ÉLÉGIES |
À MES ENFANTS |
|
Oui, nous allons encore essayer un voyage. |
12 |
|
Avril est né d’hier, il vole au fond des bois. |
12 |
|
Doux avril ! on entend partout sa jeune voix ; |
12 |
|
Partout ses doigts légers déroulent le feuillage. |
12 |
5 |
La nature s’habille ; il faut prendre l’essor. |
12 |
|
À l’ombre de ma vie abritez voire sort, |
12 |
|
Innocents pèlerins, suivez ma destinée. |
12 |
|
Dans la vôtre, que Dieu rende plus fortunée, |
12 |
|
Allez cueillir des jours libres et triomphants ; |
12 |
10 |
Moi, je bénis les miens : vous êtes mes enfants ! |
12 |
|
Le mortel le plus humble est fier de son ouvrage. |
12 |
|
Combien ce tendre orgueil m’a donné de courage ! |
12 |
|
Oh ! que de fois, sensible et vaine tour à tour, |
12 |
|
J’ai pensé qu’une reine envierait ma fortune ! |
12 |
15 |
Et je plaignais la reine en sa gloire importune : |
12 |
|
Elle est à plaindre ; elle a d’autres soins que l’amour. |
12 |
|
|
Sur son enfant qui dort ces grilles formidables, |
12 |
|
Ces gardes sans sommeil, à l’œil toujours ouvert, |
12 |
|
Ces hommes habillés de fer, |
8 |
20 |
Disent que les palais sont des lieux redoutables. |
12 |
|
Ses baisers maternels par jour lui sont comptés ; |
12 |
|
Jamais sans des témoins son cœur ne se déploie ; |
12 |
|
Et tous ses mouvements de tristesse et de joie |
12 |
|
Sous son manteau de reine expirent arrêtés. |
12 |
25 |
Elle n’a que ses yeux pour répandre son âme, |
12 |
|
Pour caresser l’objet de ses pures douleurs ; |
12 |
|
Son enfant l’appelle : « Madame ! » |
8 |
|
Et Dieu seul voit tomber ses pleurs. |
8 |
|
|
Moi, par le monde errante, et partout étrangère, |
12 |
30 |
À vos berceaux de mousse à la hâte formés, |
12 |
|
Seule, ardente à veiller mes amours tant aimés, |
12 |
|
J’ai trouvé l’heure agile et ma tâche légère. |
12 |
|
Et vous, enveloppés de pavots frais et purs, |
12 |
|
Vous laissez votre vie à ma garde attentive ; |
12 |
35 |
Vos doux jeux me rendent captive ; |
8 |
|
Vos rêves ne sont pas moins sûrs. |
8 |
|
Confiants, vous dansez quand votre mère chante ; |
12 |
|
Son baiser vous délasse et vous mène au sommeil, |
12 |
|
Sans prévoir que souvent la voix qui vous enchante |
12 |
40 |
Va prier dans les pleurs jusqu’à votre réveil. |
12 |
|
Ignorez-le toujours ! toujours, s’il est possible, |
12 |
|
Puisez dans mes regards votre sécurité ; |
12 |
|
Ils vous adouciront la triste vérité |
12 |
|
Qui déchire le plus sensible ! |
8 |
|
45 |
Quand j’emportai vos jours loin d’un ciel sans chaleur. |
12 |
|
Je vous couvais encore, ô ma jeune famille ! |
12 |
|
Et je sentais naître ma fille |
8 |
|
Dans mon sein tout blessé des flèches du malheur. |
12 |
|
Vous partagiez déjà notre errant esclavage, |
12 |
50 |
Dociles émigrés ! faibles, tremblants et doux, |
12 |
|
À peine éclos sur le rivage, |
8 |
|
Vos mobiles destins s’envolaient avec nous. |
12 |
|
Que ne peut-on fixer votre trace légère, |
12 |
