour, 12
Changeait incessamment de but et de séjour. 12
Un album sous le bras, des crayons dans sa poche, 12
50 Il s'en allait pensif, triste, mais sans reproche. 12
Quand il s'était assis à l'angle d'un chemin, 12
Tantôt par une esquisse il occupait sa main ; 12
Et tantôt il laissait la vague poésie 12
Jeter sur le papier, selon sa fantaisie, 12
55 Quelques-uns de ces vers où le cœur trop ardent 12
Prend, à défaut d'amis,,le ciel pour confident. 12
Je ferai peu d'emprunts à ce recueil intime. 12
Le rêve vaporeux n'aime pas qu'on l'imprime. 12
Voici quelques extraits du JOURNAL DE FIRMIN ; 12
60 Je les donne… Ils seront oubliés dès demain : 12
I
Assis et méditant sur le bord de la route, 12
Je regarde sans voir, — sans entendre j'écoute. 12
Tout parle autour de moi, mais je ne comprends pas 12
Ces langages divers si confus et si bas. 12
65 Partout l'œuvre de Dieu lentement s'élabore : 12
Depuis le souffle d'air jusqu'au grain qui s'ignore, 12
Tout suit à son insu quelque secrète loi : 12
Et j'interroge tout, sans me connaître, moi ! 12
Hélas ! je n'ose plus m'interroger moi-même, 12
70 Lorsqu'afin de me fuir je fuis celle que j'aime, 12
Lorsque de tout bonheur exilé désormais, 12
Je ne veux plus savoir à quel point je l'aimais ! 12
Mon amour est un crime et ma plainte un blasphème : 12
Mais Dieu m'a pardonné puisque je me soumets, 12
75 Et pour les fronts courbés il n'a pas d'anathème. 12
II
Rêve de l'avenir, qui ne vous a pas fait ? 12
Nul ne voit le présent comme il faut qu'on le voie, 12
Nul n'accepte la vie avec calme, avec joie, 12
Ainsi qu'un céleste bienfait. 8
80 Demain, toujours demain… Jamais l'heure présente 12
Ne suffit à nos vœux, à nos brûlants désirs ; 12
Demain doit nous verser, d'une main complaisante, 12
Tous les bonheurs, tous les plaisirs. 8
Il passe, il a déçu notre attente frivole… 12
85 Encore un lendemain… Tout nous semble sauvé ! 12
Ainsi, de jour en jour, l'existence s'envole ; 12
Et qu'a fait l'homme ? — Il a rêvé. 8
III
Dites-moi, compagnons qui suivez cette route, 12
Pourquoi marcher ainsi, mornes, les yeux baissés ? 12
90 — C'est que chacun de nous songe aux plaisirs passés, 12
Et que notre avenir n'est encore qu'un doute. 12
Dites-moi, compagnons qui suivez cette route, 12
Avez-vous ressenti l'épreuve de l'amour ? 12
— Nous en avons connu les délices un jour ; 12
95 Il ne nous a laissé que le vide et le doute. 12
Dites-moi, compagnons qui suivez cette route, 12
Croyez-vous qu'elle mène au moins vers un bon port ? 12
— Nous sommes bien certains qu'elle mène à la mort… 12
Gloire, fortune, amour, le reste n'est que doute. 12
IV
100 Je dis à la fleur : « Qui donc t'a plantée 10
Et qui t'a donné tes fraîches couleurs ? » 10
Avant de répondre elle est emportée 10
Pour être vendue avec d'autres fleurs. 10
Je dis aux forêts : « Votre toit de feuille 10
105 Est un saint asile où je rêve en paix. » 10
A peine ai-je dit, que l'automne cueille 10
L'abri bienfaisant que je bénissais. 10
Je dis au grand bœuf pâturant dans l'herbe : 10
« L'églogue pour moi renaît à te voir. » 10
110 Un paysan vient, et le bœuf superbe, 10
Une corde au cou, marche à l'abattoir. 10
Je dis, admirant la flèche : hardie 10
Du temple de Dieu : « Quelle noble tour ! » 10
Mais la foudre tombe, et dans l'incendie 10
