Métrique en Ligne
DLR_13/DLR1115
Lucie DELARUE-MARDRUS
CHOIX DE POÈMES
1951
TRADUCTIONS
en vers français
par
LUCIE DELARUE-MARDRUS
FRAGMENT D'UN TEXTE DE L'AUTEUR
PRÉFAÇANT DEUX POÈMES D'EDGAR POE.
Le Corbeau
Une fois, par un minuit sombre, 8
Comme je méditais sur nombre 8
De livres oubliés et bizarres qu'encombre 12
Une science vieille et sombre, 8
5 Comme, auprès du feu qui se meurt, 8
Je somnolais, triste lecteur, 8
Ici, soudain, se fit un heurt 8
Comme du coup plein de douceur 8
De quelqu'un frappant avec peur, 8
10 Frappant à ma porte fermée. 8
M'éveillant sur mes livres lus : 8
« C'est quelque visiteur que l'on n'attendait plus, 12
Me dis-je, à ma porte fermée, 8
C'est cela seul et rien de plus. » 8
15 Ah ! je m'en souviens bien ! Décembre 8
Régnait dehors. Et, dans ma chambre, 8
Les fantômes épars du feu qui se démembre 12
Hantaient le parquet de ma chambre. 8
Âpre, j'attendais le matin. 8
20 J'avais cru qu'avec mon latin 8
Pour un moment se fût éteint 8
Le chagrin qui laissait atteint 8
Tout mon être en deuil de Lénore, 8
De celle qu'on ne verra plus, 8
25 La rare et radieuse enfant que les élus, 12
Que les anges nomment Lénore, 8
Sans nom sur terre à jamais plus. 8
Et, triste, le sourd bruit de soie 8
Du pourpre rideau qui s'éploie, 8
30 Me faisait tressaillir jusqu'à mon cœur sans joie. 12
D'une terreur j'étais la proie, 8
Terreur jamais connue avant, 8
De sorte que j'allais rêvant 8
Pour calmer ce cœur décevant, 8
35 Et répétais tout haut rêvant : 8
« Ce n'est, à ma porte fermée ; 8
Voulant me faire ses saluts, 8
Que quelqu'un qu'on n'attendait plus. 8
C'est quelque visiteur que l'on n'attendait plus, 12
40 Implorant ma porte fermée. 8
C'est cela seul, et rien de plus. » 8
Soudain, plus forte fut mon âme. 8
Alors : « Monsieur, dis-je, ou Madame, 8
Excusez-moi ! c'est mon pardon que je réclame. 12
45 Mais je sommeillais, je m'en blâme, 8
Et si doux vous vîntes heurter, 8
Si doucement vîntes heurter 8
Ma porte, de l'autre côté, 8
Que je doutais, en vérité, 8
50 Derrière ma porte fermée, 8
A peine vous ai-je entendu, 8
Car je ne vous attendais plus. 8
Toute grande j'ouvris ma porte, là-dessus, 12
Bien grande ma porte fermée : 8
55 L'obscurité, là, rien de plus. 8
Sondant cette ombre et son mystère, 8
Rêvant des rêves solitaires 8
Qu'aucun mortel jamais n'osa rêver sur terre, 12
Craintif, ne sachant que me taire, 8
60 Je demeurai là, hésitant, 8
Émerveillé, scrutant, doutant. 8
Mais ce silence palpitant, 8
Aucun signe ne le vint clore. 8
Le seul mot soufflé fut « Lénore ! » 8
65 Je chuchotai ces sons : « Lénore ! » 8
Et l'écho faible, là-dessus, 8
En retour murmura l'unique mot « Lénore ! » 12
Simplement cela, rien de plus. 8
Retournant alors à ma place, 8
70 Âme brûlante et mains de glace, 8
Bientôt un nouveau heurt vint, furtif et fugace, 12
Mais non pas à la même place. 8
« Sûrement, dis-je, cette fois, 8
Cela fut frappé sur le bois 8
75 De ma persienne, je le vois ! 8
Cherchons si c'est ce que je crois. 8
Que j'aille explorer ce mystère. 8
Que ce cœur soit calme un peu plus, 8
Et qu'il aille explorer bravement ce mystère. 12
