Métrique en Ligne
DRX_1/DRX18
Léon DIERX
POÈMES ET POÉSIES
1864
Hemrick, le Veuf
I
Un amas orageux charge les horizons 12
Des gorges de Carnac aux sauvages gazons ; 12
Aux vieux troncs crevassés de profondes gerçures ; 12
Aux grands dolmens rangés dans la brume, tout droits ; 12
5 Aux flaques rougissant sur les bords par endroits, 12
Où, comme un assassin couvert d'éclaboussures, 12
Avant de disparaître au revers du plateau, 12
Le soleil vient laver sa face et son manteau. 12
Un grondement lointain comme un signal s'approche. 12
10 Et de l'est assombri, par bonds, de roche en roche, 12
Sur le sol où se traîne un reflet en lambeaux, 12
La voix plus menaçante après un court silence, 12
Le souffle bref, la nuit se déploie et s'élance, 12
Pleine d'éclairs subits qu'on croirait des flambeaux 12
15 Allumés à la hâte, éteints à l'improviste, 12
Promenés par des bras tendus vers une piste. 12
Par les âpres sentiers qui tournent dans le val, 12
Laissant à chaque pas trébucher son cheval, 12
Hemrick, le veuf, encor ferme et haut sur la selle, 12
20 Pâle, et les yeux là-bas fixés sur l'occident, 12
Regagne sans valet sa demeure ; et pendant 12
Que tout près d'éclater l'orage s'amoncelle 12
Sur sa tête, il écoute en lui, profondément, 12
Retentir les échos d'un vaste ébranlement. 12
25 Car dans son âme, ainsi qu'un mineur dans la mine 12
Entre d'étroits couloirs rampe, creuse et chemine, 12
Et depuis très longtemps, la lampe sourde au poing 12
Ou le pic dur levé, se dévoue à sa tâche, 12
S'acharne sur le roc, frappe, écarte et détache 12
30 Quelque bloc descellé qu'on ne remplace point, 12
Dans son âme dardant des lumières livides, 12
Un soupçon a creusé de lamentables vides. 12
Ah ! Que de jours maudits et que de nuits bien plus 12
Maudites l'ont étreint dans un flux et reflux 12
35 De doutes, de stupeurs, de luttes, d'agonies, 12
Depuis le premier coup mystérieux porté 12
Dans sa douleur pieuse et dans sa loyauté ! 12
Depuis que, pour blêmir au glas des insomnies, 12
Il suivait l'invisible et fatal promeneur 12
40 Sapant tout ce qui fut sa gloire et son bonheur ! 12
Sa confiance était comme un sol granitique 12
Où ses pensers, hautains ainsi qu'un bois antique, 12
Pleins d'une sève auguste, et les rameaux unis, 12
En défiant l'acier des haches assassines, 12
45 Puissamment agrafés, enfonçaient leurs racines ; 12
Visités par la mort, et désormais sans nids ; 12
Saignant de tous côtés comme des troncs d'érables ; 12
Tristes, mais beaux toujours, brisés, mais vénérables. 12
L'odieux travailleur aux efforts grandissants 12
50 Avait si bien repris son œuvre en tous les sens ; 12
Il avait tant rongé, tant fouillé sans relâche 12
Les précieux filons du trésor souterrain ; 12
Tant perforé la voûte avec son bec d'airain ; 12
Tant crié vers le jour d'une voix rauque et lâche, 12
55 Que le jour s'était fait dans un énorme puits, 12
Et que tout un passé s'abîmait sans appuis. 12
Avec un grand fracas de ramures penchées 12
Qui s'effondrent, froissant leurs feuilles desséchées, 12
Tout croulait à la fois dans l'espace béant, 12
60 Et l'honneur, et l'amour, et l'amitié, — chimères ! 12
Tout, tout, jusqu'à l'espoir des vindictes amères, 12
Tout avait disparu dans l'antre du néant ; 12
Et la foudre pouvait choisir Hemrick pour cible : 12
Il n'était déjà plus qu'un sépulcre insensible. 12
II
65 Partout où se croisant pour les muets combats 12
Les regards dans les cœurs se plongent ici-bas ; 12
Dans tous les temps, sous tout climat, sur tout rivage, 12
C'est la loi qu'à son tour, éperdu, terrassé 12
Par le voluptueux désir qui l'a blessé, 12
70 L'orgueil d'un front viril, enivré d'esclavage, 12
S'est laissé choir aux pieds d'une fille aux beaux yeux 12
