Métrique en Ligne
DRX_3/DRX52
corpus Pamela Puntel
Léon DIERX
LES PAROLES DU VAINCU
1871
LES PAROLES DU VAINCU
I
Tu rêvais paix universelle ! 8
Tu disais : « Qu'importe un ruisseau ? 8
Pourquoi le globe qu'on morcelle ? 8
La terre immense est mon berceau ! » 8
5 A présent, tu dis : « Hors la gaîne, 8
Le glaive à deux mains des aïeux ! 8
Hors des cœurs, le sang furieux ! 8
Et vous, autour de notre haine, 8
Rangez-vous, impassibles Dieux ! » 8
II
10 Ils tombèrent, enfin, ces braves ! 8
Par blocs massifs aux trous béants. 8
Le soir vint grandir ces géants, 8
Ces vaincus effrayants et graves ! 8
L'un surtout, son buste d'acier 8
15 Droit sur l'arçon, semblait attendre ! 8
La nuit, on croit toujours l'entendre ; 8
Car la mort n'a point osé prendre 8
Son âme, à ce grand cuirassier ! 8
III
Ceux de l'Argonne et de Valmy 8
20 Sont vêtus de pourpre éclatante. 8
Ils souriaient, fiers, dans l'attente, 8
Nous criant : Sus à l'ennemi ! — 8
Mais toujours passaient les Barbares ! 8
Et les vieux sonneurs de fanfares 8
25 Criaient en vain : « Debout ! les Morts ! 8
Redonnez-nous, ô Dieux avares ! 8
Du sang qui coule dans des corps ! » 8
IV
Dans les soleils couchants je vois 8
Des ruines au nom sonore, 8
30 Dont la gloire sur nous encore 8
Flambe, et croule, comme autrefois ! 8
Dans les soleils fondants j'admire, 8
O Paris ! les reines d'orgueil. 8
J'ouvre, éperdu, longtemps, mon œil. 8
35 Et je vais, criant, l'âme en deuil : 8
Ninive ! Ecbatane ! Palmyre ! 8
V
Plus d'une fois, ta noble épée, 8
O Patrie ! a, de son revers, 8
Quelque part, fait tomber leurs fers ! 8
40 De ton sang fraternel trempée, 8
Plus d'une plaine était en fleur, 8
Où l'on riait de ton malheur ! 8
Ah ! pour que rien ne te flétrisse, 8
Toi, l'unique Libératrice, 8
45 Oublie aussi ; pardonnons-leur ! 8
VI
Vous, enfants, conçus dans l'année 8
Aux ciels éclaboussés de sang ! 8
Fils des veuves au lait puissant ! 8
O vous, dont l'âme est condamnée 8
50 A rêver, de meurtre en naissant ! 8
Irritez nos soifs éphémères ! 8
Répétez-nous les cris perdus 8
Que dans le ventre de vos mères 8
Vous jetaient les mourants vaincus ! 8
VII
55 Un long fantôme avec la nuit 8
Revient, angoisse inévitable ! 8
Un spectre illustre, à chaque table, 8
S'assied muet. Son sang reluit ! 8
Un grand linceul, au coin des bornes, 8
60 Barre la route au citoyen ! 8
Dans chaque rue un être, ancien, 8
L'aïeule auguste, aux grands yeux mornes, 8
Nous suit dans l'ombre, et ne dit rien ! 8
VIII
Qu'ils sont gras, les corbeaux, mon frère ! 8
65 Les corbeaux de notre pays ! 8
Ah ! la chair des héros trahis 8
Alourdit leur vol funéraire ! 8
Quand ils regagnent, vers le soir, 8
Leurs bois déserts, hantés des goules, 8
70 Frère, aux clochers on peut les voir, 8
Claquant du bec, par bandes soûles, 8
Flotter comme un lourd drapeau noir ! 8
IX
Dévore la honte et l'outrage ! 8
Ne dis plus, toi, le fils des preux : 8
75 « Ces renards étaient trop nombreux. » 8
Tais-toi ! Couve en ton cœur ta rage ! 8
Attends ! prépare, un jour, pour eux, 8
Sans répit, l'heure expiatoire. 8
Laisse-les nous voler l'histoire, 8
80 Ces porteurs d'étendards affreux 8
Déshonorés par la victoire ! 8
X
Sous la lune au sanglant brouillard 8
Court la nature ensorcelée. 8
— Tu regardes dans la vallée ; 8
85 Que vois-tu ? dis-le-nous, vieillard ! 8
— Le vétéran dit : « Je regarde 8
Ces peupliers rangés là-bas ! 8
Je crois revoir la vieille garde, 8
Haute et droite, avec la cocarde, 8
90 Courant au nord, pour les combats ! » 8
XI
Battez le fer, ô forgerons ! 8
Pour y pendre un jour leurs entrailles ! 8
Fondez le plomb pour les mitrailles, 8
Quand, un jour, nous les chasserons ! 8
95 L'odeur des morts emplit la brume. 8
Dans la plaine et sur le coteau 8
Que l'espoir sacré se rallume ! 8
Que la vengeance soit l'enclume, 8
Et la haine, le dur manteau ! 8
XII
100 Car là-bas, en riant de nous, 8
Ils font sonner leurs lourdes crosses ; 8
Car là-bas, sous leurs mains atroces 8
Ils ont mis nos sœurs à genoux ! 8
Ah ! l'honneur est un mort rebelle 8
105 Qui dort trop mal pour rester coi ! 8
Il n'attend pas qu'un Dieu l'appelle. 8
N'entends-tu rien, mon frère, en toi, 8
Qui hurle : « Allons ! réveille-moi ! » 8
XIII
Le vent qui passe nous apporte 8
110 Un bruit de fifre et de tambour. 8
Il ne nous parle plus d'amour, 8
Le vent qui souffle à notre porte ! 8
Le vent qui chante vient du Rhin 8
Où rit et boit le Hun rapace ! 8
115 Il poursuit en mer le marin, 8
Sous le ciel clair, ou sous le grain, 8
Le rire affreux du vent qui passe ! 8
XIV
Dans les aurores, les vois-tu, 8
Montrant, l'une, sa noire flèche, 8
120 L'autre, ses murs toujours sans brèche, 8
Nos deux sœurs, ivres de vertu ? 8
Les vois-tu sortir dans l'aurore 8
Des bras dénoués du Germain, 8
L'une, allongeant sa maigre main, 8
125 L'autre, vierge farouche encore, 8
Nos sœurs, après l'horrible hymen ! 8
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