|
« — Nous partons dans huit jours… huit jours, quoi qu'il arrive. |
12 |
|
Ainsi, mon cher Firmin, qui nous aime nous suive ! |
12 |
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On m'écrit de là-bas que Vallombreuse est beau |
12 |
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Comme le Paradis. Il était un tombeau |
12 |
5 |
Pour moi quand, vieux garçon, à la fin de l'automne |
12 |
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J'y traînais les ennuis d'un séjour monotone. |
12 |
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Maintenant, grâce à Dieu, j'y conduis triomphant |
12 |
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Mon adorable femme ou plutôt mon enfant : |
12 |
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Car pour moi, qui voudrais lui faire un sort prospère, |
12 |
10 |
Je me juge bien moins son époux que son père. |
12 |
|
A mon doigt de vieillard c'est un anneau brillant |
12 |
|
Que je montre partout, heureux, fier et riant. |
12 |
|
Je voudrais raconter au monde entier la joie |
12 |
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Qui jusqu'à le remplir dans mon cœur se déploie. |
12 |
15 |
Tu ne saurais manquer à notre rendez-vous. |
12 |
|
Tu viendras, n'est-ce pas ? Sur toi nous comptons tous. » |
12 |
|
Firmin, les yeux baissés et le visage sombre, |
12 |
|
Écoutait ce récit en pensant que d'une ombre |
12 |
|
Le bonheur de l'époux était déjà voilé. |
12 |
20 |
Le comte s'étonna de le voir si troublé. |
12 |
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« — Quelle raison, dit-il, cause l'incertitude |
12 |
|
Que tu laisses paraître, et cette inquiétude |
12 |
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Qui depuis quelque temps se manifeste en toi ? |
12 |
|
Jusqu'ici tous les ans tu partais avec moi |
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25 |
Pour Vallombreuse… Eh bien ! faut-il donc que je pense |
12 |
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Qu'il est de la rancune au fond de ton absence ? » |
12 |
|
La pourpre colora le front de Paul. |
|
|
La pourpre colora le front de Paul. « — Comment ! |
|
|
On pourrait m'accuser de ce vil sentiment ! |
12 |
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S'écria-t-il ; j'aurais une âme si commune, |
12 |
30 |
Et je pourrais nourrir une basse rancune ! |
12 |
|
Contre qui ? |
|
|
Contre qui ? — Mais… c'est clair… Personne n'a blâmé |
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|
Plus fortement que toi le nœud que j'ai formé. |
12 |
|
— Je ne connaissais pas la comtesse Amélie. |
12 |
|
Je savais qu'à l'amour souvent le deuil s'allie ; |
12 |
35 |
Ne voyant que l'ami dans le futur époux, |
12 |
|
Je devais, cher Monsieur, m'intéresser à vous, |
12 |
|
Défendre le repos qui vous est nécessaire. |
12 |
|
Mais si dans ce combat mon zèle fut sincère, |
12 |
|
Il ne le fut pas moins, tout étant terminé. |
12 |
40 |
La comtesse parut, et je fus fasciné ; |
12 |
|
Car des perfections elle offre le modèle… |
12 |
|
Mon amitié pour vous a rejailli sur elle. |
12 |
|
— Ne te défends donc plus. Tu viendras, j'en suis sûr. |
12 |
|
— Je ne vais pas où va votre baron Arthur. |
12 |
45 |
— Ah ! voilà le grand mot… voilà notre sauvage ! |
12 |
|
Son esprit ombrageux repousse le partage. |
12 |
|
Ne peut-on recevoir plusieurs amis chez soi ? |
12 |
|
— A des dehors brillants ajouter trop de foi, |
12 |
|
C'est faire à l'avenir large part de mécompte. |
12 |
50 |
Vous ne me croyez pas ? Vous avez tort, cher comte. |
12 |
|
— Ce jeune homme est gentil, toujours de belle humeur, |
12 |
|
Gracieux, cavalier élégant, bon chanteur. |
12 |
|
Il m'aidera fort bien dans mes devoirs de maître. » |
12 |
|
Paul ne répliqua rien. Il en eût dit peut-être |
12 |
|
Plus qu'il ne l'eût voulu. |