Qui l'écrase en jouant, sphinx alerte et joyeux. 12
Ais si jamais amour fut l'aurore d'un songe 12
Immortel, un serment sembla moins un mensonge ; 12
75 Si jamais un regard, un sourire, une voix, 12
Furent clarté, reflet divin, son angélique ; 12
Si jamais, comme au fond d'un temple une relique, 12
Une vierge adorée eut un riche pavois, 12
Ce furent ton amour, ton serment, ton visage, 12
80 Ce fut toi, Myriann, idole au faux présage ! 12
Et de tous ceux enfin domptés par le tourment 12
Qui fait d'un homme libre un misérable amant, 12
Tel qu'un vaincu qui tombe à genoux sans cuirasse, 12
Lui-même devant tous prompt à se désarmer, 12
85 De ceux-là dont le mal est de croire et d'aimer, 12
Qui donc, portant plus haut la fierté de sa race, 12
L'humilia plus bas que Hemrick, devant toi, 12
Myriann ! Plus docile et courbé sous ta loi ? 12
Lui, le breton épris des hasards, dont l'épée 12
90 Sans cesse étincelait à quelque œuvre occupée ; 12
Lui, l'altier successeur d'aïeux vindicatifs, 12
Qui méprisait l'amour et haïssait les chaînes, 12
On le vit, oubliant sa superbe et ses haines, 12
N'avoir d'autres soucis que tes désirs furtifs, 12
95 Que l'ombre de ton front chassée, ou d'autre ivresse 12
Que de faire à ta vie un rempart de tendresse ! 12
Dix ans, tu lui souris, sans que ta douce main, 12
Comme pour lui cacher l'anneau d'or de l'hymen, 12
Ait une fois tremblé de crainte dans la sienne ! 12
100 Sans qu'à ta lèvre rose ou qu'à ta joue en fleur 12
Résidât le silence ou courût la pâleur 12
D'un remords né la veille ou d'une faute ancienne ; 12
Et les lacs bleus des bois entre les joncs luisants 12
Sont moins clairs que tes yeux ne furent clairs, dix ans ! 12
105 Et quelle âme, elle-même à ce point avilie, 12
A ce point se traînant dans l'écume et la lie 12
Des mystères impurs de ce monde pervers, 12
Aurait pu, même une heure, un seul instant jalouse, 12
Pour y lire les mots qu'enfouit une épouse, 12
110 Regarder par delà ton front lisse, à travers 12
Le limpide cristal de ton amour, ô femme ! 12
Sans reculer bien vite et se sentir infâme ? 12
Loin des villes, d'ailleurs, hérissant ses trois tours, 12
Le manoir de Hemrick, ancien nid de vautours, 12
115 Avait le vieux renom de se fermer aux fêtes ; 12
Et tous deux, le front ceint de rayons, coutumiers 12
De solitude et d'ombre, et de paix, vous aimiez, 12
Couple heureux, à sentir vos âmes satisfaites, 12
Au murmure tranquille et sacré des forêts, 12
120 Se confondre au réveil des calices plus frais. 12
Mais non, Hemrick ! Ton âme ardente était de celles 12
Où le même foyer fait deux parts d'étincelles, 12
Qui brûlantes d'amour, sont chaudes d'amitié ; 12
Ton âme était le champ dont le sillon immense 12
125 Pour les doubles moissons se trace et s'ensemence ; 12
Et chaque jour ainsi tu donnais la moitié 12
De toi-même à l'ami loyal, au frère d'armes, 12
Mort aussi, pour rouvrir la source de tes larmes ! 12
O morts ! Couchés là-bas sous le plomb bien scellé, 12
130 Dans votre lit bien clos, sans serrure t sans clé, 12
Dormez l'un après l'autre à la garde des anges, 12
Complices embaumés d'un fraternel regret ! 12
Car avec vous descend dans la fosse un secret 12
Dont les vers vont nourrir leurs discrètes phalanges ; 12
135 Et celui qui là-haut n'en avait rien compris 12
N'en connaîtra jamais l'inexigible prix. 12
Lui, survit, foudroyé par deux fois, solitaire, 12
Inerte, inconsolable ; et toujours vers la terre, 12
Du matin morne au soir lugubre, l'œil baissé, 12
140 Il reprend le chemin du cher pèlerinage ; 12
Et sa double douleur augmente avec son âge ; 12
Et vos traits qu'il évoque émergent du passé 12
Plus glorieux, plus beaux, plus purs, ineffaçables, 12
O morts ! Qu'il a lui-même étendus sous les sables ! 12
