AMOUR |
LA JEUNE COMÉDIENNE |
À FONTENAY-LES-ROSES |
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Légère, on la portait ! C’était comme une fête ; |
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Chaque fleur, pour la voir, semblait lever la tête ; |
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Le soleil, à pleins feux, ruisselait dans les champs ; |
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Une église allumait ses flambeaux et ses chants ; |
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Les cieux resplendissaient sans nuage, sans blâme ; |
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De la morte charmante ils laissaient passer l’âme. |
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Et les hommes en bas marchaient silencieux, |
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La rêverie au cœur et l’espérance aux yeux. |
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Plus loin, des moissonneurs penchés sur leur faucille, |
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Devinaient et plaignaient ce poids de jeune fille |
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Au deuil blanc ; car, pressé de vivre et de souffrir, |
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L’homme partout s’attarde à regarder mourir. |
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Jamais le mois brûlant n’avait vu tant de roses ! |
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Pour de plus doux emplois elles semblaient écloses. |
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Le chemin les jetait sous les pieds de l’enfant |
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Couché, qu’on enlevait de ce sol triomphant. |
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Cet immobile enfant venait d’être Laurence, |
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Que sa crédule mère appelait Espérance. |
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Oui, la mère est crédule en regardant le jour |
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Flotter au fond des yeux de l’enfant, son amour ! |
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C’est trop peu d’une vie à cette âme qui s’ouvre : |
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C’est une éternité que la mère y découvre. |
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L’éternité fuyait pour ne plus revenir ; |
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Laurence avait changé de route et d’avenir. |
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La veille elle avait dit : « Six vierges couronnées, |
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« Dont les âmes au mal ne se sont pas données, |
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« Demain, le long des bleds, mèneront le convoi, |
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« Tendront mon dernier voile et prieront Dieu pour moi. |
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« Pour moi, s’il est un coin, parmi les hautes herbes, |
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« Que ne visitent pas les charités superbes, |
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« Un coin vert, où jamais on n’entend rien gémir, |
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« J’y voudrais bien aller ! j’y voudrais bien dormir ! |
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« S’il vous plaît, qu’on m’y porte ! Il me faut du silence ; |
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« Un saule au doux frisson, que l’air baigne et balance. |
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« Sur nous, si Dieu le veut, l’aurore passera, |
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« Et parmi le vent frais l’oiseau seul chantera. |
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« Tant de bruits sur la terre ont étourdi mon âme ! |
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« Oui, c’est une pitié d’y naître pauvre et femme. |
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« Ne me démentez pas, corrupteurs… ah ! pardon ! |
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« Vivez ! j’ai pris sur moi la faute et l’abandon. |
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« J’ai bien assez souffert pour que Dieu vous pardonne ! |
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« Vivez : tous mes pardons à moi, je vous les donne. |
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« Mais si quelque autre enfant la voix pleine de pleurs |
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« Vient chanter devant vous, ne souillez plus ses fleurs. |
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« Paix ! Éloignez d’ici cette musique affreuse… |
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« Fermez tout… là, c’est bien. Ô Vierge généreuse, |
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« Je ne veux plus entendre et regarder que vous : |
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« Oh ! que vous êtes calme !… Oh ! que vous suivre est doux !… » |
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Puis elle regarda fixe et droit devant elle, |
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Tandis que de ses yeux la mémoire infidèle |
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S’effaçait, comme on voit, aux approches du soir, |
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Par degrés se ternir les clartés d’un miroir. |
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Un sourire y passa, mais un sourire étrange : |
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On eût dit qu’auprès d’elle invisible, un autre ange |
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Détournait de sa bouche, où la vie hésitait, |
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Une coupe inutile à l’espoir qui mentait. |
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— « Non, je ne veux plus boire ; assez, cria Laurence, |
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« Assez, je n’ai plus soif. » Et tout devint silence. |
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Les pauvres, sur leurs doigts, comptaient ses jeunes jours |
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Disant qu’elle était sainte, ayant donné toujours. |
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Toujours elle donnait, cette belle indigente, |
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Madeleine insultée et comme elle indulgente. |
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Dans son rêve fuyant sillonné d’un peu d’or, |
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Elle étendait les mains croyant donner encor. |
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Mais quoi, le rossignol soulevé dans la brise |
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S’en retournait à Dieu par l’arceau d’une église, |
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Et sous tant de bouquets jetés sur son départ, |
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Seul, de tout ce printemps, ne prenait plus sa part. |
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Et comme s’en allait ce lumineux cortège, |
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En chantant : « Que le Dieu qui mourut la protège ! ». |
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Prise d’un souvenir qui me serrait la voix, |
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Je criai, sans parler : « Qu’est-ce donc que je vois ! » |
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Alors, posant ma main où la douleur s’élance, |
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Je ressentis au cœur comme un grand coup de lance, |
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Tel que le recevra tout pauvre cœur humain |
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Devant ces corps d’enfant tombés par le chemin. |
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Appelant par son nom la douce pardonnée. |
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Presque sans le vouloir je marchais consternée, |
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Puis, rêvant son front pâle et naguère adoré, |
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La force abandonna mon corps,… et je pleurai. |
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Pourtant, l’atome ailé dont le vol se déploie |
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Traçait au fond de l’air mille cercles de joie. |
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L’hirondelle au bec noir acclamait son retour ; |
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Le cri des coqs lointains sonnait l’heure et l’amour ; |
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Là bas, des ramiers blancs flottaient à longues voiles |
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Et semblaient, en plein jour, de filantes étoiles ; |
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L’arrêt n’avait frappé que sur un jeune sort |
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Qui, soumis, s’éteignait sous les doigts de la mort. |
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Dans ce grand requiem formé parla nature. |
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Six voix d’enfants poussaient leurs élans sans culture |
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Au fond des bois ombreux mille oiseaux s’ébattaient, |
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Et l’on eût dit au loin que les arbres chantaient. |
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Quand la nuit s’étendit sur l’ardent paysage, |
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Quand tout bruit s’effaça, l’astre au tendre visage |
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Vers une croix nouvelle allongea ses fils d’or |
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Comme un baiser de mère à son enfant qui dort. |
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Dormez, dormez, jeunesse, apaisez vos orages ! |
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Que tout vous soit repos sous ces chastes ombrages ! |
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Nuls vices ne viendront vous tenter en ce lieu ; |
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Germez dans l’espérance, et laissez faire à Dieu ! |
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