XIV |
HISTOIRE QUOTIDIENNE |
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Les Prussiens maudits ont pillé cette ferme, |
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La brûlant, et prenant tout ce qu'elle renferme, |
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Volant les bœufs, laissant comme un spectre debout |
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La misère toujours, et la honte partout. |
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Ensuite, pour finir ainsi qu'à l'ordinaire, |
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Ils ont tué l'enfant et violé la mère, |
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Et puis ils sont partis, en' laissant derrière eux |
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La mort dans ce vallon si doux et si joyeux. |
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Cependant, le fermier s'en revient de la ville. |
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Dès l'aube, appelé là pour une affaire utile, |
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Il prit entre ses bras la mère et le petit, |
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Les embrassa tous deux sur le front, et partit. |
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C'est un brave homme : il n'a que doux amours dans l'âme, |
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Deux amours saints et forts : son enfant et sa femme. |
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Aussi, pour arriver plus tôt à la maison, |
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Il va vite, malgré le chaud de la saison. |
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— Bonne Jeanne ! dit-il, va-t-elle être contente |
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De me voir revenir si tôt avant l'attente ! |
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Et-le bébé ! Je vois son gai bonheur d'enfant : |
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Comme il va m'embrasser, le diable ! en m'étouffant, |
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Le teint chaud, et les yeux brûlants de convoitise, |
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Afin de s'emparer plus tôt de la surprise : |
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C'est plus beau que jamais il ne l'aurait rêvé… |
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Encore trois quarts d'heure et je suis arrivé. |
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La surprise, c'était un grand polichinelle |
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Que l'on faisait sauter en tirant la ficelle. |
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Il arrive au chemin qui mène à la maison : |
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— C'est étrange, on dirait que je perds la raison, |
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Se dit-il ; mais vraiment je sens mon cœur qui tremble. |
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Je suis fou ! Je n'ai rien à craindre, ce me semble ; |
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A la ville, on disait qu'ils étaient loin : ainsi, |
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On ne doit pas s'attendre à les voir par-ici. |
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Il arrive. Grand Dieu ! plus rien que la ruine ! |
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La ferme incendiée et pillée ! Il devine ! |
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Il devine que là les Maudits ont passé, |
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Qu'ils ont semé la mort, et qu'ils n'ont rien laissé. |
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Presque fou, l’œil hagard, il court dans les décombres : |
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Jeanne ! Paul ! —Rien. — Là bas, il aperçoit doux ombres… |
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Ce sont eux… Non ! Il court, appelant son enfant, |
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Sa femme… — Rien encor ! rien qu'un air étouffant |
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Qui monte en s'échappant de ce carnage immense : |
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Rien que le désespoir, et rien que le silence ! |
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Où sont-ils ? Juste ciel ! Comprenez-vous cela ? |
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Chercher ses deux amours qu'on avait laissés là, |
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Et ne plus rien trouver ! Où sont-ils ? Il appelle |
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Rien encor ne répond à sa voix ! Il chancelle |
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Où sont-ils ? Dans la cour ? Vide ! Au bois, près d'ici ? |
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Vide ! Dans le jardin alors ? Non, vide aussi ! |
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— Voyons ! voyons ! dit-il, ils sont chez des voisines |
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Ils n'auront pas voulu rester dans ces ruines ; |
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Seuls, ils auront eu peur : ce n'est pas étonnant… |
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Eh bien ! voilà-t-il pas que je ris maintenant ? |
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C'est que l'émotion était bien naturelle ! |
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— Que diable ai-je donc là ? C'est le polichinelle ! |
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Pauvre petit ! va-t-il être content demain !… |
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Tout à coup il s'arrête au milieu du chemin, |
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Et pousse un cri, ce cri que jette dans sa haine |
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L'homme que la douleur terrasse comme un chêne… |
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Devant lui, dans le sang où s'impriment ses pas, |
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La mère morte, ayant l'enfant mort dans ses bras ! |
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Il tourna sur lui-même, et roula sur la pierre. |
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Quand il revint à lui, dans la nuit, sans lumière, |
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Il prit ses deux amours qui dormaient toujours là |
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L'un sur l'autre, creusa leur tombe, et s'en alla. |
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Paris, 2 octobre.
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