115 Le temple de Dieu s'écroule à son tour. 10
Je dis aux vapeurs qui dans l'étendue 10
Vont rapidement « Quelle main prend soin 10
De vous soutenir ainsi ? » Mais la nue 10
Ne peut me répondre, elle est déjà loin. 10
120 Je dis au Bonheur : « Hôte de caprice, 10
Ne peux-tu rester un jour avec nous ? » 10
Le Bonheur sourit et dehors se glisse, 10
Quand nous l'appelons en vain à genoux. 10
Et je dis, sentant que sur moi retombe 10
125 L'ennui de mon cœur, plein de mille effrois 10
« Quand saurai-je enfin ? » — « Demande à la tombe ; 10
C'est là qu'on sait tout, » me dit une voix. 10
V
Moissons, je vous voyais si belles ce matins. 12
O fleurs, je vous voyais ce matin si brillantes !… 12
130 Les épis sont couchés, et de ces fleurs riantes 12
Il ne reste plus rien, qu'un souvenir lointain. 12
Jeune homme, ce matin, j'admirais ton courage ; 12
Tu marchais dans la vie ainsi qu'un fier lutteur. 12
Te voilà triste, pâle, énervé, sans ardeur… 12
Qui donc vous a soudain courbés tous ?
135 — Un orage.
VI
Un homme cheminait : sur son noble visage 12
Se lisaient la fatigue et l'ennui du voyage. 12
Ému je m'approchai. — « Je voudrais bien savoir 12
Où vous allez si vite et par ce ciel si noir ? » 12
140 Il répondit pensif : — « Je l'ignore moi-même. 12
Le désir de changer est mon besoin suprême, 12
Et pour suivre toujours cette invincible loi, 12
Sans me tracer de but, je vais droit devant moi. » 12
C'est la vie, oui la vie. — Et notre humaine race 12
145 Suit presque à son insu toujours la même trace. 12
Elle va sans prévoir l'incertain avenir, 12
Semblant même parfois ne pas se souvenir, 12
Elle va devant elle ; une main invisible 12
Lui marque son sentier, un sentier inflexible. 12
150 Vainement nous sentons nos forces se tarir, 12
Il nous reste toujours la force de souffrir ; 12
Et nous devons marcher, quand bien même avant l'âge 12
Nous aurions la fatigue et l'ennui du voyage. 12
VII
L'un cherche le mot de toute sa vie, 10
155 L'autre une espérance à jamais ravie ; 10
L'un chante son hymne aux accords pieux, 10
L'autre avec horreur regarde les deux ; 10
L'un attend la fleur des belles chimères, 10
L'autre n'a puisé qu'aux coupes amères ; 10
160 L'un meurt en doutant, l'autre dans la foi… 10
— Savants d'ici-bas, savez-vous pourquoi ? 10
VIII
Heureux l'arbre ignoré dans la forêt profonde ! 12
En ses vastes rameaux il cache tout un monde 12
De feuilles et de fleurs et d'oiseaux gazouillants ; 12
165 Le soleil pour sa cime a des rayons brillants ; 12
Et la mousse, à son pied doucement arrondie, 12
L'abrite quand, l'hiver, la terre est refroidie. 12
Chaque année il renaît et peut, grâce au printemps, 12
Reverdir, en dépit des injures du temps. 12
170 L'homme n'a qu'un printemps bien court, bien éphémère 12
Et comme son bonheur sa jeunesse est chimère. 12
Vainement il s'attache à des biens décevants : 12
Sa grâce et sa beauté passent comme les vents. 12
La vieillesse l'atteint de ses glaces mortelles ; 12
175 Et lorsqu'à ses regards tout semble se ternir, 12
Le printemps ne vient plus couvrir de fleurs nouvelles 12
— Comme l'arbre — son corps qui ne peut rajeunir. 12
IX
Aux joncs amarrée, auprès de la rive, 10
Il est une barque aux sombres couleurs. 10
180 Le rameur est fort, et quiconque arrive. 10
