Métrique en Ligne
DLR_2/DLR167
Lucie DELARUE-MARDRUS
FERVEUR
1902
PRONES I
CAÏN PARLE…
Caïn parle les nuits en ma pensée. Il dit : 12
‒ « J'aimais mon frère ! Au soir il passait sur la plaine, 12
Plus candide et plus doux que ses agneaux de laine. 12
Je l'aimais dans mon cœur, mais non dans mon esprit. 12
5 » Car mon esprit planait, hors ma chair bestiale, 12
Au-dessus de mon frère, au-dessus des troupeaux ! 12
Et lorsque nous marchions, forts, également beaux, 12
Velus du même poil, dorés du même hâle, 12
» Je songeais « L'un et l'autre, et dès que le jour luit, 12
10 » Nous donnons notre force à la journée active ; 12
» Mais, comme si j'étais une bête rétive, 12
» Le Père ne veut point ma face devant Lui. 12
» Il nous a cependant tirés des mêmes boues ! 12
» Et moi je ne me sens coupable d'aucun tort, 12
15 » Pour qu'ainsi son dédain fasse brûler mes joues !… » 12
‒ Et je suis devenu l'inventeur de la mort. 12
» Honte ! cette leçon sanglante de justice, 12
Moi, faible, je te l'ai donnée, ô Créateur ! 12
Que n'ai-je mis plutôt la hache dans mon cœur, 12
20 Que d'avoir vu pleurer Ève ma génitrice ! 12
» Du flot de sang sorti de mon geste assassin, 12
J'ai rougi pour jamais la création fruste. 12
Et tout frère pensif et doué d'âme juste 12
Répétera l'orgueil premier de mon dessein. 12
25 » Ah ! faut-il que ma voix éternelle défende 12
Toujours, contre l'horreur de l'éternel Pouvoir, 12
Ceux qui, comme Caïn suants de bon vouloir, 12
Usent en vain leurs bras lourds de peine et d'offrande ! » 12
‒ Ainsi parle, les nuits, le premier criminel, 12
30 Et sur sa face sont ses deux mains empourprées, 12
Et je vois, lentement, ses tristesses pleurées 12
Ruisseler dans ses doigts pleins de sang fraternel. 12
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