|
55 |
Plus qu'il ne l'eût voulu. « — Mon cher Paul, tu viendras. » |
|
|
Celui-ci se disait : « — Non, non, je n'irai pas. » |
12 |
|
Mais craignant d'affliger ce cœur plein de tendresse |
12 |
|
Par un refus direct et sentant la rudesse, |
12 |
|
Il pensa qu'il pourrait, vers le dernier moment, |
12 |
60 |
Échapper par écrit à cet engagement. |
12 |
|
Tony parut. |
|
|
Tony parut. « — Monsieur, dit-il, votre notaire |
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|
Désire vous parler. |
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|
Désire vous parler. — Faut-il tant de mystère ! |
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|
Qu'il entre. |
|
|
Qu'il entre. — Je m'en vais, dit Firmin. |
|
|
Qu'il entre. — Je m'en vais, dit Firmin. — Halte-là ! |
|
|
Tu n'as point accepté… Je tiens à t'avoir là. » |
12 |
65 |
Monsieur Drouville entra. Son air était fort triste. |
12 |
|
Paul se mit à l'écart en feuilletant l' Artiste, |
12 |
|
Ce recueil élégant où tant de beaux esprits |
12 |
|
Sèment depuis vingt ans des perles de grand prix. |
12 |
|
L'accueil du général, accueil franc et sincère, |
12 |
70 |
Rendit au visiteur la force nécessaire |
12 |
|
Pour dire le motif qui l'avait amené. |
12 |
|
« — Que je suis malheureux ! On me croit ruiné, |
12 |
|
Dit-il ; la calomnie, arme perfide et lâche, |
12 |
|
A voulu sur mon nom imprimer une tache. |
12 |
75 |
On a semé des bruits indignes contre moi |
12 |
|
Et des gens sont venus qui doutaient de ma foi ! |
12 |
|
On m'a redemandé des fonds considérables. |
12 |
|
Et comment résister contre des chocs semblables ? |
12 |
|
Jusqu'ici j'ai fait face aux besoins du moment. |
12 |
80 |
Mes clients sortiront de leur aveuglement : |
12 |
|
Honteux d'avoir subi cette étrange influence, |
12 |
|
Ils me rapporteront toute leur confiance, |
12 |
|
J'en suis certain… Mon nom pourra sortir vainqueur |
12 |
|
De la lutte cruelle où s'est froissé mon cœur. |
12 |
85 |
Mais il faut résister, conjurer la tempête… |
12 |
|
Venez à mon secours… Tenez, je perds la tête. |
12 |
|
— Voyons, voyons, mon cher, lui dit avec bonté |
12 |
|
Le général ; chacun sait votre probité. |
12 |
|
Ne vous effrayez pas d'une rumeur maligne, |
12 |
90 |
Et de vous-même enfin sachez demeurer digne. |
12 |
|
Pour moi, je crois en vous. Il vous faut de l'argent ? |
12 |
|
— Oh ! je bénis, Monsieur, votre cœur obligeant. |
12 |
|
— Combien vous manque-t-il ? |
|
|
— Combien vous manque-t-il ? — Vingt mille francs. |
|
|
— Combien vous manque-t-il ? — Vingt mille francs. — Ma bourse |
|
|
Est à vous. |
|
|
Est à vous. — Noble ami ! |
|
|
Est à vous. — Noble ami ! — Puisez à cette source. |
|
95 |
J'ai la moitié chez moi : quant à l'autre moitié, |
12 |
|
Elle est chez la comtesse. |
|
|
Elle est chez la comtesse. — O touchante amitié ! » |
|
|
Le général sonna pour demander sa femme. |
12 |
|
Firmin ne bougeait pas ; il pressentait un drame. |
12 |
|
Amélie arriva. Le comte en quelques mots |
12 |
|
Lui fit connaître tout. |
|
100 |
Lui fit connaître tout. « — Vous avez, à propos, |
|
|
Dix mille francs à moi ; j'en ai besoin, ma chère, |
12 |
|
Pour notre digne ami ; nous ne saurions en faire |
12 |
|
Un meilleur placement, un plus utile emploi |
12 |
|
Qu'en cette occasion ; ainsi rendez-les moi. » |
12 |
105 |
La comtesse trembla. Firmin, les yeux sur elle, |
12 |
|
Interrogeait le sens de sa pâleur mortelle. |
12 |
|
Cependant, étonné, le général allait |
12 |
|
Répéter sa demande… |
|
|
Répéter sa demande… Une voix de valet |
|
|
Retentit, annonçant le baron. |
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|
Retentit, annonçant le baron. « — A merveille, |
|
110 |
Pensa Firmin ; suivant l'instinct qui le conseille, |
12 |
|
Il entre justement pour être humilié ; |
12 |
|
