Métrique en Ligne
DLR_6/DLR653
Lucie DELARUE-MARDRUS
SOUFFLES DE TEMPÊTE
1918
VII
LA GUERRE
LA GRANDE OFFENSIVE
I
VEILLÉE D'ARMES
La pendule remplit du petit bruit du temps 12
La chambre recueillie et faite pour le rêve 12
Où, cette nuit, j'attends ; où, muette, j'attends 12
Que la mêlée immense à l'horizon s'achève/ 12
5 Nous allons donc veiller, solitaire bercail ! 12
Voici, témoins discrets de mes calmes chapitres, 12
Papiers, livres, musique et lampe de travail. 12
‒ Mais il y a l'enfer au delà de mes vitres. 12
Le violon est là, les tomes aux beaux noms, 12
10 Les pinceaux… Est-ce un front de femme qui se penche 12
Sur les cordes, la toile ou sur les pages blanches, 12
Ou bien un combattant qui pense à ses canons ? 12
Charges, bombardements, incendie et tuerie 12
Grondent dans tous les plis de mes simples rideaux. 12
15 Et, parce que je veille en redressant le dos, 12
Je crois que ma ferveur va sauver ma patrie. 12
Avec ma poésie au cœur, ce n'est que moi, 12
Mais je sens, mais je veux, mais j'espère, mais j'aime, 12
Et peut-être que, face à la grande Peur blême, 12
20 Je rachète, ce soir, des paniques sans foi. 12
Militaire et civile et terrestre et marine, 12
En moi, toute ma race, impétueusement, 12
Se bat. Je sens, en proie au furieux tourment, 12
La France qui palpite ici, dans ma poitrine. 12
25 Je veux vaincre !… Oh ! le cri des femmes dans la nuit ! 12
Là-bas on nous les tue… Oh ! ce sang ! Oh ! ces larmes ! 12
Ma pendule tragique, avec son petit bruit, 12
N'est-ce pas qu'elle dit le succès de nos armes ? 12
Paris se tait. Silence. Amour. Courage. Élans. 12
30 Ce soir, quelle sirène, avec d'horribles râles, 12
Va nous crier soudain que les monstres volants 12
Reviennent attaquer de nuit nos cathédrales ? 12
Non. Ce soir est celui d'esprits comme le mien. 12
Nous sommes en prière au fond d'une chapelle. 12
35 Nous sentons, jusqu'au sang resserrant son lien, 12
La patrie en danger qui nous attache à elle. 12
II
BELLE NUIT
o nuit, nuit romantique où rêvaient des amants, 12
Quand l'enfant qu'enveloppe un nuage de voiles, 12
S'accoudait, soupirante et les yeux aux étoiles, 12
40 Sur le bord de balcons tragiques et charmants, 12
Nuit reposante, nuit libre, muette et fraîche, 12
O nuit que nos quinze ans dédiaient à Musset, 12
Nuit que la cathédrale honorait de sa flèche, 12
A qui l'homme tendait sa face qui pensait. 12
45 Nuit dont l'ombre s'offrait enfin, comme une trêve 12
Aux fatigues, aux bruits, aux lumières du jour. 12
Nuit, nuit de tous les dieux qu'inventa notre rêve, 12
Où priait la prière, où sanglotait l'amour. 12
O millénaire nuit, voici que d'autres gestes 12
50 Ont détourné de toi les éternels humains. 12
Tu ne les verras plus, la face dans les mains, 12
Compter l'égrènement de tes perles célestes ; 12
Quels astres inconnus le sillonnent, si bas 12
Que leur sourd grondement nous révèle leur course ? 12
55 Un effrayant prodige a défait la Grande Ourse. 12
‒ O nuit ! Champ de bataille où tonnent des combats ! 12
La blanche fiancée a replié ses voiles. 12
Musset, Musset, notre âge a d'autres passions ! 12
Le danger et l'horreur ont trois dimensions : 12
60 Tout là-haut, des canons passent dans les étoiles. 12
III
SIRÈNES
Au secours ! Au secours !… La bête 8
Hurle, hurle, hurle d'effroi. 8
Son cri fuit comme une comète. 8
Alerte !… Oh ! que nous avons froid ! 8
65 La sirène, hélas !… La sirène ! 8
Au secours, au secours, Paris ! 8
