Métrique en Ligne
DES_3/DES306
Marceline DESBORDES-VALMORE
BOUQUETS ET PRIÈRES
1843
UNE PRIÈRE À ROME
POUR MON FRÈRE
Rome, où ses jeunes pas ont erré, belle Rome ! 12
Je ne demande pas tes antiques malheurs, 12
Tes siècles admirés, tes sanglantes douleurs ; 12
Ta grande ombre est couchée, elle rêve un grand homme : 12
5 C'est le trésor du temps, le temps l'enfantera ; 12
Tes flancs seront rouverts et ton deuil sourira. 12
Dors au bruit des tombeaux dont la poudre frissonne ; 12
Ils se réveilleront. Je n'éveille personne, 12
Moi ; je suis la prière inclinée à genoux, 12
10 Disant à la Madone : Ayez pitié de nous ! 12
Je suis l'aile d'oiseau qui traverse la terre, 12
Et qu'arrête en passant ta splendeur solitaire ; 12
Je suis le grain de sable à tout vent emporté, 12
Sollicitant aussi sa part d'éternité. 12
15 Tout veut vivre. Altéré de longs bruits, de longs rêves, 12
Tout veut planter sa fleur sur d'immuables grèves ; 12
Tout veut nouer ses jours à d'innombrables jours, 12
Et crier en fuyant : Toujours ! toujours ! toujours ! 12
Le vieil aveugle aussi qui chante à la guitare, 12
20 Dont le souffle s'épuise et dont la voix s'égare, 12
Sent-il qu'un cercueil passe en son chemin obscur : 12
Aveugle et vieux, il fuit en repoussant le mur. 12
Sa bouche était ouverte à chanter Métastase ; 12
Le soleil et la brise enlevaient son extase ; 12
25 De longs jours ruisselaient au fond de son cachot ; 12
L'espoir battait de l'aile à son front nu, mais chaud ; 12
Un mort vient tout-à-coup de souffler sa lumière ; 12
C'est une double nuit qui pèse à sa paupière. 12
Il ne veut pas qu'on meure ! et je ne le veux pas ; 12
30 Et j'aime mieux l'exil que la mort dans mes pas. 12
Sur la mer sans repos qui parle avec l'orage, 12
Dans les bois dont la sève a déroulé l'ombrage, 12
Aux rayons du soleil âpre et brûlant mes mains, 12
Qui du même baiser consume les humains, 12
35 Je n'ai jamais voulu mourir à mes misères ; 12
Ni m'éteindre à l'espoir qui court dans mes prières ; 12
Moi, le plus faible son de l'éternel accord, 12
Rome, je ne veux pas, vois-tu, me taire encor. 12
Je cherche à quelle pierre une main adorée 12
40 Grava l'humble présent de ma lettre ignorée, 12
Quand de la grande.armée alors soldat vainqueur, 12
Mon frère à tes trésors n'enleva qu'une fleur. 12
Rome ! elle était pour moi, je l'avais souhaitée ; 12
Et toute tiède encor je te l'ai rapportée, 12
45 À toi qui peux me dire où, captif et sanglant, 12
Mon soldat traîne aussi son sort las et brûlant : 12
Dans quel cachot d'Espagne, à quel ponton d'Écosse 12
On l'envoya chercher une tombe précoce ; 12
Et si, par tout ce monde où Dieu me fait errer, 12
50 Je reste pour l'attendre, ou bien pour le pleurer ! 12
C'est pour lui que j'étreins ta grande croix latine ; 12
Que je regarde en haut la coupole Sixtine, 12
Avec le saint effroi qui saisit un lépreux, 12
S'il a vu trop d'éclat dans son sort ténébreux : 12
55 Car je n'ai pas compris ce qu'il faut bien comprendre. 12
Trop seule pour rester, trop lasse pour apprendre, 12
Ton passé me tûrait par ses grandes rumeurs ; 12
Mais je demande à vivre enfin, car je me meurs. 12
Rome ! je veux l'amour avec toutes ses larmes, 12
60 Avec son innocence, avec ses saintes armes ; 12
C'est bien plus que toi, Rome, où je passe à genoux, 12
Disant à la Madone : Ayez pitié de nous ! 12
C'est bien plus pour l'oiseau qui traverse la terre, 12
Suspendu, sans chanter sur ta croix solitaire, 12
65 Et pour le grain de sable à tout vent emporté, 12
Sollicitant aussi sa part d'éternité ! 12
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