Car je crois » |
|
|
Car je crois » Cependant le comte avait prié |
|
|
Arthur de le laisser terminer son affaire. |
12 |
|
« — Je me retire. |
|
|
« — Je me retire. — Non, ce n'est pas nécessaire. » |
|
115 |
Dans l'esprit d'Amélie une fable, un roman |
12 |
|
Pour sortir de danger naquit en un moment. |
12 |
|
« — Mon ami, pardonnez un trouble qui m'accuse. |
12 |
|
Le désir de vous plaire est ma meilleure excuse. |
12 |
|
J'ai chez mon joaillier fait emplette hier soir |
12 |
120 |
Des plus beaux diamants qu'il soit permis de voir, |
12 |
|
Et j'ai déjà payé la moitié de la somme. |
12 |
|
— Si ce n'est que cela !… Stoepel est un brave homme ; |
12 |
|
Sur un bon de ma main il rendra cet argent |
12 |
|
Qu'il nous faut employer pour un besoin urgent. » |
12 |
|
Il sonna. |
|
|
Il sonna. « — Qu'on attelle ! » |
|
125 |
Il sonna. « — Qu'on attelle ! » Amélie était blême. |
|
|
« — Non, non, je ne veux pas… j'irai… j'irai moi-même, » |
12 |
|
Dit-elle. |
|
|
Dit-elle. La terreur entrecoupait sa voix. |
|
|
Arthur dans ses cheveux faisait glisser ses doigts, |
12 |
|
Impassible, et semblant étranger à la scène. |
12 |
130 |
Paul Firmin cependant se contenait à peine. |
12 |
|
Il eût voulu broyer l'insolent sigisbé, |
12 |
|
Et lui crier : « — Par toi cet or fut dérobé ! |
12 |
|
« C'est pour payer ton luxe et ton cheval, infâme, |
12 |
|
« Que le bien du mari t'est livré par la femme ! » |
12 |
135 |
Il ne vit qu'Amélie à sauver, et se dit : |
12 |
|
« C'est un gouffre qu'il faut combler par mon crédit. » |
12 |
|
« — Permettez-moi, dit-il, d'accompagner Madame. |
12 |
|
Un intérêt pressant ce matin me réclame |
12 |
|
Au boulevard… C'est là que vous devez aller, |
12 |
|
N'est-ce pas ? |
|
|
N'est-ce pas ? — Oui, Monsieur. » |
|
140 |
N'est-ce pas ? — Oui, Monsieur. » On venait d'atteler. |
|
|
La comtesse jeta son schall sur ses épaules. |
12 |
|
Le général lui dit quelques bonnes paroles, |
12 |
|
La priant d'excuser l'ordre qu'il lui donnait. |
12 |
|
Elle partit avec Firmin qui l'entraînait. |
12 |
145 |
Elle était demi-morte… Alors que l'équipage |
12 |
|
Fut sorti de l'hôtel, Firmin tint ce langage : |
12 |
|
« — Ne vous étonnez pas de me voir avec vous. |
12 |
|
J'ai sondé d'un coup d'œil l'abîme où votre époux, |
12 |
|
Son repos, votre honneur, votre avenir peut-être, |
12 |
150 |
Tout allait s'engloutir, tout allait disparaître. |
12 |
|
Si devant une faute énorme j'ai frémi, |
12 |
|
Je me suis souvenu que je suis votre ami, |
12 |
|
Votre sincère ami… C'est trop peu, votre frère ! |
12 |
|
Ah ! que le repentir vous touche, vous éclaire. |
12 |
155 |
— Je ne vous comprends pas, dit-elle avec hauteur. |
12 |
|
Pourquoi prendre envers moi le ton d'un protecteur ? |
12 |
|
— Vous ne comprenez pas !… Laissons ce subterfuge. |
12 |
|
Lorsqu'en mon dévoûment vous trouvez un refuge ; |
12 |
|
Quand je dois vous servir, s'il le faut, malgré vous ; |
12 |
160 |
Quand je dois conjurer la tempête en courroux, |
12 |
|
Laissez-moi vous sauver ! |
|
|
Laissez-moi vous sauver ! — Que voulez-vous donc faire ? |
|
|
— C'est très-simple, mon Dieu ! je vais chez mon notaire ; |
12 |
|
Je n'ai qu'un mot à dire et j'aurai votre argent. |
12 |
|
— Suis-je assez accablée ! |
|
|
— Suis-je assez accablée ! — Est-il donc outrageant |
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165 |
De sauver votre honneur, votre mari que j'aime : |
12 |
|
Devoir que je remplis, fût-ce malgré vous-même. |
12 |
|
Songez à quels soupçons vous vous exposeriez |
12 |
|
Si dans l'hôtel, les mains vides, vous rentriez. |
12 |
|
Je n'ajoute plus rien… Du moins que nul ne sache |
12 |
170 |
Ce que vous savez bien, ce qu'il faut que je cache. |
12 |
|
Vous détournez les yeux… S'il en est temps encor, |
12 |
|
Reprenez votre honneur, vos vertus, ce trésor |
