Métrique en Ligne
DLR_1/DLR108
Lucie DELARUE-MARDRUS
OCCIDENT
1901
VESPÉRALES
SPECTRE
Ce soir, Hamlet en deuil sort de l'encrier noir. 12
Il vient, me regardant jusqu'au fond des prunelles, 12
Mettre dans mes deux mains ses paumes solennelles 12
Et s'asseoir près de moi blême de désespoir. 12
5 Doux prince, j'aime bien mes mains dans vos mains pâles, 12
Le glauque de vos yeux pensifs d'homme du Nord, 12
Votre grand manteau noir frère des manteaux d'or 12
Où l'améthyste a mis ses fleurs épiscopales. 12
Un souvenir lointain erre dans votre deuil, 12
10 Pareil à la senteur des choses qu'on exhume ; 12
La Légende ineffable a laissé de sa brume 12
En vous qui la quittez pour paraître à mon seuil. 12
Je baiserai vos mains ce soir inoccupées 12
Où l'encre mit d'abord son stigmate innocent, 12
15 Dont ensuite le sort tacha les doigts de sang, 12
Eux manieurs de plume et non porteurs d'épées. 12
Je poserai mon front contre votre front lourd 12
Car tous deux, ennemis du faste et du tapage, 12
Nous nous sommes penchés sur une même page, 12
20 Avec la même angoisse, avec le même amour. 12
Nous avons tous les deux songé les mêmes songes, 12
Nos faces ont pâli sur les mêmes labeurs 12
Et nous avons aussi versé les mêmes pleurs 12
Sur les mêmes humains et leurs mêmes mensonges. 12
25 Vous me raconterez votre spectre anxieux, 12
Je vous dirai le mien qui me suit à la piste 12
Car je suis folle aussi d'entendre sa voix triste 12
Et de sentir toujours ses deux yeux dans mes yeux. 12
Car, comme votre père aux injonctions brèves, 12
30 Impérieux et froid le Suicide est là ; 12
Car tous deux, inquiets d'un semblable au-delà, 12
Nous n'obéissons pas à cause de nos rêves ! 12
Ah ! les rêves !… Toujours toujours rêver en vain 12
Et toujours agrandir ses deux yeux dans le vide 12
35 Et toujours revenir à sa pensée avide 12
Comme l'ivrogne affreux qui retourne à son vin ! 12
Toujours l'atroce mort quand le corps va s'étendre 12
Mêlant l'allusion du néant au sommeil 12
Toujours le même sombre et soucieux réveil 12
40 Où l'horreur d'exister encor vient vous reprendre ! 12
Ah vivre !… vivre en paix, vivre en simplicité 12
Sans chercher à sonder notre propre mystère, 12
Sans cris vers l'Infini qui persiste à se taire ; 12
Ah vivre !… vivre !… Ou bien alors n'avoir jamais été ! 12
45 Doux prince, approchez-vous. Vous n'êtes qu'un fantôme 12
Mais puisque, comme vous j'ai rêvé quelquefois, 12
Puisqu'aussi sous mon front ma pensée a le poids 12
D'un monde dont le faix tiendrait dans un atome, 12
J'aime le manteau noir frère des manteaux d'or 12
50 Où l'améthyste a mis ses fleurs épiscopales 12
Et contempler longtemps, les mais dans vos mains pâles 12
Le glauque de vos yeux pensifs d'homme du Nord… 12
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