Métrique en Ligne
DLR_3/DLR312
Lucie DELARUE-MARDRUS
HORIZONS
1905
PHANTASMES
VITRES
A Mademoiselle E. G. Grimblol.
I
DE PRINTEMPS
Je sens mon âme obscure en moi comme la nuit. 12
Ne suis-je pas morte, aujourd'hui ! 8
Nul désir, nul instinct, rien ne me sollicite… 12
— Et puis ensuite ? 4
5 La fenêtre de verre incolore et de bois 12
Est pleine des premiers lilas, 8
Comme les feuilles, cette année, ont poussé vite !… 12
— Et puis ensuite ? 4
Il semble que plus rien ne saurait m'arriver, 12
10 Qu'aujourd'hui tout est achevé. 8
Et pourtant il faudra vivre toute la suite… 12
— Et puis ensuite ? 4
II
D'ÉTÉ
Le jardin vague et vert contre la vitre aqueuse 12
Y figure un immense et trouble aquarium 12
15 Qui contient l'océan du ciel ; et l'onduleuse 12
Frondaison où s'étoile un vif géranium 12
Y berce des rameaux avec toutes leurs ombres 12
Au rythme submergé des madrépores sombres… 12
Prise par l'attirante illusion des eaux, 12
20 Je poserai mon front sur la vitre marine 12
Et serai la sirène enroulée aux coraux 12
Noués par mille bras à sa pâle poitrine, 12
Qui, prisonnière, rêve à la félicité 12
D'avoir royalement troué l'immensité, 12
25 Pour surgir au soleil couchant qu'elle salue 12
D'un signe de sa tête humide et chevelue. 12
III
AUTOMNE
Regardant s'effeuiller la suite des jardins 12
Contre la vitre trouble où je rêve et chantonne, 12
J'ai vu paraître et fuir le passage soudain 12
30 De quelques œgipans échappés de l'automne. 12
L'un d'entre eux s'attarda, seul dans l'ombre et dans l'or, 12
Et longtemps, de profil, émurent les allées 12
Son œil en feu de bête et sa corne enroulée… 12
Voulait-il que mes pas le suivissent dehors ? 12
35 Bientôt, le dernier cri du soleil dut se taire. 12
— Or, quand le jour mourut dévoré par la nuit, 12
Je compris tristement qu'au choc de quelque bruit 12
L'œgipan repartait sans moi vers les mystères. 12
IV
D'HIVER
Ici, tiédeur de l'air, coussins, branches de roses, 12
40 Là, paysage blanc et noir, neige et bois mort. 12
Seule, la vitre scinde et sépare ces choses, 12
Clair obstacle, et qu'un doigt étoile sans effort. 12
Chaude, l'haleine en feu sur la vitre gelée, 12
Tant que dure le jour j'occupe un lent regard 12
45 A voir quelques flocons tomber, tourner l'allée, 12
Pointer l'herbe, un oiseau s'abattre quelque part. 12
Or, la nuit vient… En proie à l'intime Norvège 12
De mon cœur, mon regard se perd je ne sais où : 12
Attardée au lever d'une lune de neige, 12
50 J'écoute au loin l'hiver s'avancer comme un loup. 12
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