80 Que mon cœur soit calme un peu plus. 8
Ce n'est que le vent, rien de plus. » 8
Ici, j'ouvris alors sans crainte, 8
Quand soudain, avec mainte et mainte 8
Fantaisie, et façons, frissonnements et feintes, 12
85 Entra, majestueux, sans crainte, 8
Un corbeau des époques saintes. 8
Sans s'arrêter, n'hésitant pas, 8
Il alla se percher là-bas 8
Sur un buste blanc de Pallas 8
90 Situé sur ma porte haute. 8
Il ne me lit pas de saluts ; 8
Mais avec une mine haute 8
De lord ou de lady, sans faire de saluts, 12
Se percha sur ma porte haute, 8
95 Se percha, resta, rien de plus. 8
Maintenant, ce corbeau d'ébène 8
M'induisant, nonobstant ma peine, 8
A sourire du décorum de cette scène : 12
« Quoique ta tête soit en peine 8
100 De crête, dis-je, oiseau. d'ennui, 8
Tu n'es pas un lâche qui fuit ! 8
Dis-moi donc, corbeau d'aujourd'hui, 8
Fantômal, sombre oiseau d'ennui, 8
Errant, jeté loin du rivage 8
105 De la nuit, parle, oiseau perclus ! 8
Sur ce plutonien rivage 8
De la nuit, ton grand nom, quoi que tu sois perclus, 12
Dis-moi, qu'est-il sur ce rivage ? » 8
Et le corbeau fit : « Jamais plus. » 8
110 Je tins pour bien grande merveille 8
D'entendre réponse pareille. 8
Car il faut convenir, pour un humain qui veille, 12
Que cette bénédiction 8
D'ouïr telle réflexion 8
115 D'humble signification 8
D'une volaille gauche et vieille, 8
Est un fait rare, sinon plus. 8
Car, qui vit jamais, perchant juste 8
Sur sa porte, au-dessus d'un buste 8
120 De Pallas, juste sur ce buste, 8
Volaille bégayante ou bête sur un buste, 12
Misérable corbeau, sans plus, 8
Portant un tel nom : « Jamais plus ? » 8
Mais l'oiseau perché, solitaire, 8
125 Sur ce buste calme de pierre, 8
Proférait seulement cette parole austère 12
Comme si se fût épanché 8
Dans ce seul mot, son cœur caché. 8
Il ne dit rien d'autre. Perché, 8
130 Sans remuer son corps penché, 8
Il n'agita pas une plume, 8
Jusqu'à ce que ces mots déçus 8
Me vinrent, à peine perçus : 8
« Bien d'autres amis ne sont plus. 8
135 Demain, comme l'ont fait tous mes espoirs déçus. 12
Il s'envolera dans ses plumes. » 8
Alors l'oiseau dit : « Jamais plus. » 8
Surpris d'une réplique faite 8
Si justement par cette bête : 8
140 « Sans doute ce seul mot, pensai-je, qu'il répète, 12
Est tout le savoir de sa tête, 8
Appris par quelque malheureux, 8
Un maître au refrain douloureux 8
Et que le désastre, en tous lieux, 8
145 Suivait vite et suivait plus vite, 8
Jusqu'à ce qu'il ne fût chez eux 8
Plus rien qu'une parole dite, 8
Plus rien qu'un refrain douloureux 8
De chant funèbre, au fond du gris et triste gîte, 12
150 Ce refrain qui n'espère plus 8
De « Jamais, jamais — jamais plus. » 8
Mais cet oiseau, par son manège, 8
Reprenant mon sourire au piège, 8
Vite, avec ses coussins, je fis rouler un siège 12
155 Devant porte, buste et corbeau. 8
Ainsi, bien assis, enchaînai-je, 8
Tombé sur le velours du siège, 8
Rêve à rêve sur ce corbeau, 8
Sur ce noir, nu, narquois, nabot, 8
160 Néfaste, nébuleux corbeau, 8
Cherchant ce que cet oiseau triste 8
Dont le refrain toujours insiste, 8
Ce que ce sombre oiseau des temps qui ne sont plus 12