145 Morts bénis, allongeant vos membres décharnés ! 12
Si pour la trahison vous êtes jadis nés, 12
Vous avez savamment vécu la tête haute ; 12
Et n'ayant point monté les cavales sans mors 12
Des passions sans crainte et sans pudeur, ô morts ! 12
150 Ayant vaincu la vie, oubliez votre faute, 12
Confiants tous les deux, abrités, n'est-ce pas ? 12
Dans l'ombre impénétrable et lourde du trépas ! 12
Hemrick ! C'est trop longtemps te complaire au supplice 12
Des pleurs sur les tombeaux, du blasphème qui plisse 12
155 Ton front qu'un orgueilleux bonheur avait sculpté ! 12
Viens ! Penche-toi ; souris vers la blonde auréole 12
De ce frêle orphelin qui t'implore, symbole 12
De l'amour renaissant de sa fragilité, 12
Consolateur suprême, adorable héritage, 12
160 Où ton désir s'obstine à revoir une image ! 12
Mais il marche, l'enfant qui jouait au berceau 12
Quand la mère en tes bras se roidit, sous le sceau 12
De la mort étendant sa main séparatrice ; 12
Et tu cherches toujours, d'un regard jamais las, 12
165 Dans son jeune regard l'ancien azur, hélas ! 12
Chaque jour, ravivant ta large cicatrice, 12
Tu cherches sur sa lèvre un écho d'autrefois, 12
Tu tressailles d'entendre, hélas ! Une autre voix ! 12
Hélas ! Ceux qui sont nés sous de sombres auspices 12
170 Ne se rendront jamais les étoiles propices ! 12
Et pour toi l'avenir a de plus durs arrêts ; 12
Et tu la fermeras, ta bouche palpitante 12
Dans la longue prière et l'inféconde attente ! 12
Car il était écrit que tu ne vieillirais, 12
175 Père aux espoirs frustrés, aux caresses déçues, 12
Que pour le choc plus fort des célestes massues ! 12
Il grandit ; et voilà que déjà dans ses jeux 12
S'allume en son œil fixe un éclair courageux ; 12
Que sa fierté s'essaie à des accents plus mâles ; 12
180 Et, tout à coup, plus prompt que la flèche qui part, 12
Le reflet d'un visage, un jour, de part en part, 12
A traversé ta moelle et figé tes chairs pâles, 12
Frémissantes, après, d'avoir bien entendu 12
Le son d'une autre voix dont le souffle est perdu ! 12
185 Tu pâlis, tu frémis par instinct ; tout ton être, 12
Au bord d'un précipice insondable, peut-être 12
A tremblé d'accueillir l'affreux pressentiment ; 12
Mais pour chasser bien loin cette pensée obscure, 12
Basse comme un affront fait à la sépulture 12
190 D'un ami pour jamais sans voix, fébrilement, 12
Sans qu'il lui fût permis de germer ni d'éclore, 12
Tu l'arrachas, confuse à tes tempes encore ! 12
Va ! Tu la rejetais de tes tempes en vain ! 12
Car il est entre tous un infernal levain 12
195 De martyres sans nom, sans pitié ni remède, 12
Un philtre qui bouillonne et dévore les cœurs, 12
Surpassant le venin des terribles liqueurs 12
Que la hutte sauvage en avare possède ; 12
Et, pour empoisonner un homme, un seul instant 12
200 Lui suffit, et c'est trop d'un symptôme flottant. 12
Tu t'indignes en vain ; en vain tu te récries 12
Et demandes pardon à leurs cendres chéries ! 12
Car un appel de jour en jour plus triomphant 12
T'attire et te retourne anxieux, et te cloue, 12
205 Muet, tordu d'angoisse et la glace à la joue, 12
éloigné de ton fils, du fatidique enfant 12
De la morte, et te force à saisir au passage 12
On ne sait quel vivace et plus sûr témoignage ! 12
Est-ce bien là ton fils, l'innocent qui grandit 12
210 Dans tes salles ? Celui que toi, père maudit, 12
Tu contemples, hagard de voir que dans son geste 12
Se trace d'heure en heure un vivant souvenir, 12
Que sur sa lèvre un pli connu va revenir, 12
Que le feu d'un regard inoubliable reste 12
215 Sous son front, et qu'enfin, dans l'étrange héritier, 12
Un mort semble vouloir revivre tout entier ! 12
Loyal, certe, et fidèle, et brave, et magnanime, 12
