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Marceline DESBORDES-VALMORE
POÉSIES
1830
ÉLÉGIES
LA NUIT D’HIVER
Qui m’appelle à cette heure et par le temps qu’il fait ? 12
C’est une douce voix, c’est la voix d’une fille. 12
Ah ! je te reconnais ; c’est toi, Muse gentille ? 12
Ton souvenir est un bienfait. 8
5 Inespéré retour ! aimable fantaisie ! 12
Après un an d’exil qui t’amène vers moi ? 12
Je ne t’attendais plus, aimable Poésie ; 12
Je ne t’attendais plus, mais je rêvais à toi. 12
Loin du réduit obscur où lu viens de descendre, 12
10 L’amitié, le bonheur, la gaieté, tout a fui. 12
Ô ma Muse ! est-ce toi que j’y devais attendre ? 12
Il est fait pour les pleurs et voilé par l’ennui. 12
Ce triste balancier, dans son bruit monotone, 12
Marque d’un temps perdu l’inutile lenteur ; 12
15 Et j’ai cru vivre un siècle, enfin, quand l’heure sonne, 12
Vide d’espoir et de bonheur. 8
L’hiver est tout entier dans ma sombre retraite : 12
Quel temps as-tu daigné choisir ? 8
Que doucement par toi j’en suis distraite ! 10
20 Oh ! quand il nous surprend, qu’il est beau le plaisir ! 12
D’un foyer presque éteint la flamme salutaire 12
Par intervalle encor trompe l’obscurité ; 12
Si tu veux écouter ma plainte solitaire, 12
Nous causerons à sa clarté. 8
25 Petite Muse, autrefois vive et tendre, 10
Dont j’ai perdu la trace au temps de mes malheurs, 12
As-tu quelque secret pour charmer les douleurs ? 12
Viens ! nul autre que toi n’a daigné me l’apprendre. 12
Écoute ! nous voilà seules dans l’univers, 12
30 Naïvement je vais tout dire : 8
J’ai rencontré l’Amour, il a brisé ma lyre ; 12
Jaloux d’un peu de gloire, il a brûlé mes vers. 12
« Je t’ai chanté, lui dis-je, et ma voix, faible encore, 12
Dans ses premiers accents parut juste et sonore. 12
35 Pourquoi briser ma lyre ? elle essayait ta loi. 12
Pourquoi brûler mes vers ? je les ai faits pour toi. 12
Si de jeunes amants tu troubles le délire, 12
Cruel, tu n’auras plus de fleurs dans ton empire ; 12
Il en faut à mon âge, et je voulais, un jour, 12
40 M’en parer pour te plaire, et te les rendre, Amour ! 12
Déjà je te formais une simple couronne, 12
Fraîche, douce en parfums. Quand un cœur pur la donne, 12
Peux-tu la dédaigner ? Je te l’offre à genoux ; 12
Souris à mon orgueil et n’en sois point jaloux. 12
45 Je n’ai jamais senti cet orgueil pour moi-même, 12
Mais il dit mon secret, mais il prouve que j’aime. 12
Eh bien ! fais le partage en généreux vainqueur : 12
Amour, pour toi la gloire, et pour moi le bonheur. 12
C’est un bonheur d’aimer, c’en est un de le dire. 12
50 Amour, prends ma couronne, et laisse-moi ma lyre ; 12
Prends mes vœux, prends ma vie ; enfin, prends tout, cruel ! 12
Mais laisse-moi chanter au pied de ton autel. » 12
Et lui : « Non, non ! Ta prière me blesse ; 10
Dans le silence, obéis à ma loi : 10
55 Tes yeux en pleurs, plus éloquents que toi, 10
Révéleront assez ma force et ta faiblesse. » 12
Muse, voilà le ton de ce maître si doux. 12
Je n’osai lui répondre, et je versai des larmes ; 12
Je sentis ma blessure, et je maudis ses armes. 12
60 Pauvre lyre ! je fus muette comme vous ! 12
L’ingrat ! il a puni jusques à mon silence. 12
Lassée enfin de sa puissance, 8
Muse, je te redonne et mes vœux et mes chants. 12
Viens leur prêter ta grâce, et rends-les plus touchants. 12
65 Mais tu pâlis, ma chère, et le froid t’a saisie ! 12
C’est l’hiver qui t’opprime et ternit tes couleurs. 12
Je ne puis t’arrêter, charmante Poésie ! 12
Adieu ! tu reviendras dans la saison des fleurs. 12
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