Métrique en Ligne
DLR_6/DLR602
Lucie DELARUE-MARDRUS
SOUFFLES DE TEMPÊTE
1918
V
ARRIÈRES-SAISONS
AUMÔNE
Nulle ivresse ne m'est venue 8
D'avoir fréquenté les humains, 8
Étonnés par mon âme nue, 8
Ils ne me tendent pas les mains. 8
5 Moi, je venais, pleine de grâce, 8
Leur offrir mon butin doré. 8
Presque tous m'ont fait la grimace 8
Ou se sont tus pour m'ignorer. 8
Si parfois une heure de charme 8
10 Me fut donnée au milieu d'eux, 8
Je leur dois tant de jours hideux 8
Que mon courage enfin désarme. 8
Je ne veux plus rien de ceux-là 8
Qu'il faut appeler mes semblables. 8
15 Monde haineux, peureux et plat, 8
Nos lois n'ont pas les mêmes tables. 8
On peut être heureux sans amis, 8
Les choses valent qu'on les aime. 8
Mon bonheur à moi, je l'ai mis 8
20 Dans tout ce qui vient de moi-même. 8
Ce qu'on appelle le labeur 8
Et ce que j'appelle ma Muse, 8
Et tout le reste, qui m'amuse, 8
Tout cela suffit à mon cœur. 8
25 J'ai Paris et ma Normandie 8
Où je me sens si bien chez moi, 8
Du bruit pour mon âme hardie, 8
Ou du silence plein d'émoi. 8
J'ai mon beau cheval qui galope 8
30 Dans le même sens que le vent, 8
Par les roux automnes d'Europe, 8
Sous un ciel bas, gris et mouvant. 8
J'ai ma musique et mon grimoire, 8
Mon doux piano reposant, 8
35 Ma grammaire d'arabisant, 8
Même mon violon. ‒ ma gloire ! 8
J'ai mes pinceaux et mes crayons 8
Pour les jours où je me sens peintre… 8
Puis j'ai mon rêve qui me cintre 8
40 D'une auréole de rayons. 8
Dans le visible et l'invisible, 8
Je me promène en souriant. 8
Mon destin n'a rien d'effrayant. 8
Je suis seule, mais je suis libre. 8
45 Parmi vous, décevants humains, 8
Déjà pareille à mon fantôme, 8
J'aime mieux mon grave royaume 8
Que vos bonheurs sans lendemains. 8
Au jour venu, que l'heure sonne 8
50 Où l'on doit renoncer à tout ! 8
Je ne devrai rien à personne 8
Et chacun me devra beaucoup. 8
Car toutes ces belles années 8
A l'écart de vos tristes bruits 8
55 Auront encor nourri mes fruits, 8
‒ Et je vous les aurai données. 8
logo du CRISCO logo de l'université