12 |
|
Qu'on ne répare point avec l'or de la terre. |
12 |
|
Le repentir chrétien peut laver l'adultère… » |
12 |
175 |
A ce mot, Amélie eut un cri de douleur. |
12 |
|
La rougeur de la honte effaça sa pâleur. |
12 |
|
Le silence suivit la cruelle blessure. |
12 |
|
Quand Firmin descendit, — au fond de la voiture |
12 |
|
Elle se rejeta, son mouchoir sur ses yeux. |
12 |
180 |
Au bout de peu d'instants il revint sérieux. |
12 |
|
« — Retournez à l'hôtel, dit-il ; voici la somme. |
12 |
|
— Je n'en veux pas ! |
|
|
— Je n'en veux pas ! — Et moi, répondit le jeune homme, |
|
|
Au nom du général, je vous dis : « Prenez-la ! » |
12 |
|
Le meilleur des époux, n'est-ce rien que cela ? |
12 |
185 |
Pensez à l'avenir. Cette crise terrible |
12 |
|
Révèle des dangers plus grands, s'il est possible. |
12 |
|
Je ne veux pas aller à Vallombreuse. Ainsi |
12 |
|
D'entendre un sermonneur n'ayez pas le souci. |
12 |
|
Mais le meilleur sermon sera pour vous, je pense, |
12 |
190 |
Au fond de votre cœur, dans votre conscience. » |
12 |
|
Il partit. A l'hôtel, le poëte agité |
12 |
|
Ne reparut qu'à l'heure où l'on prenait le thé. |
12 |
|
On causait, et montrant ses dents blanches et belles, |
12 |
|
Monsieur Arthur chantait des romances nouvelles. |
12 |
195 |
Firmin sentit en lui monter l'impression |
12 |
|
Du dégoût, du mépris, de l'indignation. |
12 |
|
A peine s'il pouvait trouver une parole |
12 |
|
Dans un flux de propos de nature frivole. |
12 |
|
Auprès d'oiseaux bavards on eût dit l'aigle altier |
12 |
200 |
Qui frémit dans sa cage et songe à son glacier. |
12 |
|
« — Oh ! malheur à nous tous, se dit-il, pauvre femme, |
12 |
|
S'il faut que la leçon ait glissé sur ton âme ! |
12 |
|
Eh bien ! le lâche amant saura, dès aujourd'hui, |
12 |
|
Ce qu'en homme de cœur je dois penser de lui. » |
12 |
205 |
Ils sortirent, l'un gai, rayonnant, l'autre sombre. |
12 |
|
Firmin à Rozemon s'attachait comme une ombre. |
12 |
|
« — Bonsoir, mon cher Monsieur, dit Arthur lestement. |
12 |
|
— Non pas, Monsieur. Je veux vous parler un moment. |
12 |
|
— A moi ? très-volontiers. Cependant je m'étonne… |
12 |
210 |
— Pas d'exorde, Monsieur ; il ne passe personne, |
12 |
|
Nous pouvons librement causer. |
|
|
Nous pouvons librement causer. — Mais entre nous |
|
|
Il n'est rien de commun. Seriez-vous donc jaloux |
12 |
|
De l'amitié que daigne avoir pour moi le comte ? |
12 |
|
— Ne nommez pas celui que vous couvrez de honte. |
12 |
215 |
— Si vous voulez parler ainsi, monsieur Firmin, |
12 |
|
Vous pouviez me laisser poursuivre mon chemin. |
12 |
|
— Non, car je l'aime moi ce vieillard respectable |
12 |
|
Qui, grâce à vous, du monde un jour sera la fable. |
12 |
|
Non content de l'avoir indignement trahi, |
12 |
|
Vous l'avez dépouillé… |
|
220 |
Vous l'avez dépouillé… — Vous en avez menti ! |
|
|
— Vous lui prenez son or par les mains de sa femme, |
12 |
|
Vous souillez tout en elle : après le corps, c'est l'âme. |
12 |
|
Vous avez spéculé sur une passion ; |
12 |
|
Votre amour n'est que fange et que corruption ! |
12 |
225 |
— Monsieur, savez-vous bien qu'une pareille offense… |
12 |
|
Oubliez-vous mon rang, mon titre, ma naissance ? |
12 |
|
— Vous avez oublié vous-même votre nom. |
12 |
|
— C'est trop fort. Votre sang peut seul… |
|
|
— C'est trop fort. Votre sang peut seul… — Non, Monsieur, non ! |
|
|
Un duel avec vous ! Mettre sur même ligne |
12 |
230 |
Parjure et probité !… Vous en êtes indigne. |
12 |
|
Si vous levez le bras, c'est la canne à la main |
12 |
|
Que je vous répondrai. » |
|
|
Que je vous répondrai. » Cela dit, Paul Firmin |
|
|
Laissa là le baron, étourdi, plein de rage, |
12 |
|
Mais sachant qu'il en eût mérité davantage |
12 |
235 |
Si le monde n'offrait, par immoralité, |
12 |
|
A l'élégant fripon entière impunité. |
12 |