Passera le lac tout formé de pleurs ; 10
Le lac où chacun répand une larme ; 10
Le lac, dont l'aspect inspire le deuil, 10
Et que l'âme passe avec grande alarme 10
185 Quand elle a laissé le corps au cercueil. 10
Là ne volent point les oiseaux agiles ; 10
Là ne croissent pas les riantes fleurs… 10
Dans leur nudité s'y dressent des îles 10
Qu'effleure la barque aux sombres couleurs. 10
190 Le jour et la nuit, l'on pourrait entendre 10
De rauques sanglots, des gémissements… 10
Ici la fureur, là. le soupir tendre 10
Qu'échangent dans l'air les âmes d'amants. 10
Qu'ai-je dit ?… Au lac des ondes funèbres 10
195 Il n'est qu'une nuit, il n'est plus de jour. 10
Un soupir d'amant parmi les ténèbres ! 10
Non, non, en ces lieux il n'est plus d'amour. 10
On n'y sait plus rien des choses passées. 10
C'est vers l'inconnu qu'on est emporté 10
200 Et l'âme en tremblant poursuit ses pensées 10
Devant le grand seuil de l'éternité ! 10
X
Il est des êtres de mystère 8
Qui n'apparaissent sur la terre 8
Que pour souffrir et s'isoler ; 8
205 Il est d'heureuses créatures 8
Que chaque jour vient appeler 8
Vers des jouissances futures. 8
Les premiers gardent leur secret 8
Pas un plaisir ne les distrait 8
210 De leur route d'anachorète ; 8
Les secondes n'ont pas le temps 8
De s'apprêter à la retraite, 8
Car leur vie est un long printemps. 8
Mais le bonheur qui ne se fonde 8
215 Que sur les ivresses du monde, 8
Vaut-il un souhait, un seul vœu ? 8
Et n'est-elle pas plus féconde 8
Cette paix qui nous vient de Dieu, 8
Qu'un éclat qui dure si peu ? 8
XI
220 Avez-vous quelquefois, dans les jours de tristesse, 12
Interrogé tout bas votre cœur qui battait ? 12
Vous a-t-il dit pourquoi tout lui pèse et le blesse, 12
Vous a-t-il livré son secret ? 8
L'homme a des temps marqués pour l'ardente folie, 12
225 Puis vient à son chevet un cortége d'ennuis ; 12
Et son rire s'éteint sous la mélancolie, 12
Comme le soleil sous les nuits. 8
Ainsi l'ombre toujours succède à la lumière, 12
Au pouvoir la faiblesse, au triomphe le deuil. 12
230 C'est la leçon de Dieu, que l'ange funéraire 12
Écrit sur le bois d'un cercueil. 8
XII
J'aime à voir sur le bord d'un chemin bien agreste 12
Une humble croix qui dit : « Passants, inclinez-vous ! » 12
Dans les rares pays où la croyance reste, 12
235 Le voyageur s'arrête et se met à genoux ; 12
Car en apercevant, près du champ solitaire, 12
Le signe vénéré du salut de la terre, 12
Il comprend que Dieu même a pris soin de marquer 12
La place où ses enfants le viendraient invoquer. 12
240 Noble élan de la foi, chère et sainte coutume, 12
D'un sublime passé témoignage posthume ! 12
A ces croix du chemin, autrefois nos aïeux 12
Apportaient leur hommage et leurs présents pieux ; 12
Quand ils allaient aux champs, ils ouvraient la journée 12
245 En priant ; et le soir, leur tâche terminée, 12
Rendaient grâces à Dieu, qui, d'un éclat vermeil, 12
Avait sur les moissons fait luire le soleil. 12
Oui, cette croix de bois surmontant la campagne 12
Annonce que partout le ciel nous accompagne, 12
250 Et qu'il n'est pas besoin de temples fastueux 12
Pour que le Créateur daigne entendre nos vœux. 12
Le Christ, enfant du peuple et né dans une étable, 12
Reprend ici pour moi sa forme véritable. 12
Que de fois, m'égarant, afin de mieux rêver, 12
