Métrique en Ligne
DLP_1/DLP6
corpus Pamela Puntel
Albert DELPIT
L'INVASION
1870
1870
VI
LE FRÈRE IGNORANTIN,
Dédié au RÉVÉREND FRÈRE PHILIPPE
Supérieur de l'École des Frères
Voici.
Je fus atteint d'une balle à Villier.
Vers le soir, l'ennemi commençait à plier, 12
Car nous l'avions chargé tous à la baïonnette, 12
El chacun s'élançait, les officiers en tête, 12
5 Avec le bataillon tout entier nous suivant 12
Derrière le drapeau qui marchait en avant. 12
Voyez-vous, on a peur pendant une bataille ! 12
Dame ! les boulets font nue effroyable entaille 12
Dans chaque rang, et c'est un coup que l'on reçoit, 12
10 Quand on voit les omis tomber morts pris de soi. 12
Or, un charmant garçon, mon ami de collège, 12
Arrive comme moi pour prendre part au siège, 12
Venait d'être tué du coup, en entraînant 12
Les mobiles de l'Aube où je suis lieutenant. 12
15 Oh ! alors, je sentis mon cœur sauter de rage ! 12
Je ne sais quoi soudain me rendit mon courage ; 12
Mais me tournant d'un bond vers mes homme ? je dis : 12
— Pour la France, chassons ces chiens et ces maudits ! 12
Puis je no vis plus rien à travers la fumée. 12
On se battait !
20 Déjà reculait leur armée
Chargée en même temps par nous et les marins ; 12
Déjà nous les poussions, le fusil dans les reins, 12
Quand au dernier moment de la lutte, sans doute, 12
Je tombai tout à coup en travers de la route. 12
25 Lorsque j'ouvris les yeux, il faisait nuit ; la nuit 12
Sombre d'hiver où pas une étoile ne luit : 12
J'avais froid, ma blessure avait gagné mon être… 12
L'ambulance eût bien pu me recueillir, peut-être ! 12
Mais non, je restais seul, glacé par ma douleur, 12
30 Je sentis que la mort s'approchait, et j'eus peur ! 12
Oh ! le plus malheureux alors m'eût fait envie, 12
Tant le regret humain se cramponne à la vie ! 12
Car on ne viendrait plus ! Car on m'avait laissé ! 12
J'avais dans mes efforts roulé dans un fossé, 12
35 Et l'on avait passé près de moi sans me prendre ! 12
J'appelai… Mais en vain ! Qui donc eût pu m'entendre ? 12
A cette heure, chacun était si loin de là ! 12
La conscience alors dans mon cœur s'éveilla. 12
Je me souvins du mal quo j'avais fait, sans honte, 12
40 Et du terrible lot quo j'avais à mon compte : 12
Seul devant mon néant et mon éternité, 12
Je me souvins du Dieu que j'avais insulté ! 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout à coup j'aperçus briller une lumière. 12
— « Encore un ! » dit tout haut une voix chaude et claire. 12
45 Et je vis à travers un rayon incertain, 12
Que près de moi venait un frère ignorantin. 12
Vous savez ? Un de ceux quo l'on voit dans la rue, 12
Et qui font rire, avec cette mine bourrue, 12
Avec leur grande robe, et leur long rabat blanc, 12
50 El que nous regardions d'un regard insolent ; 12
Un de ceux, l'esprit fort étant de la partie, 12
Dont jadis on disait :
— Ça sent la sacristie !
Il était à genoux et me pansait.
Alors,
Comme dans ces deux bras il soutenait mon corps, 12
55 Je vis que sa main droite était enveloppée. 12
— Qu'avez-vous ? demandai-je.
Oh ! j'ai la main coupée,
Dit-il en rougissant : c'est avec mon couteau… 12
Il mentait ! il avait des trous dans son manteau ! 12
Oui, il était resté debout dans la bataille ! 12
60 Lorsque tourbillonnaient le fer de la mitraille : 12
Cet homme, ce héros, ce prêtre, ce martyr, 12
Avait consolé ceux que Dieu faisait partir ! 12
Il avait secouru les blessés sous les bombes ! 12
Devant la mort, cet homme avait fermé les tombes ! 12
65 Eh ! nous, si nous courions ou danger qui venait, 12
C'est parce que la voix du pays nous traînait, 12
Héros ou lâches, droit à la fournaise immense, 12
Où le citoyen forge un honneur à la France ! 12
Puisque nous espérons triompher à la fin, 12
70 Eh ! nous, nous nous battions pour quelque chose, enfin 12
Mais toi, toi qui n'es pas un soldat, mais un prêtre, 12
Toi qui ne peux rougir la croix de ton saint maître, 12
Tu venais là, héros inconnu ou devoir, 12
Montrer Dieu pour les fous qui n'ont pas pu le voir ! 12
75 Prêtre, pardon pour moi ! pardon pour tous les autres ! 12
Les hommes de tous temps ont raillé les apôtres, 12
Ceux-là qui comme toi venaient, lumière en main, 12
Faire briller le ciel aux yeux du genre humain ! 12
Prêtre, pardon !
Devant le Dieu juste et suprême,
80 Oui, je le jure, eh bien je te bénis, je t'aime, 12
Toi qui portes la croix du Christ à ton chapeau, 12
Et qui mets : Charité comme aigle à ton drapeau ! 12
  La publication de celle pièce nous a attiré, à notre grande surprise,
une quantité étonnante de lettres et de réclamations.
On nous traitait fort durement dans la plupart : une des plus douces
nous appelait : Calotin. Il parait que c'est la plus mortelle injure
que l'on puisse adresser à un homme. Un de ces amis inconnus comme on
en rencontre souvent nous fit observer que nous nous étions peut-être
mal expliqué, et que nous avions tort de laisser croire ce qui n'était
pas. Nous ignorons ce qu'on a pu croire, comme dit notre honorable
correspondant ; ce que nous voulons affirmer, nous, c'est que nous
sommes hautement et franchement catholique, et que nous nous occupons
fort peu des indignations grotesques que notre religion soulève !
Chacun a sa croyance libre ; si les uns ont la liberté de ne croire
qu'à leur incrédulité, qu'on permette aux autres de croire à leur Dieu.
A. D.
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