Métrique en Ligne
DLR_10/DLR875
Lucie DELARUE-MARDRUS
MORT ET PRINTEMPS
1932
THE SKULL
V
ENSEIGNEMENT
Devant cette tête de mort 8
Que je suis, tout en vieil ivoire, 8
Tu fais vainement un effort 8
Pour te raconter mon histoire. 8
5 Tu te dis : « Ce pauvre vaincu, 8
Ce crâne avec lequel je joue, 8
Ce muet qui jamais n'avoue, 8
Ce masque aveugle, il a vécu. 8
« Il a souffert comme les autres, 8
10 Il a joui, pleuré, chanté, 8
Peut-être dit des patenôtres 8
Pour gagner son éternité. 8
« Cette boîte où fut sa cervelle 8
A caressé bien des amours. 8
15 Qui sait ? Sa pensée était belle 8
Ou hideuse, le long des jours. 8
Cette tête a suivi des rues 8
Au haut de son corps vertical ; 8
Elle a couru le mont, le val, 8
20 En des époques disparues. 8
« Elle a reposé dans des mains 8
Qui soupesaient son mal, sa joie, 8
Elle a suivi tous les chemins 8
Qui vont vers la suprême voie. 8
25 Et puis, plus rien. Tout est fini. 8
La dernière parole est dite. 8
T'a t'on pleuré ? T'a-t-on béni ? 8
Es-tu mort lentement, ou vite ? 8
« Qu'importe ! Tout ton contenu 8
30 S'est dispersé. La boîte est vide. 8
A toi notre existence avide, 8
Et puis le néant est venu. » 8
— C'est tout, crois-tu, courte pensé ? 8
Non ! N'en déplaise à ton orgueil ! 8
35 Une autre vie est commencée 8
Dès qu'on entre dans le cercueil. 8
N'imagines-tu pas les luttes 8
De la chair avec l'ossement, 8
Et combien passionnément 8
40 Se passent toutes nos minutes ? 8
Dans le silence et dans le noir, 8
A l'étroit de la tombe avare, 8
Toute une existence barbare 8
Travaille du matin au soir. 8
45 Jusqu'au jour où la pourriture 8
Cède enfin la place au plus fort, 8
Si tu savais tout ce qu'un mort 8
Vit de furieuse aventure ! 8
Les cellules, les gaz, les vers, 8
50 Tout s'en mêle ! Quelle bataille ! 8
Mais il faut que la chair s'en aille 8
Et que mes trois trous soient ouverts. 8
La délicate silhouette 8
Qui, plus tard, va tant étonner, 8
55 Crois-tu qu'elle n'ait pas gagné 8
Sa taille mince de squelette ? 8
Pour ressusciter de l'oubli 8
Où le monde vivant nous couche, 8
Pour réapparaître sans bouche, 8
60 Et sans yeux du fond de ce lit, 8
Pour être ce crâne d'ivoire 8
Qui n'a plus rien de dégoûtant 8
Avec sa double orbite noire 8
Qui t'intéresse tant et tant, 8
65 Conçois-tu quelle patience 8
Il faut avoir pour tout ceci ? 8
C'est bien plus long que l'existence ; 8
Moi je te le révèle ici. 8
Ma vie ? Elle est bien oubliée. 8
70 Mais ma mort, non ! Et maintenant, 8
Crois-tu que j'ai fini, vraiment, 8
Pauvre charpente inemployée ? 8
Non, encore ! Il faudra des ans, 8
Des siècles de plus sur la terre, 8
75 Pour que soit muée en poussière 8
Cette forme aux contours luisants. 8
Elle sera morte et bien morte, 8
Ta génération à toi, 8
Quand je serai la poudre, moi, 8
80 Qu'un simple coup de vent emporte. 8
Tu me fixes avec tes yeux, 8
Moi qui n'en ai plus, chose inerte. 8
Pourtant je ne suis pas si vieux, 8
Car je cours encore à ma perte. 8
85 Tu ne connaissais pas les lois ; 8
Moi, ce soir, je te les enseigne. 8
Tu vivras, toi que le sang baigne, 8
Bien plus longtemps que tu ne crois ! 8
… Ainsi parla l'ancien être, 8
90 Et moi, non sans un long frisson, 8
Je répondis : « Merci, mon Maître ! 8
Je n'oublierai pas ta leçon. » 8
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