255 Sur son haut Golgotha je crus le retrouver, 12
Lorsque m'apparaissait quelque naïve image, 12
Œuvre due au ciseau d'un sculpteur de village ! 12
Et je pensais alors qu'il est doux de sentir, 12
Au plus profond du cœur, l'amour du Dieu martyr, 12
260 Et de savoir comprendre un sublime symbole 12
Qui nous instruit heureux, et souffrants nous console. 12
On m'a dit que, parfois, cette croix, au passant, 12
Indiquait la justice et le rachat du sang, 12
Lorsque des meurtriers avaient, à cette place, 12
265 Égorgé l'innocent qui leur demandait grâce ! 12
Tel est ton sens, ô croix ! qui, dressée en ce lieu, 12
Est le premier avis des sentences de Dieu ! 12
Dans ta simplicité, ta nudité rustique, 12
Tu produis sur mon cœur un effet magnétique ; 12
270 Et lorsqu'autour de moi ne s'élève aucun bruit, 12
Quand le soleil se couche et fait place à la nuit, 12
Sur, l'horizon brumeux voyant la croix dressée, 12
Chactas, le père Aubry, s'offrent à ma pensée… 12
N'est-ce pas le désert où l'ermite se plut 12
275 A planter de ses mains le signe du salut ? 12
Sans doute le vieillard n'est pas loin… Au sauvage, 12
Veuf de sa bien-aimée, il prêche le courage… 12
Bientôt il va venir, au pied du crucifix 12
Reprendre de la force en songeant à son fils… 12
280 Mais qui peut de la croix s'approcher à cette heure ? 12
Une femme !… Elle est jeune, elle est belle, elle pleure… 12
Pauvre enfant qui gémis, quel bien veux-tu ravoir ? 12
Est-ce l'honneur perdu ? n'est-ce encor que l'espoir ? 12
Va, je respecterai ta tristesse naïve, 12
285 Je le laisse élever ta prière plaintive, 12
Ton secret, sans danger, de ton cœur sortira, 12
Parle et verse tes pleurs, — car Dieu seul t'entendra. 12
XIII
La vie est une arche 5
Qui flotte toujours, 5
290 Emportant nos jours… 5
Car tout marche. 3
On voit les humains 5
Étendre les mains 5
Vers les biens d'une heure. 5
295 Et tout pleure. 3
On les voit, haineux, 5
Pour un peu de place 5
S'égorger entre eux… 5
Quand tout passe. 3
300 Parfois le bonheur 5
Paraît sans mélange 5
Réjouir le cœur. . 5
Mais tout change. 3
Combattre le sort 5
305 Est une folie ; 5
Arrive la mort… 5
Tout, s'oublie. 3
XIV
Pourquoi, lorsque l'homme succombe 8
Dans le mal profond de l'ennui, 8
310 Ne sort-il jamais de la tombe 8
Une voix qui parle avec lui ? 8
Pourquoi dans la nuit éternelle 8
Notre raison demeure-t-elle ? 8
Pourquoi ces ténèbres sans fin ? 8
315 Faut-il donc avoir cessé d'être 8
Pour voir par l'âme et pour connaître ? 8
Faut-il mourir pour vivre enfin ?… 8
XV
Où serait le bonheur dans la terrestre vie, 12
Si l'homme ne croyait que par l'éternité ? 12
320 Elle sera suivie 6
Comme le froid hiver est suivi par l'été. 12
Mais que serait-ce donc si la vie en ce monde 12
Devait durer toujours, 6
Et si Dieu n'endormait dans une nuit profonde 12
325 Les orages des jours ? 6
XVI
Vous tous, ô doux rêveurs, qui, pour votre infortune, 12
Évitez les sentiers d'une foule importune ; 12
Poëtes, qui suivez soit une vision, 12
Soit une étoile aux cieux — ou mystère ou rayon, — 12
330 Vous êtes les enfants d'une même famille ; 12
Tous vous portez au front l'auréole qui brille ; 12
Vous avez senti tous la haine et le mépris 12
Au bruit de votre nom soulever les esprits. 12
Mais vous les dédaignez, ces clameurs de la foule ; 12