Est-ce, du fond du fleuve gris, 8
Le cri des nymphes de la Seine ? 8
Voici le grand sauve-qui-peut. 8
70 Dans le clair de lune de laque, 8
Paris, ô Paris ! On l'attaque. 8
‒ Au meurtre ! A l'assassin !… Au feu !… 8
Nous étions tous dans l'innocence 8
Que nous confère le sommeil, 8
75 Voici, sacrilège réveil, 8
L'horreur nocturne qui commence. 8
Au secours, au secours, Paris ! 8
La sirène, hélas !… La sirène ! 8
Hideux vol de chauve-souris, 8
80 Elle vient, ‒ garde à vous !… ‒ la Haine ! 8
IV
A LA CAVE
Paris nocturne est dans la cave, 8
Comme Reims et comme Nancy. 8
Notre foule prolixe et brave 8
A des rires de sans-souci. 8
85 Nous y sommes donc, à la guerre ! 8
Un peu d'honneur nous en revient. 8
Ceci joindra par un lien 8
La cave à la tranchée amère. 8
Songeons-y, tapis dans nos trous, 8
90 Aussi bas que les morts, ou presque ; 8
Les héros de la grande fresque 8
Souffrent tellement plus que nous ! 8
Nous y sommes pour quelques heures, 8
Voilà quatre ans qu'ils y sont, eux. 8
95 Comment, jeune fille, tu pleures ? 8
As-tu vu des soldats sans yeux ? 8
Là-haut, dans le ciel lourd de drame, 8
Roule le grand orage humain. 8
Qu'est-ce qu'on apprendra demain. 8
100 Paris, ô Louvre, ô Notre-Dame ? 8
Amoureux des carrefours gris, 8
Des Palais, de la cathédrale, 8
Nous sommes la garde morale, 8
‒ Nous qui sommes là, ‒ de Paris. 8
105 ceux qui sont partis sans le dire, 8
Gardons-en bien le souvenir. 8
Quand ce sera l'heure de rire, 8
Nous les verrons tous revenir. 8
Le tonnerre courbe nos têtes. 8
110 Va-t-il tomber sur notre toi ? 8
O nuit, refuge des Poètes, 8
Belle nuit, qu'a-t-on fait de toi ? 8
V
LA BERLOQUE
Joli petit éclat de rire 8
Qui nous délivre tout à coup, 8
115 Berloque vient nous dire : 6
« Debout ! Debout ! Debout ! 6
Sonnerie exacte et fidèle, 8
Dès que tu passes nous chercher, 8
Soufflons notre chandelle, 6
120 Allons tous nous coucher ! 6
VI
TOUTES LES CLOCHES DE PARIS
Toutes les cloches de Paris, toutes le cloches 12
Sonnent ensemble, sonnent fort, 8
Avec un large bruit de vagues sur les roches, 12
Toutes les cloches de Paris, toutes les cloches, 12
125 Disent et redisent, pour cette nuit encor, 12
Que nous sommes sauvés des avions du Nord. 12
Paris, pétrifié parmi le bleu lunaire 12
Où gronde ce grand carillon, 8
Paris éteint est là, sans rumeur ni lumière, 12
130 Palais, églises, toits dont luit le million, 12
Fabuleux comme aux temps qu'on prenait Ilion. 12
Et ces cloches de nuit sonnent toutes les fêtes, 12
Toutes les fêtes à la fois, 8
Dans un concert de bronze écouté des poètes ; 12
135 Et ces cloches de nuit sonnent toutes les fêtes, 12
Pâques, Noël, Rameaux, et les Saints, et les Rois, 12
Et toutes les saisons avec les douze mois. 12
A l'est, ouest, sud, nord, autour de Notre-Dame, 12
Belle maison du gros bourdon, 8
140 Les églises, jetant aux quatre points leur âme, 12
A l'Est, ouest, sud, nord, autour de Notre-Dame, 12
Semblent dire merci, semblent crier pardon, 12
Ayant désespéré dans un grand abandon. 12
Ah ! sonnez nous, après ces nuits attentatoires, 12
145 Après ces mornes jours meurtris, 8
Sonnez le Te Deum de toutes les victoires, 12
Ah ! sonnez nous, après ces nuits attentatoires, 12
Sonnez la fin des maux, des angoisses, des cris, 12
Sonnez la paix, toutes les cloches de Paris ! 12
VI
LONGUE PORTÉE
150 La science calcule en son laboratoire. 12
Notre génie humain plane au-dessus des monts. 12
Sommes-nous dieux ?… Que non ! Un rêve de démons 12
