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Marceline DESBORDES-VALMORE
POÉSIES
1830
ÉLÉGIES
À MA SŒUR
Qu’ai-je appris ! le sais-tu ? sa vie est menacée, 12
On tremble pour ses jours. 6
J’ai couru… Je suis faible… et ma langue glacée 12
Peut à peine… Ma sœur, je l’aime donc toujours ! 12
5 Quel aveu, quel effroi, quelle triste lumière ! 12
Eh quoi ! ce n’est pas moi qui mourrai la première, 12
Moi qu’il abandonna, moi qu’il a pu trahir, 12
Moi qui fus malheureuse au point de le haïr, 12
Qui l’essayai du moins ! C’est moi qui vis encore ! 12
10 Et j’apprends qu’il se meurt, j’apprends que je l’adore ; 12
Le voile se déchire en ces moments affreux : 12
Comment ne plus l’aimer quand il n’est plus heureux ! 12
Viens, ma sœur… de ses torts tu m’as crue incapable, 12
Et moi, je ne sais plus qui des deux fut coupable : 12
15 C’est moi, mon Dieu ! c’est moi, si vous devez punir. 12
Oubliez le passé, je prends son avenir : 12
Dans la tombe qui s’ouvre, ah ! laissez-moi l’attendre ! 12
Qu’il m’y retrouve un jour calmée et toujours tendre ; 12
Que ma main le rassure en le guidant vers vous ; 12
20 Que je lui dise : « Viens ! plus d’absence entre nous ; 12
Viens ! j’expiai pour toi ton infidèle flamme. » 12
Il me reconnaîtra. Saisi d’un doux remords, 12
Il ne verra plus que mon âme, 8
Il me trouvera belle alors. 8
25 Dieu ! couvrez-le des fleurs qu’en silence il cultive ! 12
Le monde est beau pour lui, l’amour l’attend… qu’il vive ! 12
Donnez-lui tous les biens qui me furent promis ; 12
Rendez sa jeune gloire à ses jeunes amis ; 12
Qu’ils marchent tous ensemble, et qu’il les guide encore 12
30 Vers ces lauriers lointains que le bel âge adore !… 12
Cette foule riante à l’aspect d’un cercueil 12
Allez-vous la changer en cortège de deuil ? 12
N’achèveront-ils pas leur veille harmonieuse ? 12
En exilerez-vous sa voix mélodieuse ? 12
35 Le départ d’un ami rompt souvent tous les jeux, 12
C’est un anneau brisé qui déjoint d’autres nœuds ; 12
Ah ! laissez-les chanter ! et que sa rêverie 12
Porte un jour quelques fleurs à ma cendre flétrie ; 12
Que des parfums si doux consolent mes cyprès ; 12
40 Qu’il vive de ma vie, et je meurs sans regrets ! 12
Ma vie, hélas ! c’est peu ; mais il souffre et j’implore. 12
Jetez, jetez sur moi ce mal qui le dévore ; 12
Qu’il vive enfin… (Cruel, juge si je t’aimais !) 12
Qu’il vive pour une autre et m’oublie à jamais ! 12
45 Dis ! crois-tu que le ciel m’exauce et lui pardonne, 12
Ma sœur, ou que le ciel comme lui m’abandonne ? 12
Qu’il rejette ma vie en le privant du jour, 12
Et punisse la haine où se cachait l’amour ?… 12
Tu fais bien d’écouter sans répondre à mes plaintes, 12
50 J’aime mieux ta pâleur et tes muettes craintes ; 12
Ta tristesse m’aide à souffrir : 8
Peux-tu me consoler, ma sœur, il va mourir ! 12
Priez pour lui, moi je succombe. 8
La porte s’ouvre… elle retombe, 8
55 Ah !… que ce bruit sourd m’a fait peur ! 8
On dirait que la mort a passé sur mon cœur. 12
Voyez-vous ses amis ? leur silence est horrible ! 12
Allons au-devant d’eux, parlez, demandez-leur… 12
Non, la force me manque et je crains le malheur ; 12
60 Hélas ! si vous saviez, que son poids est terrible ! 12
Que nous répondraient-ils ?… mais ils sont déjà loin. 12
De m’arracher le cœur nul ne prendra le soin : 12
J’ignorerai son sort, on m’y croit étrangère ; 12
Et près de sa demeure, et si triste, et si chère, 12
65 Personne, excepté vous, n’aurait guidé mes pas : 12
Quand j’expire à sa porte, on ne m’y connaît pas. 12
Pourquoi souffriraient-ils de ma lente agonie ? 12
Dans la foule perdus, oh ! ma chère Eugénie, 12
Nous croyons l’univers instruit de nos douleurs, 12
70 Et même aux cœurs heureux nous demandons des pleurs. 12
Laissez-moi seule, allez, retournez la première. 12
Voyez, le ciel se couvre, et le jour va finir ; 12
Voyez sous ces rideaux trembler une lumière ; 12
C’est là peut-être… et moi, que vais-je devenir ? 12
75 On ferme lentement ; il semble que l’on pleure : 12
Oh ! que je voudrais voir ! 6
Écoutez cette cloche, écoutez… Non ! c’est l’heure, 12
Enfin, c’est la prière, et c’est encor l’espoir ! 12
Priez pour lui, priez ! laissez… quittez l’envie 12
80 De rappeler le temps où j’ai cru le haïr. 12
Ma sœur, obtiens des cieux qu’ils lui rendent la vie , 12
Après, tu me diras qu’il faut encor le fuir. 12
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