|
Votre audace riante, à la crainte étrangère ! |
12 |
55 |
Age heureux ! courts instants des naïves erreurs ! |
12 |
|
Inhabile aux soupçons, aux jalouses fureurs, |
12 |
|
Moi seule, en vous berçant d’amour, de mélodie, |
12 |
|
Je vous inoculai ma douce maladie. |
12 |
|
Déjà vous bégayez d’imparfaites chansons, |
12 |
60 |
Et vos voix et vos cœurs vibrent de mes leçons. |
12 |
|
De ce peu que je sais je vous instruis moi-même ; |
12 |
|
Je vous aide à m’aimer autant que je vous aime ; |
12 |
|
Je vous aide à chercher les mots les plus touchants, |
12 |
|
Pour charmer votre père attendri de vos chants. |
12 |
65 |
Je vous dis : « Aimez Dieu, car lui seul nous protège, |
12 |
|
Lui seul vous aime, enfants, comme si les grandeurs |
12 |
|
À vos fronts ingénus attachaient leurs splendeurs. |
12 |
|
Il prête sa lumière à notre humble cortège ; |
12 |
|
Et, pour nous soutenir sur les bords du chemin, |
12 |
70 |
Devant nous il étend son invisible main. » |
12 |
|
|
Doux échos de mon âme, écoutez votre mère : |
12 |
|
Un jour vous serez seuls, par la sentence amère |
12 |
|
Qui sépare de force entre eux les voyageurs ; |
12 |
|
Ne craignez pas pour moi d’anathèmes vengeurs ; |
12 |
75 |
Relisez ces tableaux d’une innocente vie : |
12 |
|
Purs et vrais comme vous, ils désarmaient l’envie. |
12 |
|
Alors devant Dieu seul mettez-vous à genoux, |
12 |
|
Enfants ! priez pour moi : j’ai tant prié pour vous ! |
12 |
|
Sur la route plus triste errez du moins ensemble ! |
12 |
80 |
Contemplez ce nuage. Hélas ! il nous ressemble, |
12 |
|
Il va vite. En courant, levez parfois les yeux : |
12 |
|
N’ayez peur, mes amis, je serai dans les cieux. |
12 |
|
|
Vous comprendrez alors ces vœux mélancoliques |
12 |
|
Où mon âme, n’osant tout haut se révéler |
12 |
85 |
Dans ses alarmes prophétiques, |
8 |
|
Vous plaignait sans vous en parler. |
8 |
|
Car l’imprévoyante colombe, |
8 |
|
Qui librement passait dans l’air, |
8 |
|
Au trait parti comme l’éclair |
8 |
90 |
Tressaille, tourne, expire, tombe |
8 |
|
Aux pieds du tranquille chasseur ; |
8 |
|
Et nul ange, ici-bas, n’a vengé sa douceur ! |
12 |
|
|
Je frissonne. Ma fille ! ô soudaines alarmes ! |
12 |
|
Ainsi, qui lit trop loin ne voit plus que des larmes. |
12 |
95 |
Dieu ! pardonnez-les moi ; le temps doit m’en punir. |
12 |
|
Quelle mère en secret ne vit dans l’avenir ? |
12 |
|
Quelle mère n’a vu la saison des orages |
12 |
|
Sur ses enfants chéris balancer leurs nuages ? |
12 |
|
Les pleurs silencieux attendent les plus doux ; |
12 |
100 |
Ils souffrent sans le dire, ils meurent à genoux. |
12 |
|
Mais quoi ! les plus hardis seront-ils moins à plaindre ? |
12 |
|
Que de pièges là-bas, et que d’écueils à craindre ! |
12 |
|
Que de monde autour d’eux dans ces lointains sentiers, |
12 |
|
Où leurs pas et leurs vœux se livrent tout entiers ? |
12 |
105 |
Cédez, faibles roseaux, ployez sous la tempête, |
12 |
|
