Métrique en Ligne
DLR_3/DLR295
Lucie DELARUE-MARDRUS
HORIZONS
1905
LA MORT
LE POÈME DE LA GUERRE DES VIVANTS ET DES MORTS
Vivants chargés de chair et squelettes terreux 12
Se sont rués un jour les uns contre les autres 12
Au fond de ma pensée intime pleine d'eux, 12
Et j'entendais leurs cris de violents apôtres. 12
5 Ces ennemis qui n'ont de pareil que les dents, 12
Se les montrant de près, cognaient une armature 12
D'os bruns où pend encore un peu de pourriture, 12
Contre la force enjeu des corps outrecuidants. 12
La guerre piétinait le bord blessé des fosses, 12
10 Et la rage montait du fol rassemblement, 12
Et les têtes de mort ouvraient sauvagement 12
La vérité des trous sur les prunelles fausses. 12
Et les vivants disaient : « Nous sommes la beauté ! 12
» Nous mangeons la lumière et l'air. Voici nos joues ! 12
15 » Nous bâillons et rions sur les hideuses moues 12
» Que vous faites, au fond de votre éternité ! » 12
Et les morts répondaient : « Mieux vaut notre grimace 12
» Que la vôtre ! Amenez ceux qui n'en peuvent plus. 12
» Voici vos mal tournés, vos tristes, vos vaincus, 12
20 » Et toutes nos dents rient de voir la vie qui passe ! » 12
Les vivants disaient : « Tout plutôt que votre lit 12
» De silence ! Mieux vaut notre douleur qui crie ; 12
» Mieux vaut toute la chair malade que pourrie, 12
» Mieux vaut le désespoir lui-même que l'oubli. » 12
25 Les morts disaient : « L'oubli n'est pas notre partage. 12
» Au fond de votre peur nous nous réfugions : 12
» Sans forme, sans couleur, sans paroles, sans âge, 12
» Nous sommes votre angoisse et vos religions. 12
» Nous sommes le Passé, nous sommes Babylone, 12
30 » Nous sommes tout, Histoire et Fable et Souvenir. » 12
Et les vivants hurlaient : « Nous sommes la colonne 12
» Brûlante qui soutient le monde : l'Avenir ! » 12
Les morts : « Nous sommes plus que l'avenir. Nous sommes 12
» La fin. Vous n'avez plus aucun pouvoir sur nous. 12
35 » Car nous avons été des femmes et des hommes : 12
» Nous savons ! Mais pour vous, vous doutez à genoux. » 12
Et les vivants : « Gomment garderions-nous un doute ? 12
» Ne demeurez-vous pas inertes et couchés 12
» Quand nous sommes debout avec nos sept péchés, 12
40 » Nous, vivants, sur la route, et vous, morts, sous la route ? 12
» Oui, vous êtes la fin, la terreur du trépas, 12
» L'inconcevable rêve et sa noire démence ; 12
» Mais parmi nous aussi, le regard qui commence 12
» Des nouveau-nés, est plein de ce qu'on ne sait pas. 12
45 » Tout le mystère vit dans nos instincts perplexes. 12
» Mais vous, qu'avez-vous fait de l'orgueil, des ennuis, 12
» Des larmes sans raison au cœur des belles nuits, 12
» De la joie et du mal d'aimer ? Où sont vos sexes ? 12
» L'âme est finie avec la sensualité… 12
50 » Rendormez-vous, vieux os des abstractions creuses ! » 12
Les morts disaient : « Pourtant c'est nous l'Éternité 12
» Dont vous parlez toujours aux heures amoureuses. » 12
Et les vivants ont dit : « Et qu'importe l'horreur 12
» Au bout de tout chemin de vos mains assassines ' ! 12
55 » Nous marchons en tenant à la bouche une fleur. » 12
Les morts ont dit : « Et nous, nous mordons ses racines ! » 12
Alors tous les vivants ont élevé les bras 12
Et follement crié ceci : « Vive la Vie ! » 12
Mais les morts ont clamé : « La vie est asservie 12
60 « A la mort. Sans la mort vous ne l'aimeriez pas. » 12
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