Voulait dire, sinistre et triste, 8
165 En croassant son : « Jamais plus. » 8
Cherchant cela dans ma pensée 8
Mais sans syllabe prononcée, 8
Je sentais maintenant mon âme transpercée 12
Par l'œil de feu qui me brûlait. 8
170 Je sondais l'énigme dressée, 8
Et plus encor dans ma pensée ; 8
Et ma tête était enfoncée 8
Parmi le velours violet 8
Où la lumière ruisselait, 8
175 Parmi le velours violet 8
Sur quoi la lampe ruisselait, 8
Velours où ruisselait la lampe là placée, 12
Velours que celle qui n'est plus 8
Ah ! ne touchera jamais plus ! 8
180 Alors je crus l'air plus sensible, 8
De par l'encensoir invisible 8
Bercé de séraphins dont le pas indicible 12
Glissait sur un souffle soyeux. 8
— « Ah ! m'écriai-je, malheureux, 8
185 Ton Dieu t'a prêté, si tu veux, 8
T'envoie aujourd'hui, si tu veux, 8
Le népenthès miraculeux, 8
Le répit, le répit heureux 8
A tes souvenirs de Lénore. 8
190 Bois ! bois ce népenthès heureux ! 8
Oublie enfin l'enfant lumineuse, Lénore, 12
En allée avec les élus ! » 8
Et le corbeau dit : « Jamais plus. » 8
« Prophète, criai-je, prophète ! 8
195 Qui que tu sois, démon ou bête, 8
Créature du mal qu'ont jeté sur ma tête 12
Le tentateur ou la tempête ! 8
Prophète, cependant, jeté 8
Nu sur ce rivage, indompté, 8
200 Seul, sur un désert enchanté, 8
Un foyer par l'horreur hanté, 8
Créature du mal, mandée 8
Par le tentateur au-dessus, 8
Ou par la tempête au-dessus 8
205 De moi, dis ! je t'implore, âme dépossédée : 12
Y a-t-il du baume en Judée ? » 8
Et le corbeau dit : « Jamais plus. » 8
Prophète, criai-je, prophète, 8
Sombre oiseau jeté sur ma tête, 8
210 Prophète, cependant, sois-tu démon ou bête, 12
Par ce ciel épars sur nos têtes, 8
Par ce dieu debout sur nos fronts 8
Que tous les deux nous adorons, 8
Dis-nous, dis-nous si nous verrons 8
215 Dans l'Éden distant, reverrons, 8
Oh ! dis à l'âme qui t'implore 8
Et que tant de douleur dévore, 8
Si, dans le séjour des élus, 8
Elle étreindra l'enfant que l'on nommait Lénore, 12
220 Que les anges nomment Lénore ? 8
Et le corbeau dit : « Jamais plus. » 8
« Soit ce mot la lin de la page, 8
Hurlai-je en bondissant de rage. 8
Bête ou démon, retourne à jamais au rivage 12
225 Et dans la tempête, au rivage 8
Plutonien, noir, de la nuit ! 8
Quitte seul le rêveur chez lui ! 8
Ne laisse pas tomber chez lui 8
De noire plume qui reluit ; 8
230 Gage du mensonge maudit 8
Que ton âme maudite a dit ! 8
Ote-toi ! Hors d'ici ! Que sorte 8
Ton dur bec de mon cœur, ta forme de ma porte ! 12
Quitte ce buste d'au-dessus ! 8
235 Et le corbeau dit : « Jamais plus. » 8
Et le corbeau, que ne soulève 8
Nul volètement qui l'enlève,, 8
Siège encor, siège encor et ne s'envole pas 12
De sur le buste de Pallas, 8
240 Pallide buste de Pallas. 8
Sés yeux sont d'un démon qui rêve, 8
Et, tandis qu'il ne s'en va pas 8
De ma porte haute qu'il hante, 8
La lumière projette en bas, 8
245 Qui sur son corps coule, éclatante, 8
Son ombre qui ne bouge pas. 8
Et mon âme, au-dessus de cette ombre flottante 12
Qui demeure et ne bouge plus, 8
Ne s'élèvera — jamais plus. 8
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