Aux souffles incléments dérobez votre tête ! |
12 |
|
Cœurs d’anges, dont le ciel a semé les penchants, |
12 |
|
C’est donc aussi pour vous que je crains les méchants ! |
12 |
|
Quoi ! l’amour malheureux ? Quoi ! l’amitié trahie ? |
12 |
110 |
L’abandon ?… Non ! je rêve et je suis éblouie ; |
12 |
|
Non ! ce rayon divin, qui brille en leurs regards, |
12 |
|
Ne les appelle pas à de tristes hasards ; |
12 |
|
Non ! l’azur de tes yeux, ô ma belle Hyacinthe, |
12 |
|
Ne se voilera pas sous d’austères douleurs !… |
12 |
115 |
Mais dans tes jeunes mains tu m’apportes des fleurs : |
12 |
|
Va ! l’augure est heureux, tu n’as pas une absinthe ! |
12 |
|
|
Il faut partir. Ce toit qu’il fut doux d’habiter, |
12 |
|
Qui nous couvrit l’hiver, il faut donc le quitter ! |
12 |
|
Toujours quelque lien se rompra dans l’absence ! |
12 |
120 |
Je suis comme le lierre arraché malgré lui : |
12 |
|
J’aimai si longtemps la présence |
8 |
|
De ce que je quitte aujourd’hui ! |
8 |
|
Quoi ! toujours effleurer des rives orageuses ? |
12 |
|
Quoi ! poursuivre sans cesse un fuyant horizon ? |
12 |
125 |
Qui n’a quelque pitié des brebis voyageuses |
12 |
|
Laissant à chaque haie un peu de leur toison ? |
12 |
|
Oh ! que de fils brisés dans ma trame affaiblie ! |
12 |
|
Que d’adieux recélés dans le fond de mon cœur ! |
12 |
|
Déjà, je sais déjà comment fuit le bonheur ; |
12 |
130 |
Je ne sais pas comme on l’oublie ! |
8 |
|
Mon âme libre encor s’élance en d’autres lieux, |
12 |
|
D’où me sépare une absence éternelle ; |
10 |
|
Gomme l’oiseau blessé, qui n’étend plus qu’une aile |
12 |
|
Pour traverser les cieux ! |
6 |
|
135 |
Mais en rendant mes jours à ma tremblante étoile, |
12 |
|
Soit qu’un dur aquilon fasse frémir ma voile, |
12 |
|
Soit que d’un ciel brûlant me consume l’ardeur, |
12 |
|
J’aimerai des vallons la fraîche profondeur ; |
12 |
|
Ma pensée en soupire, et le saule, et l’yeuse, |
12 |
140 |
Et près du clair ruisseau la paisible fileuse, |
12 |
|
Le bois qui la vit naître et la verra mourir, |
12 |
|
Me rendront des tableaux qu’il m’est doux de nourrir. |
12 |
|
Aux coteaux de Lormont j’avais légué ma cendre ; |
12 |
|
Lormont n’a pas voulu d’un fardeau si léger ; |
12 |
145 |
Son ombre est dédaigneuse au malheur étranger ; |
12 |
|
Dans la barque incertaine il faut donc redescendre. |
12 |
|
Venez, chers alcyons, pressez-vous sur mon cœur ; |
12 |
|
Jetez un tendre adieu vers la rive sonore : |
12 |
|
Je le sens, quelque vœu nous y rappelle encore, |
12 |
150 |
Quelque regard nous suit, plein d’un trouble rêveur. |
12 |
|
Adieu !… ma voix s’altère et tremble dans mes larmes |
12 |
|
Enfants ! jetez vos voix sur l’aile des zéphyrs ; |
12 |
|
Dites que j’ai pleuré, dites que mes soupirs |
12 |
|
Retourneront souvent à ces bords pleins de charmes. |
12 |
155 |
Là, de quatre printemps j’ai respiré les fleurs. |
12 |
|
Ainsi, partout des biens ! ainsi, partout des pleurs ! |
12 |
|