A tracé dans le ciel sa longue trajectoire. 12
Noël ! Le monstre est né. Le voici, vomissant 12
155 La grande mort tassée en tout petit volume. 12
Pour aplatir au sol une tache de sang, 12
L'obus vole à travers le soleil ou la brume. 12
O voyage magique en quelques courts instants ! 12
Entravé par la plus gigantesque des tailles, 12
160 Au fond de la forêt humide de printemps 12
Où toujours les dragons glissèrent leurs écailles, 12
Il cache, ce canon, sa monstruosité, 12
Car le cheval ailé de quelque pur Saint George, 12
Fonçant sur lui, pourrait lui rentrer dans la gorge 12
165 Son engin criminel avec sa lâcheté. 12
O voyage magique entre tous les voyages ! 12
Pour atteindre si loin d'innocentes maisons, 12
L'obus vertigineux passe les horizons 12
Et parvient jusqu'à nous par azurs et nuages. 12
170 Où se lèvent les yeux et se joignent les mains, 12
Il a volé tout droit au pays des prières, 12
Et, parti des humains, il revient aux humains, 12
Lancé vers des vieillards, des enfants et des mères. 12
Voici donc, dessiné dans l'espace, le trait 12
175 Qui soude aux assassins les sanglantes victimes. 12
La grande capitale et la grande forêt 12
Ont ainsi pour lien le crime entre les crimes. 12
L'obus noir, du pays des prières descend. 12
Un miracle infernal soudain se réalise. 12
180 Lancé par les démons, il va crever l'église 12
Où les assassinés s'écrasent dans leur sang. 12
Ainsi, quand s'élevait l'humble supplique humaine 12
Vers les calmes vitraux pleins d'un sublime jour, 12
Au moment où les cœurs disaient tout bas : « Amour », 12
185 Cet obus leur répond en les foudroyant : Haine ! » 12
VIII
ENVOLÉE
Tous les honneurs, tous les courages, tous les zèles 12
Ne remplissaient)ils pas leurs cœurs par millions ? 12
Les régiments français pour mieux battre des ailes, 12
Ont fait charger les avions. 8
190 Mitrailleuses, canons, grenades, baïonnettes 12
Asphyxie et fusils et chevaux écumeux. 12
Ce n'était pas assez ! Il fallait que les têtes 12
Eussent ce vent dans leurs cheveux. 8
Parmi les coups de queue effrénés des hélices 12
195 Et le grand grondement de soixante moteurs, 12
A-t-on cru que, soudain, les célestes milices 12
Descendaient en rang des hauteurs ? 8
Pour charger, ils traînaient leurs ailes jusqu'à terre, 12
Et, devant, à la fois, les soixante ont foncé. 12
200 Ceux qui virent cela savent si notre guerre 12
Vaut le plus fabuleux passé. 8
Pour chasser les démons haineux, place aux archanges ! 12
Asraël, Raphaël, Michel et Gabriel, 12
A nous ! Voici l'armée insolite du ciel 12
205 Qui vient se joindre à nos phalanges. 8
Ils ont cru qu'ils vaincraient les nôtres en un jour, 12
Mais, parmi la bataille effroyable qui clame, 12
S'ouvrent, dans un élan de colère et d'amour, 12
Ces larges ailes de notre âme. 8
210 Si rien, nos sentiments, nos droits ni nos raisons 12
N'ont pu faire fléchir la horde qui s'élance, 12
Voici la force. « Holà ! Qui vive encore ? ‒ France ! » 12
Un écho le redit à tous les horizons. 12
O charge d'avions français, sublime charge, 12
215 Qu'ils devaient être beaux, les nôtres, au soleil ! 12
Eux pour assassiner Paris en lein sommeil, 12
C'est la nuit qu'ils prennent le large. 8
Reculez, maintenant, honte de notre sol ! 12
L'heure est venue enfin de l'ultime mêlée. 12
220 Tu bas les balayer, ô France, armée ailée, 12
D'un seul grand souffle de ton vol ! 8
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