Métrique en Ligne
DLR_1/DLR34
Lucie DELARUE-MARDRUS
OCCIDENT
1901
PAROLES I
LE BÉBÉ
Laisse-moi, le regard sur toi, t'apostropher, 12
Bébé vers qui se tend ma poigne qui frissonne 12
Songeant que mes dix doigts sur ta frêle personne 12
Ne mettraient que si peu de temps à l'étouffer. 12
5 Masse qui vit, tu n'es pour d'aucuns, pour d'aucunes 12
Surtout, qu'une pelote amusante de chair, 12
Petit corps à manger de baisers, être cher, 12
Être exquis ! Et jamais tu ne les importunes. 12
Que de lèvres iront frôler ta joue en fleur ! 12
10 Que de cajôlerie et que de pomponnage, 12
Que d'attendrissements entoureront ton âge, 12
Que de regards luisants d'un maternel bonheur ! 12
Ta bouche en qui surtout le futur verbe dort, 12
Tes oreilles qui n'ont entendu nulle chose, 12
15 Et ton front sans pensée et tout ton masque rose 12
Où n'a pas grimacé la vie humaine encor. 12
Ah ! quel mystère es-tu, fraîcheur, candeur, enfance 12
Molle en ta rondeur prise à quelque œuf primitif 12
Et tout inerte encor du néant productif 12
20 Où s'engendre à jamais l'éternelle existence ! 12
Ah ! de songer tout bas, petit inconscient, 12
Qu'un jour, de cette bouche étalée en corolle, 12
Naîtra ce monde énorme, effrayant : la Parole ; 12
Qu'une âme habitera ton regard innocent ; 12
25 Que tes deux bras ballants exprimeront le geste, 12
Que tes deux petits pieds multiplieront des pas, 12
Que tu verras, ouïras, retiendras, rediras, 12
Petit infirme, quand l'âge t'aura fait leste : 12
De penser tout cela devant ton front qui dort, 12
30 Âme à souffrance et chair à souffrance accouplées, 12
Enfance qui détiens en tes lèvres scellées 12
Un secret aussi noir que celui de la mort, 12
O bébé ! C'est cela qui fait mon épouvante 12
Au moment où je t'ai tout vivant dans mes bras ; 12
35 C'est tout cela qui fait que je ne t'aime pas 12
Quand chacun près de moi te dorlote et te vante, 12
Car, devant le poupon aux charmes éternels 12
Pour lequel à jamais s'extasieront les mères, 12
Mon sombre cœur de femme en ses fibres amères 12
40 Ignore le frisson des amours maternels ; 12
C'est que je hais la vie avant de la connaître 12
Et que, dans cet enfant, posé sur le pavois 12
Pour l'adoration féminine, je vois 12
La reproduction détestable de l'être… 12
45 Pauvre petit bébé ! dans ton nid ouaté, 12
Quelle pitié voudrait, d'une main inconnue, 12
Serrer un peu trop fort ta petite chair nue, 12
O germe, ô lendemain, future humanité ? 12
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