335 Vous la laissez passer, cette orageuse houle ; 12
Jamais on ne vous voit, vers l'abîme baissés 12
Pour apaiser la foule et ses flots courroucés : 12
Car vous êtes bien haut, plus haut que la tempête, 12
Et l'aile de l'archange effleure votre tête. 12
340 Rêveurs, votre génie et votre adversité 12
Ont fait entre vous tous une fraternité. 12
Qui vous disputerait ce beau titre de frères 12
Que vous payez toujours par les mêmes misères ? 12
XVII
Est-il vrai ? Cette vie est-elle une imposture ; 12
345 Ce monde, un grand théâtre où chaque créature 12
S'en vient — tout humblement — ou bien avec hauteur 12
Sous quelques oripeaux prendre un masque d'acteur ? 12
Faisons-nous une vive et folle comédie, 12
Qu'interrompt un éclat de noire tragédie ? 12
350 Ne voit-on pas le rire humecté par des pleurs 12
Et le fard obscurci par de sombres couleurs ? 12
Yorick, pauvre bouffon qui, de ta voix joyeuse, 12
Décochais, comme un dard, l'épigramme railleuse ; 12
Yorick, ton crâne roule au gré du fossoyeur ; 12
355 Le fou du roi n'est plus qu'un objet de frayeur. 12
— Et toi, rêve d'amour et de mélancolie, 12
Où vas-tu t'égarer, innocente Ophélie ? 12
Tu vivais pour aimer… Quel philtre, quel poison 12
A troublé ton bonheur et terni ta raison ? 12
360 — Prince de Danemarck, Hamlet, quel est ton rôle ! 12
Tu dois mentir ton âme et fausser ta parole. 12
Tu ris… On ne voit pas que tu grinces des dents ; 12
On ne voit pas tes pleurs qui tombent en dedans. 12
Oui, la vie est ainsi : la joie et la tristesse 12
365 Doivent, comme deux sœurs, s'y coudoyer sans cesse ; 12
Et nul n'en connaîtrait, s'il ne sait lire au fond, 12
L'arcane lamentable et le dehors bouffon. 12
XVIII
Pâle flambeau des soirs, qui veilles sur le monde, 12
Quand le soleil couchant est descendu dans l'onde, 12
370 Compagnon du sommeil, astre silencieux, 12
Te voici ! tu reprends ta place au haut des deux. 12
Ainsi, lorsque la nuit a déployé ses voiles, 12
Évoquant aussitôt ton cortège d'étoiles, 12
Dans l'espace azuré tu montes doucement, 12
375 Et ta chaste lumière emplit le firmament. 12
Tes rayons, en glissant sur l'orbe de la terre, 12
Semblent enveloppés de deuil et de mystère ; 12
S'ils ramènent le calme, ils apportent l'effroi… 12
On a peine à comprendre un feu qui reste froid. 12
380 J'aime quand, tout se tait. Du fond de ce silence 12
Le cœur religieux avec ardeur s'élance : 12
Sans rencontrer d'obstacle il monte à l' Éternel ; 12
Car la nuit n'a pas d'ombre alors qu'on voit le ciel. 12
A ton aspect pourtant, une tristesse amie 12
385 Saisit l'âme devant la nature endormie ; 12
Tu gardes les secrets qui redoutent le jour ; 12
Tu caches le malheur et protéges l'amour. 12
C'est l'heure où l'aveu tendre a de mystiques ; charmes, 12
C'est l'heure où l'orphelin laisse couler ses larmes. 12
390 Les couples bien unis s'en vont sous les grands bois, 12
L'homme éprouvé s'enfuit loin du bruit et des voix. 12
Oh ! que de fois l'amant, que de fois le poëte 12
Ont invoqué Phœbé, la déesse muette, 12
Qui, sans les écouter, va d'un pas diligent, 12
395 Belle de majesté sous son bandeau d'argent ! 12
Sur le faîte des tours qui surmontent nos villes, 12
Sur les marais dormants et sur les champs fertiles, 12
Descends, rayon si pur ; visite les tombeaux 12