Soit parmi les clameurs du combat qu'il ranime, 12
Soit pacifique, au seuil de l'hôte hospitalier, 12
220 Serein, et la main ferme entre ta main qu'il serre, 12
Jeune et beau, fort et doux, et pour chacun sincère, 12
Il l'était autrefois, avant de sommeiller 12
Sous les cyprès aussi, là-bas, rigide et grave, 12
Loué par l'épitaphe où a douleur se grave ! 12
225 S'ils souffrent en damnés, les jaloux, quel que fût 12
L'indice qui les tient embusqués à l'affût ; 12
Tous ceux qui de cléments deviennent sanguinaires, 12
Pareils aux sectateurs des molochs altérés, 12
Aux tigres bondissants hors des épais fourrés, 12
230 Que souffrent-ils donc, ceux qui, pleins de sourds tonnerres, 12
Affamés de carnage et masquant leur flambeau, 12
heurtent leurs poings crispés aux pierres d'un tombeau ! 12
Ah ! Crispés sont tes poings ! Et sous ton crâne chauve 12
Effrayants sont tes yeux dans leur cavité fauve, 12
235 Chaque fois qu'éperdu de ton lâche dessein, 12
Compulsant ta mémoire aux fidèles archives, 12
Suscitant un par un dans tes marches pensives 12
Les fantômes du mort, du compagnon serein, 12
Tu les vois s 4 ajuster sur le fils qui t'embrasse ! 12
240 Et t'apparaître tous incarnés dans ta race ! 12
Sous ton toit qu'ont quitté tes anciens serviteurs, 12
Où tu dardes, blanchi, tes yeux inquisiteurs, 12
Elle éclate à la fin, l'atroce ressemblance 12
Dont mille fois, la nuit, comme un vil espion, 12
245 Tu surpris, lampe en main, la lente éclosion, 12
Labourant sous tes doigts ta poitrine en silence, 12
Pour ne pas réveiller l'inconscient témoin 12
D'un crime enseveli sous les ombres au loin ! 12
Elle éclate à la fin, et t'obsède et te brave, 12
250 En ce jeune homme fier, et magnanime, et brave, 12
Et loyal, et sincère, à qui tu n'accordas 12
Depuis longtemps déjà qu'un amour fait de haine ; 12
Et s'il parle, ton sang bout et gonfle ta veine ; 12
Et s'il veut t'embrasser, tu crois revoir Judas ; 12
255 Et dès qu'il te sourit, tu dresses vers les tombes 12
Un bras impatient de doubles hécatombes ! 12
Vastes ou non, polis ou froids, bleus, gris ou noirs, 12
Si les yeux contemplés sont vraiment des miroirs, 12
C'est que seul il s'y voit, celui qui les regarde ; 12
260 Et dans ceux de l'épouse et dans ceux de l'ami 12
Si jamais tu n'as vu le reptile ennemi, 12
C'est qu'autour de ton âme il faisait bonne garde, 12
L'ange qu'à sa défense avait placé l'orgueil, 12
Et que nul sifflement n'en franchissait le seuil. 12
265 Dans la coupe où jadis débordait l'ambroisie, 12
Tu le sais, à présent, combien l'hypocrisie, 12
Sans défaillir peut-être et dès les premiers jours, 12
Savait mêler pour toi l'invisible ciguë ; 12
Et combien peut la honte être aisément vaincue, 12
270 Et le plus long mensonge être sans remords lourds, 12
Et l'étreinte dernière être encor calculée, 12
Pour ceux-là dont l'extase était l'heure volée ! 12
Et cependant, — telle est notre nature, tel 12
Son besoin d'une idole et son besoin d'autel, — 12
275 Malgré la ressemblance où ta stupeur s'abreuve, 12
Tu te reprends quand même à douter par moment, 12
A t'écrier parfois dans ta ferveur : « Il ment ! 12
Le jeune homme pervers, l'accusateur sans preuve, 12
Le fils dénaturé qui souille à lui tout seul 12
280 Sa mère au front sans tache à travers un linceul ! » 12
Mais quand alors, ainsi qu'un justicier farouche, 12
La narine renflée, et l'écume à la bouche, 12
Prêt à bondir devant ce jeune homme étonné, 12
Et ton choix déjà fait sur quelque panoplie, 12
285 Tu ramènes ton bras avant l'œuvre accomplie, 12
Qui pourrait lire au fond de l'élan refréné, 12
Si c'est l'accusateur de la morte, ou lui-même, 12
L'autre mort, que tu veux frapper dans son emblème ! 12
La preuve irrécusable, elle est là, devant toi ! 12
