Métrique en Ligne
DLR_6/DLR553
Lucie DELARUE-MARDRUS
SOUFFLES DE TEMPÊTE
1918
I
L'AUTOMNE A CHEVAL
LA RENCONTRE D'AUTOMNE
J'ai rencontré parmi l'automne 8
Qui, jusqu'à l'horizon, se déploie et moutonne, 12
J'ai rencontré parmi la finale douceur, 12
Rencontré tout à coup ma première jeunesse, 12
5 Et, fière de mon droit d'aînesse, 8
J'ai dit hautainement : « Salut, petite sœur ! » 12
Dans l'ombre d'une branche oblique, 8
Sur mon jeune cheval, essoufflée, héroïque, 12
Arrêtée au milieu d'un furieux galop, 12
10 Toute ironie amère en mon cœur endormie, 12
J'étais simple, enivrée, amie 8
De l'automne, des bois, du vent, du ciel, de l'eau. 12
J'ai dit : « Enfant triste et muette, 8
Je vois derrière toi tes ailes de mouette, 12
15 Et je sais ce que dit ton sourire accablé. 12
Réponds-moi, demoiselle entre les demoiselles ! 12
A l'envergure de ses ailes, 8
Ne reconnais-tu pas ce grand cheval ailé ? » 12
Elle : « Ces ailes que tu portes 8
20 Faisaient, derrière toi, voler les feuilles mortes, 12
Et cependant mon cœur ne te reconnaît pas. 12
Ton sourire est trop calme et trop jeune ton âme. 12
Je suis vierge et tu n'es que femme, 8
Souffre, de ton chemin, que j'écarte mes pas. 12
25 « Moi, sans jamais que rien m'endorme, 8
J'appelle en vain l'amant impossible et sans forme 12
Qui fait le ciel, les bois et le vent sensuels. 12
Triste avant l'âge, sage, inavouée et double, 12
Je rêve, alors que toi, sans trouble, 8
30 Tu satisfais ton sang de bonheurs visuels. 12
« D'où vient que tu bondis encore 8
Si le divin désir jamais ne te dévore, 12
Et que poursuis-tu donc sur ton jeune cheval 12
Si tu ne te meurs pas de soif, ô mon aînée ? 12
35 Vois, comme je me suis fanée 8
Dans l'attente d'un dieu qui calmerait mon mal ! » 12
« J'ai dit : » O mon ancienne âme ! 8
Toi tu n'es qu'une vierge et je suis une femme 12
Toute la gloire et tout l'amour je les connais, 12
40 Et je sais maintenant que le plaisir de vivre 12
C'est de n'avoir rien à poursuivre, 8
Sinon le vent qui passe à travers les genêts. » 12
« Mon rêve n'en est pas moins vaste, 8
Mais, pour avoir vécu, combien je me sens chaste 12
45 Près des songes secrets de la virginité ! 12
Si je reprends mon vol parmi l'automne blonde, 12
C'est pour fuir l'amour et le monde, 8
Car le monde est bassesse et l'amour pauvreté. » 12
« Ouvre ton regard qui s'étonne. 8
50 Contemple en moi l'esprit tragique de l'automne 12
Et la simplicité des feuilles dans le vent. 12
Ton dieu, je l'ai trouvé parmi les solitudes. 12
Et, dans mes mains fines et rudes, 8
Je porte un univers éternel et vivant. » 12
55 « Face à face avec le mystère, 8
Je respire, anxieuse, ivre, entre ciel et terre ; 12
La joie et la douleur me donnent leur parfum ; 12
L'étonnement de vivre occupe ma pensée… 12
Présente, future et passée, 8
60 Suis-je un fantôme errant ? Suis-je encore quelqu'un ? » 12
« Voici. Je n'ai plus rien à dire. 8
Regarde seulement cette identique lyre 12
Que je tiens comme toi dans de pieuses mains. 12
Je veux chanter encor jusqu'au jour de la cendre. 12
65 Et nul ne peut venir me prendre, 8
Sauvage, libre et fier, mon bonheur sans humains. » 12
J'ai vu sa tête détournée. 8
Elle m'a dit : « Adieu ! Va vers ta destinée ! 12
Moi, je demeurerai seule avec mon sanglot ! » 12
70 « Adieu, criai-je, adieu, moi-même, ô triste ! O pâle ! » 12
Et, parmi la pourpre automnale, 8
J'ai salué ma sœur dans le vent du galop. 12
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