Métrique en Ligne
DLR_6/DLR575
Lucie DELARUE-MARDRUS
SOUFFLES DE TEMPÊTE
1918
III
LE SPHINX
LE SPHINX
Je suis venue ici dans le pays des dieux 12
Pour écouter parler la pierre de ta bouche, 12
Pour regarder penser la pierre de tes yeux. 12
Pour te voir, homme et bête, ô père et mère, ô souche, 12
5 Je suis venue ici dans le pays des dieux. 12
Je connaissais ton nom : dieu des deux horizons ; 12
Je savais d'autres mots encor dont on les nomme, 12
Mais je ne savais pas ton sens et tes raisons. 12
Borne au bord de l'oubli, grand chat à face d'homme, 12
10 Je connaissais ton nom : dieu des deux horizons. 12
Je t'ai vu. J'ai fixé ton visage de roi. 12
Je t'ai vu. Tu portais le soleil sur ta tête. 12
Ainsi qu'une deuxième énigmatique bête, 12
J'ai vu se projeter ton ombre devant toi. 12
15 Je t'ai vu. J'ai fixé ton visage de roi. 12
Autour de toi régnait une fatale peur. 12
La tête dans le ciel et les reins dans le sable, 12
Du sol roux tu sortais, roux aussi, sans couleur 12
Qu'un peu de pourpre encor sur ta joue implacable : 12
20 Autour de toi régnait une fatale peur. 12
Déjà tu redeviens un rocher du désert. 12
Cent siècles atténuent ton éternel sourire, 12
Ton nez fier est cassé, ton dur regard se perd, 12
L'âge est enfin venu, l'âge qu'on ne peut dire… 12
25 Déjà tu redeviens un rocher du désert. 12
Certes, tu n'es plus rien qu'un vieillard ! A présent, 12
La mort pose son masque horrible sur ta face. 12
Le sable t'envahit, impalpable et pesant. 12
Quoique tes yeux, toujours, fixent la même place, 12
30 Certes, tu n'es plus rien qu'un vieillard, à présent ! 12
Toutes tes sœurs sont là, bien plus jeunes que toi, 12
Qui meurent. Vois l'état de chaque pyramide ! 12
Tes prunelles en vain magnétisent le vide : 12
Il te faut à ton tour obéir à la loi. 12
35 Toutes tes sœurs sont là, bien plus jeunes que toi. 12
Bête divine, ô toi qui perdras ta vertu, 12
Qui trépasses auprès de ton ombre trop grande, 12
Je viens t'interroger. Réponds à ma demande : 12
Que dis-tu ? Que sais-tu ? Que représentes-tu, 12
40 Bête divine, ô toi qui perdras ta vertu ? 12
Et la pierre m'a dit : « Oui, mon regard s'en va, 12
Ma bouche meurt ! Malgré la mort qui me défie, 12
Fille d'Œdipe, apprends ce que je signifie ! 12
Voici : Je suis Isis, Christ, Allah, Jéhovah ! » 12
45 Et la pierre m'a dit :« Oui, mon regard s'en va ! » 12
Elle m'a dit : « Voici : tant que, pour adorer, 12
Des êtres uniront trois pierres sur la terre. 12
Tant qu'un temple, peuplé de vide et de lumière, 12
Sculptera le ciel gris ou bleu, j'existerai ! » 12
50 Elle m'a dit : « Voici : tant que, pour adorer, 12
« Tant que pour adorer, on trouvera des noms 12
Au silence, vivra la créature mixte, 12
Le sphinx. A moi, parfums, rituels et canons ! 12
Le temps n'existe pas. Seule, l'idée existe. 12
55 Tant que, pour adorer, on trouvera des noms. 12
« Fille d'Œdipe, entends toute la vérité, 12
Puisque tu l'as cherchée au pays nilotique. 12
L'idée a mille noms et demeure identique ; 12
Elle n'est qu'un besoin humain d'éternité. 12
60 Fille d'Œdipe, entends toute la vérité. 12
« Toi, tu croyais sacrés les temps qui ne sont plus, 12
Tu rêvais longuement d'époques fabuleuses. 12
Les cadavres sortis des tombes sablonneuses, 12
Momifiés dans l'or, te semblaient des élus. 12
65 Toi, tu croyais sacrés les temps qui ne sont plus. 12
« Rien n'a changé pourtant, crois-en mon souvenir ! 12
Comme jadis, devant les dieux, l'homme et la femme 12
Se tiennent en tremblant ayant peur de leur âme. 12
Boire, manger, dormir, reproduire et mourir, 12
70 Rien n'a changé pourtant, crois-en mon souvenir ! 12
« L'humanité, c'est moi qui couche au même lieu. 12
Depuis les premiers jours, ma forme s'y découpe. 12
Vois ma croupe de bête et ma tête de dieu ! 12
Le levant a ma tête et le couchant ma croupe. 12
75 L'humanité, c'est moi qui couche en même lieu ! 12
« L'aurore, mon regard la contemple toujours. 12
Elle est tout : progrès, art, idée, œuvre complexe. 12
Mais mon corps animal se tourne avec son sexe. 12
Vers l'orbe où le soleil expire tous les jours. 12
80 L'aurore, mon regard la contemple toujours. 12
« Ceci veut dire : Humains inventifs et pieux, 12
L'aurore de l'esprit baignera votre tête ; 12
Mais, de par cette croupe et ce sexe de bête, 12
Vous ne serez jamais complètement des dieux. 12
85 Ceci veut dire : Humains inventifs et pieux. 12
« Subissez donc la loi du Recommencement ! 12
A jamais vous irez d'aurore en crépuscule. 12
Chaque époque s'élance en avant, puis recule, 12
Car rien ne peut changer, sous l'exact firmament. 12
90 Subissez donc la loi du Recommencement. 12
« En vain, dans le passé, vous chercherez à voir 12
Une autre humanité, sous une autre lumière. 12
L'homme ne change point. Quelle que soit son ère, 12
Le passé, devant lui, s'offre comme un miroir. 12
95 En vain, dans le passé, vous chercherez à voir. 12
« L'homme ne change point. Moi, pierre, je le dis. 12
Toujours il a, malgré que l'univers existe. 12
Besoin d'autres enfers et d'autres paradis 12
Corps de bête repue et tête de dieu triste, 12
100 L'homme ne change point ; moi, pierre, je le dis. 12
« D'autres sphinx renaîtront du néant où je vais. 12
Fille de l'Homme, enfant de l'éternel Œdipe 12
Qui regardes de près mon nez cassé, ma lippe, 12
Es yeux agonisants, l'énigme, tu la sais ! 12
105 D'autres sphinx renaîtront du néant où je vais. 12
« Car, le sphinx, ce n'est pas autre chose que toi, 12
Tant qu'il subsistera des vivants sur la terre, 12
Quel que soit leur progrès, quelle que soit leur foi. 12
Va ! je t'ai dit le sens de ton propre mystère, 12
110 Car, le sphinx, ce n'est pas autre chose que toi ! » 12
Or, j'ai fait trois saluts, avant de la quitter, 12
A la bête d'Égypte assise dans le sable. 12
Elle m'a confié tout bas l'Inconnaissable, 12
Le mot du Temporel et de l'Éternité… 12
115 Et j'ai fait trois saluts avant de la quitter. 12
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