290 Celle qui déserta ton honneur et sa foi, 12
Aurait-elle avoué sa faute et sa traîtrise 12
Au prêtre murmurant son bréviaire banal ; 12
Ce prêtre, sans respect pour le saint tribunal, 12
T'aurait-il tout redit par peur ou par surprise, 12
295 Ah ! De quel poids nouveau pèseraient ses aveux, 12
Et quel frisson plus grand courrait dans tes cheveux ? 12
Des témoins ? Il en est qu'on menace ou soudoie ! 12
Un imposteur, afin que bien mieux on le croie, 12
Peut dans un coffret d'or habilement caché 12
300 Flétrir sur le vélin la plus chaste mémoire, 12
Et trouver le moment, le mur creux ou l'armoire ; 12
Au spectre qu'en sa couche un remords a touché 12
Et qui parle aux vivants d'une œuvre expiatoire, 12
On peut crier : je rêve une impossible histoire ! 12
305 Mais lui, le propre fruit du ténébreux forfait, 12
Bien plus haut mille fois que jamais n'eussent fait 12
Témoin, coffre qu'on brise, éphémère statue, 12
Ce revenant réel, fait de chair et de sang, 12
Nuit et jour il raconte un amour si puissant, 12
310 Que l'amant dans sa forme en lui se perpétue 12
Et témoigne, et t'accable, et t'insulte, et se rit 12
Du vertige où tournoie et sombre ton esprit. 12
Oui, c'était bien le fils du compagnon coupable, 12
C'était le compagnon lui-même — horreur palpable ! — 12
315 Qui s'était devant toi redressé, trait pour trait, 12
Comme un ressuscité qu'a rajeuni la bière, 12
Ce matin-là, debout, calme dans la lumière, 12
Cynique dans son crime au châtiment soustrait ! 12
Et pour ne pas céder aux démences soudaines, 12
320 Tu t'es enfui livide, au hasard, par les plaines. 12
Tout le jour, à travers landes, vallons et bois, 12
Plein de larmes, ainsi qu'un vieux cerf aux abois, 12
Poursuivi par la meute ardente et découplée 12
Des jours heureux chantant dans ton long désespoir, 12
325 La soif inextinguible au gosier, jusqu'au soir, 12
A travers la campagne ironique et peuplée 12
De visions d'amants qui rapprochent leurs fronts, 12
Tu passas, tu rougis tes fiévreux éperons ! 12
— Vengeance ! Cri féroce et stupide espérance, 12
330 Qui dans l'affolement d'une horrible souffrance 12
Sors partout et toujours d'un cœur d'homme jaloux ! 12
A quel rêve jamais as-tu rendu la vie ? 12
Et qui donc, ta rancune une fois assouvie, 12
Dans un sein ruisselant toujours par mille trous 12
335 N'enfonce point encor ses dix ongles avides, 12
Conseillère sanglante aux promesses perfides ? 12
Tout le jour, dans ses yeux au brouillard épaissi, 12
Dans sa cervelle en proie aux griffes sans merci, 12
Tu t'élanças du fond des soupirs et des râles ; 12
340 Tu rugis dans sa voix qui frappa sans repos 12
Au loin sur la nature en paix et sans échos, 12
Vengeance ! Toi qu'on montre aux murs des cathédrales, 12
Inutile transport des hommes furieux ! 12
Divine volupté, qui mens, comme les dieux ! 12
345 Ils dorment tous les deux, là-bas, au cimetière ! 12
Pour la noble victime et pour sa soif entière 12
Ils n'ont plus de frayeur, ni de sang, ni de chairs ! 12
Et l'outragé ne peut que reboire sa honte ! 12
Et quand un flot de pourpre à sa face remonte, 12
350 Il doit laisser tomber son poignard sans éclairs, 12
Et laisser faire à Dieu, qui pèse, compte et juge, 12
Et contre qui les morts n'auront pas de refuge ! 12
S'ils étaient là, tout près, les voleurs de son nom, 12
Les bourreaux souriants, que ferait-il ? Sinon 12
355 Les écraser ensemble et d'un seul coup, sur l'heure, 12
Ainsi que deux serpents sur le bord du chemin. 12
Que pourrait-il de plus demander à sa main, 12
Que de fermer leurs yeux où la lâcheté pleure 12
Avec la grande nuit qui déjà les a faits, 12
360 Peut-être pour toujours, unis et satisfaits ? 12
Mais qu'importe qu'un couple épié prie et meure, 12
