Métrique en Ligne
DLR_9/DLR835
Lucie Delarue-Mardrus
LES SEPT DOULEURS D'OCTOBRE
1930
VI
SPECTRES
LA MESSAGÈRE
Mon âme, dis ? Ne t'est-il pas possible 10
Dès maintenant, avant même la mort, 10
D'être, dehors, esprit sans corps, qui sort 10
Et qui hante dans l'invisible ? 8
5 Tout doucement et comme chaque soir 10
S'est étendu le corps las du grand fauve 10
Dans la profonde et ténébreuse alcôve 10
Où je dors dans un néant noir. 8
— Tout doucement, ai-je dit à mon âme, 10
10 Quitte mon corps et t'en vas par la nuit. 10
Ne sache pas si la lune reluit 10
Ou bien si la tempête clame, 8
Car tu seras loin du sang et des os 10
Qui, faiblement, ont peur, étant fragiles, 10
15 Et raseras, de deux ailes agiles, 10
Les prés, les champs, les bois, les eaux. 8
Tu glisseras sans crainte, quoique seule, 10
Par les chemins que je connais si bien. 10
Tu t'en iras jusqu'à ma morte aïeule 10
20 Enterrée, et qui n'est plus rien. 8
Sans bruit, sans bruit, comme vont les colombes, 10
Tu passeras le portail vermoulu 10
Du cimetière aux quatre seules tombes, 10
Et diras en entrant : « Salut ! » 8
25 Tu descendras vers ma morte couchée, 10
La dame étrange et vieille d'autrefois. 10
Tu lui diras avec des mots sans voix 10
Ce pourquoi je t'ai dépêchée. 8
« Quelqu'un, ô morte, a compris maintenant, 10
30 Et te le dit jusqu'au fond de la terre, 10
Ton cœur amer, ton grand délaissement 10
Et tout ton orageux mystère. 8
« Quelqu'un des tiens te demande pardon, 10
Quelqu'un des tiens, ton nom et ta famille, 10
35 Quelqu'un d'étrange, une petite-fille 10
Qui reçut ton esprit en don. 8
« C'est ta folie, ô morte, qui l'inspire ! 10
Son chant est fait de ta voix de jadis. 10
Elle ne fit que d'accorder la lyre 10
40 Que, sans cordes, tu lui tendis. 8
« Réveille-toi ! J'apporte lai nouvelle. 10
Réveille-toi ! Je frappe à ton cercueil. 10
Réveille-toi ! Ta mort a fait un deuil. 10
Réveille-toi, nuit éternelle ! 8
45 « Réveille-toi ! J'ai passé par tes fleurs. 10
Réveille-toi de la part d'une dame. 10
Réveille-toi ! Je t'apporte ses pleurs. 10
Réveille-toi ! Je suis son âme ! » 8
Ainsi dit-elle, et vers moi s'en revint, 10
50 Et je me vis dans mon alcôve close, 10
Corps un moment sans âme, qui, d'instinct, 10
Avait pris la funèbre pose, 8
Les pieds rejoints, anguleux sous le drap, 10
Les doigts croisés, rituelle attitude 10
55 Qu'un jour aussi quelqu'un me donnera 10
Pour la suprême solitude. 8
logo du CRISCO logo de l'université