La nuit réserve aux morts ses funèbres flambeaux. 12
XIX
400 Ils ont vécu… Mon œil interroge leurs traces. 12
Ils dorment maintenant le sommeil éternel ; 12
Et s'ils se réveillaient, sur leurs livides faces 12
Le monde en frémissant verrait le doigt mortel. 12
Ils ont aimé… Jadis dans leur âme brûlante 12
405 Le choc des passions produisit des combats ; 12
Leur lèvre eut les accents de la langue éloquente 12
Que les couples heureux savent parler tout bas. 12
Ils ont souffert… Ils ont traversé notre vie 12
Dans l'épreuve du sort, les yeux mouillés de pleurs. 12
410 De nous ou d'eux, lesquels sont plus dignes d'envie ? 12
Eux qui nous ont laissé le fardeau des douleurs ! 12
XX
Savez-vous où l'on trouve un bonheur sans mélange ? 12
Est-ce au sein de l'enfance, à l'ombre du berceau ? 12
On dit que c'est au ciel, sous les ailes de l'ange. 12
415 Le mot de cette énigme est donc dans le tombeau ! 12
Ah ! si l'on aime encore, et si l'on se rappelle 12
Dans le mystérieux et céleste séjour, 12
N'est-il pas des tourments pour une âme fidèle 12
Qui, même près de Dieu, garde l'ancien amour ? 12
420 Quoi ! dans l'azur des cieux comme dans notre fange 12
L'âme ne peut passer sans tache et sans douleurs 12
Il n'est donc nulle part de bonheur sans mélange… 12
On croit que les élus versent parfois des pleurs. 12
XXI
Ami, suivons tous deux le bord de la colline, 12
425 Et rêvons de la mort quand le soleil décline. 12
Phœbé sur l'horizon se lève doucement, 12
Et sa blonde lumière emplit le firmament. 12
Pensons à nos chéris, dont la pieuse étreinte 12
Nous donnait autrefois la félicité sainte ; 12
430 Mais quand un deuil profond s'appesantit sur nous, 12
Ils ont l'âme plus calme et le sommeil plus doux. 12
Sur l'immense Océan, dans les lointaines îles, 12
Il est des havres sûrs, il est des ports tranquilles 12
Où le vent n'a jamais poursuivi les vaisseaux… 12
435 On trouve cet abri dans le sein des tombeaux. 12
Là cessent les soucis, les veilles dévorantes ; 12
Là se sèchent les pleurs dont s'humectent nos yeux ; 12
Là finit le chemin des familles errantes, 12
Et le pauvre s'y place au rang des plus heureux. 12
440 Surtout on n'y voit pas les tempêtes des villes 12
Et les convulsions de nos guerres civiles ; 12
On échappe à l'horreur d'un siècle dépravé 12
Qui pour chef a le sabre, et pour trône un pavé. 12
Comme l'air à présent est lourd et délétère ! 12
445 Quel spectacle hideux nous présente la terre ! 12
Les hommes ne sont plus que des loups dévorants ; 12
Au cri de liberté se lèvent des tyrans. 12
Leur âme, où l'athéisme a fait un large vide, 12
De plaisirs seulement, de bien-être est avide. 12
450 Le fusil à la main ils se disputent l'or, 12
Et quand ils l'auront pris, ils se battront encor. 12
Dans la source où la muse avait trempé son aile 12
Ils jettent le. poison, d'une main criminelle. 12
Ils ont anéanti jusqu'à l'illusion, 12
455 Et sous leur pied brutal meurt l'inspiration. 12
Ce tumulte incessant, ce mouvement de houle 12
Et ce culte insensé que l'on rend à la foule 12
Ont perdu sans retour la raison des mortels : 12
Le droit tombe où la force élève ses autels. 12
460 Oh ! fuyons ce tableau navrant pour le poëte, 12
Cherchons, hors des cités, quelque agreste retraite ; 12
Allons, allons vers Dieu, notre suprême appui : 12