Si l'angoisse pour l'autre est pareille, et demeure 12
A jamais, si l'amour trahi hurle à jamais ! 12
Voilà pourquoi, murée en sa rage impuissante, 12
365 L'âme du veuf, au soir, errait, morne passante, 12
Irréparablement déserte désormais, 12
Sans rien voir, sans entendre autour d'elle autre chose 12
Que son effondrement dans la nuit vaste et close. 12
III
Et l'orage est prochain sur tous les horizons 12
370 Des gorges de Carnac aux sauvages gazons ; 12
Aux vieux troncs caverneux se montrant leurs blessures ; 12
Aux grands dolmens rangés dans la brume, tout droits ; 12
Aux flaques de sang vif qui fume par endroits, 12
Où, comme un assassin couvert d'éclaboussures, 12
375 Le soleil, au sortir du tragique plateau, 12
Jette derrière lui son criminel manteau. 12
Semblables à des bras tendus, pleins de colère, 12
Rétrécissant leur vol rapide et circulaire, 12
Des nuages armés de feux, très bas et noirs, 12
380 Accourent ; de partout la foudre furibonde 12
éclate et rebondit de seconde en seconde ; 12
Et la nuit violente ouvrant ses réservoirs, 12
Verse avec tous les bruits convulsifs des tempêtes 12
La terreur aux bergers et la folie aux bêtes. 12
385 Et comme un endormi flagellé tout à coup, 12
Hemrick sur l'étrier se releva debout, 12
Blafard, la droite haute, et le buste en arrière ; 12
Et tandis qu'emporté par son vieil étalon, 12
Il passait, l'œil sanglant, à travers un vallon 12
390 Qu'étoilaient, sous le ciel fendu, des croix de pierre, 12
Un sanglot surhumain, un cri désespéré, 12
Vers les morts s'exhala de son cœur déchiré : 12
« Non ! Malgré les six pieds de terre sur vos restes, 12
Malgré vos ossements en poudre, ô morts funestes ! 12
395 Cria-t-il ; dût ma voix implacable, plus haut 12
Que le tonnerre, ici rouler sans fin ! Dussé-je 12
User à votre porte un poignet sacrilège, 12
Vous ne dormirez point ce soir, traîtres ! Il faut 12
Que vous vous réveilliez ! Il faut que vos oreilles 12
400 S'emplissent pour toujours de l'horreur de mes veilles ! 12
« Ah ! Vous ne dormez pas ! Et le long des cyprès, 12
Vos corps inassouvis approchés de plus près, 12
Comme ils m'apparaissaient dans mes lentes tortures 12
Errent au souvenir des printemps amoureux ; 12
405 Et cette nuit terrible est sans effroi pour eux ; 12
Et vous trompez aussi l'ange des sépultures ! 12
Enlacés dans la pluie et la foudre et les vents, 12
Insensibles tous deux aux douleurs des vivants ! 12
« Vous flottez devant moi, plus loin, lâches fantômes ! 12
410 Amants parés de fleurs aux sinistres arômes ! 12
Et pendant qu'à leur seuil d'herbe épaisse ou d'airain, 12
Sur les dalles qu'un pas insolite a heurtées, 12
Mille formes de morts se lèvent irritées ; 12
Pendant qu'il vous poursuit, cet étalon sans frein, 12
415 Et que mon bras pour vous anéantir se dresse, 12
Vous ne daignez rien voir que votre propre ivresse ! 12
« Eh ! Bien ! Puisque la vie enferme ma fureur, 12
Cette pointe impuissante entrera dans mon cœur ! 12
Et que tout mon enfer s'éteigne, ou bien consume 12
420 Mon âme libre aussi de ses liens charnels ; 12
Et que je sache enfin si les affreux appels 12
Des jaloux se tairont dans le sommeil posthume ; 12
Si vous m'échapperez toujours ! Et si jamais 12
Tu ne m'aimeras plus, Myriann, que j'aimais ! » 12
425 — Et comme un bloc, Hemrick roula hors de la selle, 12
Une plaie à grands flots ruisselant sous l'aisselle, 12
Au bas d'un mausolée où son blason paraît ; 12
Et la porte de bronze a dans la nuit fatale 12
Retenti sous son poing d'une voix sépulcrale ; 12
430 Et le vieil étalon brusquement en arrêt, 12
Frappa d'un dur sabot sur le marbre sonore, 12
Blanc d'écume, le cou tendu, jusqu'à l'aurore ! 12
logo du CRISCO logo de l'université