De notre affliction le remède est en lui. 12
Laissons la multitude envahir chaque place, 12
465 Laissons les carrefours vomir leur populace, 12
Et loin des passions de ces fous pleins de fiel 12
Rêvons les oasis que nous promet le ciel. 12
Le poète autrefois était presque un apôtre, 12
Mais qui l'écouterait ? — Ce temps n'est plus le nôtre, 12
470 Car nous sommes de trop dans ces jours de combats, 12
Et quand nous parlerions on ne comprendrait pas. 12
Suivons, suivons tous deux le bord de la colline 12
Et rêvons… Le soleil dans la vapeur décline, 12
Phœbé sur l'horizon se lève doucement 12
475 — Ton œuvre est, ô mon Dieu ! belle éternellement ! 12
XXII
La chair est le tyran de l'âme : 8
C'est son appétit sensuel 8
Qui fait, dans notre monde infâme, 8
Trôner un dieu matériel. 8
480 La passion qui nous consume 8
Est une torche qui s'allume 8
Au foyer mortel de l'enfer ; 8
Et notre siècle qui s'y voue 8
Et s'enorgueillit dans la boue, 8
485 N'est plus même un siècle de fer. 8
L'esprit, cette essence trop pure, 8
Trop chaste pour un temps blasé, 8
N'est, au cœur de la créature, 8
Qu'un luth sans voix et comme usé. 8
490 Son chant déplairait à la terre ; 8
Dans notre bruit il doit se taire ; 8
Ses accents sont trop beaux pour nous. 8
La Volupté règne en ce monde, 8
Et devant son idole immonde 8
495 Nous brûlons l'encens à genoux. 8
Pourtant, insensés, prenez garde 8
A la leçon de l'avenir. 8
Songez que Dieu qui vous regarde 8
Par vous-mêmes veut vous punir. 8
500 Un jour, dans l'ivresse des fêtes 8
Vous sentirez fléchir vos têtes, 8
Et la force vous manquera. 8
Alors de l'esprit qui console 8
Vous invoquerez la parole… 8
505 Mais en vous l'esprit se taira. 8
XXIII
Mon âme est triste, hélas ! triste jusqu'à la mort. 12
Qu'ai-je fait pour plier sous le poids qui m'accable ? 12
Cette âme qui me ronge est libre de remord ; 12
Je souffre, et cependant je ne suis pas coupable. 12
510 J'éprouve les frissons qu'apporte un vent du nord, 12
Cet ennui qu'on ressent quand l'hiver lamentable 12
En sifflements aigus nous annonce la mort 12
Qui frappe à notre seuil, convive redoutable. 12
O sombre ennui du cœur, crainte de l'avenir, 12
515 Pressentiments de deuil, qui font que l'on frissonne, 12
Ah ! de grâce, rompez le cercle monotone 12
Où, comme un prisonnier, je me vois retenir. 12
Si je dois succomber, en proie au souvenir, 12
Que vile dans l'hiver descende mon automne. 12
XXIV
520 Lorsque revient le jour, sa lumière importune 12
Mes yeux qu'ont fatigués les pleurs de l'infortune. 12
Je voudrais retenir le sommeil… car, hélas ! 12
Je suis las, oui bien las. 6
Les heures lentement se traînent ; la journée — 12
525 Siècle entier — n'est jamais assez tôt terminée. 12
Isolé désormais, vivant pour le devoir, 12
J'attends, j'attends le soir. 6
Et puis le soir revient sans rien rendre à mon âme. 12
Je sens que ma jeunesse a perdu toute flamme ; 12
530 Et le Malheur, posant sur moi sa lourde main, 12
Me murmure : « A demain ! » 6
XXV
PRIÈRE
A L'ANGE GARDIEN
Vous qui nous accueillez dans la sainte phalange 12
Où les âmes en paix échangent leurs baisers, 12
Abaissez vos regards, et priez, ô bon Ange, 12
535 Non pour les cœurs heureux, — mais pour les cœurs brisés. 12
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